Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2013

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

 

Un livre que M. Roure n’a pas compris

 

 

Jean Bruchesi

 

 

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

 

M. du Roure a fait dernièrement la « critique littéraire »  de l’Appel de la Race. Comme il arrive parfois pour certains esprits peu enclins à la simple justice, « la critique littéraire »  s’est métamorphosée en charge à fond de train, non pas contre le roman, mais contre l’homme qui a pris le pseudonyme d’Alonie de Lestres. Les allusions semées un peu partout dans l’article laissent voir trop clairement le jeu de M. René des Roys du Roure.

 

M. René des Roys du Roure n’a pas toujours été professeur à McGill. Lorsqu’il débarquait jadis sur nos rives, alerte et pimpant, il prenait le chemin de l’université qui se nommait alors Laval. Depuis… les amours ont eu le temps de se transformer, M. du Roure a suivi la route de la transformation au bout de laquelle se dressait et se dresse encore une chaire bien dotée.

 

Cela explique maintes choses, et cela explique en particulier l’article de M. du Roure. On ne pouvait vraiment faire preuve d’une plus grande partialité. Avec beaucoup de tristesse dans l’âme, on constate, à la suite d’un autre Français venu un jour au Canada, la profondeur des  « abîmes creusés »  entre les Français de France et les Canadiens français.

 

N’insistons pas sur l'appréciation purement littéraire que donne M. du Roure sur l’Appel de la Race. M. l’abbé Camille Roy – qu’on n’accusera certes pas d’enthousiasme aveugle pour ce roman est tout aussi bon juge que M. du Roure. Dans sa critique, il n’a pas l’air de croire que l’auteur de l’Appel de la Race « manque de lettres », ou « ignore les moindres nuances de cette langue qu'il prétend défendre. »  S’il porte certains jugements un peu sévères, il sait toutefois souligner les « pages qui sont de la meilleure prose », « le vocabulaire remarquable de précision », « la langue abondante, forte et douce ». D’ailleurs en suivant le procédé de M. du Roure, qui consiste à prendre ici et là dans l’ouvrage, quelques expressions plus faibles, quelques phrases moins solides, sans indiquer les beaux passages, il est facile de condamner les meilleurs écrivains. Bien rares ceux qui peuvent y échapper.

 

M. du Roure a fait plus et pis encore. Il accuse Alonie de Lestres de « ne pas connaître l’usage de la particule nobiliaire ». A lire M. du Roure, on est porté à croire qu’il n’en sait pas plus long sur ce chapitre. La particule de placée devant un nom propre fait partie de ce nom. Si l’on écrit « les œuvres de Lamartine, de Montalembert », dans l’usage courant, on écrit par ailleurs « la terre des de Boucherville, des de Beaujeu, des de Lotbinière et non pas des Boucherville, etc. On écrira aussi la critique injuste de du Roure (sous-entendu : Monsieur) et non pas la critique de Roure (sous-entendu : Monsieur).

 

Ce n’est pas tout. M. du Roure donne entre autres exemples de solécisme, la phrase suivante :  « Il n’avait qu’à le vouloir pour gravir aux plus hautes postes ». Or gravir est tantôt neutre, tantôt actif. Il est actif et prend le complètement direct lorsqu’il signifie « grimper le long de » … On dira : gravir une pente. Mais quand le mot « gravir » signifie atteindre, monter à… il est neutre, et demande le complément indirect avec la préposition. M. du Roure aurait mieux fait de citer les jolies phrases : il y en a beaucoup dans l’Appel de la Race, beaucoup plus que dans l’article de M. du Roure.

 

 

* * *

 

 

Quant à la thèse elle-même de l’ouvrage, si M. l’abbé Roy ne rend pas tout à fait justice à l’auteur, selon nous, il ne donne pas au moins la preuve d’une partialité inconcevable, partialité que M. du Roure étale dans son article.

 

M. du Roure n’a pas encore saisi depuis le temps qu’il est au Canada, et ne saisira sans doute jamais le sens de nos luttes. Il n’a pas encore su distinguer notre âme de celle de ses compatriotes. Comment l’aurait –il fait d’ailleurs ? Certes pas en fréquentant les salons anglais et ceux de nos « snobs anglicisés » ! M. du Roure a-t-il seulement daigné s’apercevoir que nous avions, nous Canadiens français, une vie à nous ? Trop occupé à faire des mamours à nos concitoyens anglais, il n’a pas eu le temps de penser à nous. Autrement, il ne viendrait pas écrire que l’Appel de la Race est « une excitation à la haine et « un appel à la lutte de races ».  A-t-il seulement essayé de découvrir l’intention de l’auteur ? Dans l’affirmative, il ne le laisse pas voir.

 

Le problème des relations entre les deux grandes races qui habitent le Canada n’est pas nouveau ;  ce n’en est pas un à traiter à la légère. Il peut ne pas paraître angoissant pour M. du Roure qui n’est pas chez nous, mais il l’est réellement et avec combien de raison pour les fils de ceux qui ont lutté ici depuis plus de 150 ans, au nom de l’idéal français et catholique. Il l’est pour l’auteur de l’Appel de la Race, qui a écrit autres choses que des « romans historiques », et dont l’aïeul, aux premiers jours de la colonie, donnait son sang pour la défense du drapeau français. Il l’est enfin pour tous ceux qui veulent préparer l’avenir de la race, en inculquant dans l’âme de leurs compatriotes l’amour du seul pays que la loi naturelle les oblige à aimer d’abord : le Canada.

 

Que M. du Roure le veuille ou non, l’Appel de la Race, dans l’intention de l’auteur, est de montrer à ceux qui le lisent le danger pour les Canadiens français d’abdiquer leur personnalité et de trahir ainsi les intérêts les plus sacrés de cette même pensée française dont lui, M du Roure est si justement fier.

 

Nous savons bien, nous, ce que nos concessions nous ont rapporté depuis 150 ans. Des concessions ? De la politique conciliatrice ? Mais nous n’avons fait, nous ne faisons que cela. Que M. du Roure étudie notre histoire passée, qu’il fasse ensuite le bilan de nos concessions et de nos générosités. Et puis, qu’il le compare à celui de nos compatriotes anglais de tout le Canada, sous ce rapport. Il verra bien de quel côté incline la balance.

 

Non, le temps n’est pas aux concessions, mais au respect des droits de chacun. Et puisque M. du Roure fait allusion à la politique conciliatrice de Laurier, qu’il me permette de lui dire ceci : aux élections de 1917, quelque temps avant de terminer son œuvre, le vieux chef libéral, toujours vénéré, confessait à ses amis la faillite de sa politique quant au rapprochement entre les deux races. Et, en ce jour de décembre 1917, quels sont ceux qui ne lâchèrent pas pied et vinrent se grouper autour du great old man, comme pour faire une couronne à ses cheveux blancs ? Les Canadiens français de la bonne et fidèle province du Québec. Les autres, ceux à qui Laurier avait fait concessions sur concessions, croyant ainsi les unir à sa race ? A l’exemple des soldats de bois de l’Alglon, ils avaient fui.

 

Alonie des Lestres sait cela et encore une fois, il a voulu, par son livre, bien faire comprendre à ses compatriotes, la nécessité d’un développement en harmonie avec leur idéal, leur histoire et leur destinée. Il a voulu les convaincre, souvent malgré eux, que toutes les forces individuelles doivent s’unir pour la lutte et que, placés par Dieu sur cette terre d’Amérique, dans cette province de Québec, c’est là et non ailleurs qu’ils doivent défendre leur âme, leur langue et leur foi.

 

M. du  Roure ne l’a pas compris ou n’a pas voulu le comprendre. Il n’a pas compris également la théorie du  « coin de fer », « Théorie discutable », écrit-il. Non, elle ne l’est pas ! Quand un homme naît, il porte avec lui le fardeau des générations qui l’ont précédé. Ceux qui lui donnent la vie, lui donnent aussi une partie de leur âme, parfois toute leur âme, et nul ne peut renier son âme impunément. On ne détruit pas d’un coup de pouce ou de plume le trésor que lèguent les générations, et si, par lâcheté ou autrement, on le perd, un jour vient où le passé remonte à la surface. On doit avoir alors le courage de n’y pas résister.

 

M. du Roure admettra-t-il qu’advenant, en France, l’abdication des principes traditionnels dans une famille, par exemple, tous les membres de cette famille seraient à jamais perdus pour la race ? Le retour aux pratiques religieuses d’un bon nombre de ses compatriotes, depuis la guerre surtout, lui donne un formidable démenti.

 

« Mais, dira-t-on, le système vaut pour toutes les parties, et dans le cas de l’Appel de la Race, il vaut pour Maud Fletcher. »  Oui, il vaut pour Maud Fletcher, et c’est parce qu’elle peut invoquer ce système que le livre d’Alonie de Lestres  a plus de poids encore.  « De ton malheur accuse-toi d’abord toi-même, dit une voix intérieure à Jules de Lantagnac. La faute première tu l’as commise, il y avait vingt-trois ans ... par ton mariage. »  Et la conclusion du roman s’impose : ne pas risquer son bonheur, ne pas engager son avenir, ne pas s’exposer à mettre les uns contre les autres, les droits de la famille et les droits de la race, par des mariages mixtes.

 

D’ailleurs, si tous les Canadiens français avaient suivi ou suivaient l’exemple du premier Lantagnac, que resterait-il du trésor apporté en Amérique par les hommes qui s’appelaient Cartier, Champlain, de Laval, Frontenac et Montcalm, trésor défendu par eux, par les petits et les humbles, par leurs descendants dans une lutte opiniâtre contre la force du nombre et de l’argent ? A peine un souvenir. Qui soutiendrait encore le flambeau de la pensée française, en Amérique ? Sûrement pas ceux dont M. du Roure s’intitule le défenseur.

 

Si Alonie de Lestres a fait preuve d’une très grande sévérité, non pas pour toute « la bourgeoisie canadienne-française », mais pour bon nombre de ses membres, ce n’est pas sans raison. Il n’a peut-être jamais pénétré dans les salons des  « snobs anglicisés, » ni par la porte des familiers, ni par « l'escalier de service. » (Tiens ! Dans les milieux que fréquente M. du Roure, on peut pénétrer dans les salons par les escaliers de service ? Pas dans les nôtres, M. du Roure). Mais d’autres que lui, d’autres que M. du Roure y ont pénétré parfois et peuvent affirmer, exemples en mains, la trop triste vérité que souligne Alonie des Lestres.

 

L’auteur de l’Appel de la Race aurait pu apprendre, dans les salons, d’après M. du Roure, « qu’une garçonnière n’est pas une jeune fille qui fume la cigarette. » Il aurait pu, en tous cas, y apprendre qu’une « garçonnière » est autre chose encore. Il vaut mieux ne pas définir.

 

Au lieu de se fâcher tout rouge, le professeur de littérature française à McGill aurait mieux fait de bien comprendre c’était facile – qu’Alonié de Lestres ne s’attaquait pas à toute notre société, mais à certaines personnes de cette société. Je ne crois pas que M. du Roure eût pensé de la même façon si l’auteur avait été un Français mettant ses compatriotes d’Alsace-Lorraine ou d’ailleurs, en garde contre le danger de l’assimilation, les conjurant de rester fidèles à eux-mêmes et fustigeant ceux qui trahissent, ou fléchissent.

 

Il y a encore l’accusation contre les procédés qu’emploie Alonié de Lestres pour mettre ses héros en excellente posture. Elle ne se justifie pas. L’auteur voulait soutenir une thèse, faire davantage impression sur les lecteurs ; il tenait à souligner le danger que M. du Roure persiste à ne pas voir. Vraiment, il faut être mal intentionné pour parler « d’attaques contre la race anglaise », en se fondant sur quelques caractères particuliers décrits par Alonié de Lestres. Comme s’il fallait juger la race allemande, italienne ou espagnole sur les descriptions individuelles qu’en donnent les auteurs français eux-mêmes.

 

M. du Roure aurait cru manquer à son devoir, s’il n’avait, en passant, essayé de mordre les nationalistes et fait allusion à la dernière guerre.

 

La plus éclatante marque de sympathie que Lantagnac pouvait donner à la France, c’était de revenir lui-même à ses origines, de refaire son âme à la française, et de gagner à la noble cause des siens les membres de sa famille. Ne parlez pas de reproche de M. du Roure. Cette sympathie manifestée par notre attachement à la langue, aux coutumes et à la foi venues de France, cette sympathie caractérisée par une lutte opiniâtre et une lutte sans alliés, vaut bien, je pense, celle de certains Français, seraient-ils conférenciers de l’Alliance française.

 

Enfin, nous sommes surpris de voir un homme de la position et du caractère de M. du Roure, donner la preuve d’une partialité presque sans exemple, d’un manque total de justice et de délicatesse. M. du Roure parle de cette « œuvre patiente à laquelle travaillent les esprits clairvoyants et modérés. » Qu’il s'emploie donc à rectifier l’erreur qu’on a faite l’automne dernier, en donnant en France au baccalauréat des universités anglaises du pays la même valeur qu’à celui de nos universités canadiennes-francaises. Ne représente-t-il pas les universités au consulat français ? Ce serait mieux servir l’union qui doit exister entre les gens de langue française des deux pays.

 

On se demande en terminant si M. du Roure aura la délicatesse de démissionner, comme membre du jury chargé de distribuer les prix de littérature, à Québec. Nommé à ce poste par un gouvernement censé représenter le peuple, pour distribuer l’argent du peuple à des écrivains, a-t-il bien le droit de donner une appréciation aussi partiale sur un livre dont le jury aura certainement connaissance ?

 

Source : Jean BRUCHESI, « Un livre que M. Roure n’a pas compris », dans Le Devoir, 26 décembre 1922, pp. 1-2. Article transcrit par Amanda Bennett. Révision par Claude Bélanger. Les erreurs typographiques évidentes ont été corrigées.

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