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Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents
Notre littératureL'Appel de la race et l'oreille contemporaine
par
Jean Blain
Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race
C'est avec une précautionneuse insistance sur l'aspect documentaire de l'oeuvre qu'on vient d'entreprendre la cinquième édition de l'Appel de la Race du chanoine Lionel Groulx (1). De la sorte, on semble avoir définitivement fixé l'appartenance de cet ouvrage à un passé révolu que s'est donné pour mission de faire revivre une introduction presque aussi considérable que le roman lui-même.
Dès les premières pages de cette introduction, M. Bruno Lafleur s'applique consciencieusement à la tâche de prévenir les objections que la lecture de l'Appel de la Race pourrait susciter chez les intellectuels de la génération présente. Ces jeunes penseurs "qui se veulent chrétiens et philosophes" - on semble placer toute la jeunesse intellectuelle sous la bannière de Cité Libre - constitueraient à l'avance, selon M. Lafleur, des adversaires irréductibles. "II ne faut pas se faire d'illusions : ce n'est pas une réédition de l'Appel de la Race, même précédée d'une longue préface, qui changera grand-chose à la mentalité de ces jeunes intellectuels." Aussi le préfacier craint-il, sans l'avouer, leur superbe dédain susceptible de se manifester tant au sujet des implications nationalistes de l'oeuvre que de sa valeur littéraire. La concession s'avérant une arme sans réplique, il ne se privera pas de l'utiliser. Après avoir rappelé les circonstances historiques dans lesquelles fut écrit l'Appel de la Race, et exposé les principales données du nationalisme de 1922, qui poussait une pointe séparatiste, M. Lafleur conclut : "Vues de l'esprit, chimères, rêves éveillés, dira-t-on. Oui, sans doute, dans une certaine mesure." On peut déplorer qu'il n'ait pas explicité sa restriction. Qu'est-ce qui est chimère dans ce nationalisme de 1922 et qu'est-ce qui ne l'est pas ? Or c'est précisément en dégageant les valeurs de fond, les valeurs permanentes du nationalisme de 1922 idéalisé dans l'Appel de la Race qu'il aurait pu montrer que l'ouvrage rencontre encore les préoccupations de la génération actuelle. Au lieu de quoi il déclare, soupçonneux, "qu'il ne faut pas sourire, d'un tiers de siècle à l'autre, des efforts de pensée et de recherche". Mais d'où vient cette prétention que le roman du chanoine Groulx, réédité sans préface "comme un cheveu sur la soupe" eût fait sourire les intellectuels d'aujourd'hui.
De 1922 à 1955
M. Lafleur prend de telles précautions à l'égard des jeunes "qui se veulent trop d'avant-garde", et dont il craint les railleries, il oppose si bien, sur le plan de la réalité nationale, les intellectuels de 1922 à ceux d'aujourd'hui que le lecteur a l'impression qu'il n'y a plus rien de commun entre eux. Il a beau, par ailleurs, déclarer que l'ouvrage s'adresse à ceux qui "peuvent encore opter pour une juste conciliation entre les aspirations d'hier et celles d'aujourd'hui", il a beau mentionner que "la jeunesse de 1925 ou 1930 ne différait pas tellement, dans ses aspirations profondes, de celle de 1955", il ne voit lui-même de commun dénominateur que dans l'ordre de ces réalités assez vagues qu'il nomme "exigences", "besoin d'idéal", "appel de justice". A ce compte, les jeunes générations de tous les lieux et de tous les temps se ressemblent! Il explique très bien que l'apparentage des doctrines nationalistes canadiennes-françaises et françaises a fait naître une monstrueuse confusion dans les esprits, mais il a le tort de laisser entendre qu'elle est irrémédiable, qu'elle s'est produite un moment donné et que, depuis lors, un abîme sépare l'idéologie nationale de 1922 des exigences d'ordre planétaire de la jeunesse actuelle. "Ce n'est pas tellement l'histoire, dit M. Lafleur, que les nouveaux penseurs ignorent; c'est le passé qu'ils suppriment". L'affirmation est d'un absolu qui gauchit quelque peu la réalité. Sous les diverses étiquettes dont se pare l'activité des intellectuels canadiens-français d'aujourd'hui, il est possible d'apercevoir non pas une doctrine peut-être, mais un esprit nationaliste - exactement le même que celui de 1922 - auquel bien peu peuvent échapper. Car enfin, il faut se rendre compte que le nationalisme canadien-français n'est pas à l'origine le résultat de desseins réfléchis et volontaires, mais qu'il est conditionné par des faits historiques indépendants de nous, en particulier la situation précaire où nous a plongés la Conquête et d'où nous ne sommes jamais sortis. Considéré à ce niveau de l'instinct vital, l'appel de la race est un cri de détresse qu' on ne peut pas ne pas entendre, et le nationalisme - si le terme est galvaudé, s'il sème l'effroi chez quelques-uns, qu'on le change - est bel et bien une attache sans brisures qui relie les vieilles générations à la nôtre. Les intellectuels d'aujourd'hui ne peuvent pas "supprimer" le passé; c'est pourquoi, je ne doute pas que la contexture nationaliste du roman du chanoine Groulx puisse encore les rejoindre. C'est pourquoi aussi il semble injuste de présenter ce roman comme un document que l'absence d'exégèse eût laissé indéchiffrable ou ridicule. Injuste pour l'oeuvre dont on fait un texte d'archives; injuste aussi pour la génération actuelle à qui on prête bien peu de discernement.
Nationalisme logique
Tout naturellement, celle-ci fera bon marché des exagérations oratoires du nationalisme de 1922 et des implications qui étaient alors d'une brûlante actualité et qui n'ont plus aujourd'hui aucune signification. Elle lui reprochera surtout d'être trop doctrinal, point suffisamment humanisé. Mais elle devra convenir que dans sa tendance séparatiste, dans sa vision d'un Québec pleinement autonome, ce nationalisme était d'une rigoureuse logique. Chimère ? Oui, bien sûr, mais ce n'est pas parce qu'une solution est inapplicable qu'elle cesse d'être nécessaire. Ce séparatisme était plus sain, en tout cas, que les formules du nationalisme mitigé de 1910 auquel nous sommes revenus après l'éclair de 1922 et qui fonde ses revendications sur une égalité juridique illusoire. Celui-ci allie à la chimère l'illogisme. Un peuple vainqueur ne compose pas avec un peuple de vaincus. Tous les statuts juridiques n'y peuvent rien.
Sans doute, l'Appel de la Race, même s'il fut rédigé alors que s'élaborait la pensée séparatiste et qu'on s'apprêtait à recueillir le débris québécois d'une Confédération croulante, se ressent beaucoup de l'influence du nationalisme doctrinal de Bourassa où le faux compromis de deux races, présenté non comme un modus vivendi mais comme un idéal, ne peut aboutir qu'à la désagrégation accélérée de la plus faible. Nous y trouvons, par exemple, ce commentaire fallacieux de l'alliance LaFontaine-Baldwin qu'on nous a seriné au point qu'il est reçu encore aujourd'hui comme un axiome : "Ici ni vainqueur, ni vaincu, ni race supérieure, ni race inférieure. C'est l'égal qui traite avec un égal. Les deux hommes sur le même plan." Nous y trouvons aussi un conservatisme exagéré, un sens étriqué de la tradition, et surtout l'union dangereusement intime de la langue et de la foi qui, pour une bonne part, a contribué à la défaveur du mouvement nationaliste.
Par contre, on y voit des réflexions judicieuses comme celle que Lantagnac, le héros, adresse à son beau-père, vieil Anglais entêté : "Entre vos compatriotes et les miens, M. Fletcher, subsiste, je le crains une grande équivoque de fond. Les vôtres en ce pays, rêvent d'un accord dans l'uniformité, les miens veulent le maintien de la diversité." Voilà, on ne peut mieux posés [sic] les termes du problème soulevé par les événements de 1760 et qui n'est pas encore résolu.
Vouloir ou pouvoir ?
Hélas ! Lantagnac se met ensuite à raisonner en juriste comme trop de ses pères. Il poursuit : "La vraie bonne entente est possible, mais à une condition ... C'est que les Anglo-Saxons acceptent enfin le fait fédératif, avec toutes ses conséquences dans l'ordre politique, national, social et religieux. Franchement, sans plus ruser ni équivoquer, veulent-ils abdiquer une bonne fois leur prétention de tout niveler sous le couperet de l'orgueil ethnique ? Veulent-ils ne plus prétendre à la communauté de la patrie par la communauté de la race ? Le veulent-ils ? Tout est là."
Le beau-père aurait pu répondre cette vérité que l'histoire confirme : Non, ils ne le veulent pas et, surtout, ils ne peuvent pas le vouloir.
Alors ? alors, il reste l'idéal de Lantagnac qui "voyait poindre le jour où, pleinement émancipée, maîtresse d'un territoire qui aurait l'unité géographique, administrant elle-même ses forces morales et matérielles, sa race reprendrait, dans la pleine possession de ses destinées, le rêve ancien de la Nouvelle-France."
La bonne direction
Cette vision, toute vaine qu'elle est, a quand même l'immense mérite de nous indiquer la bonne direction. Je veux dire qu'elle nous enseigne à être séparatistes autant que le permettent les circonstances et la race vainqueur, c'est-à-dire à utiliser à fond les cadres provinciaux incomplets que nous possédons, sans nous laisser abuser trop par les mirages du "bi-ethnisme", du bilinguisme et de la bi-culture. Car enfin, il reste indéniable - même si le sujet semble tabou - que le Canada est fondamentalement, sur le plan des collectivités raciales et non sur i le plan des individus, l'adversaire conscient ou inconscient du Québec, tout comme les Etats-Unis le sont vis-à-vis le Canada et bien davantage encore, étant donné l'insuffisance constitutionnelle de notre armature politique.
L'Appel de la Race, qui se termine sur ce rêve impossible de Lantagnac, est un des rares ouvrages, avec ce qui constitue jusqu'à un certain point son correspondant doctrinal, l'enquête de l'Action Française sur Notre avenir politique, publiée en 1923, qui fassent état de ce principe de base du nationalisme canadien-français. A ce titre, il est plus au point, plus actuel que nombre d'autres apologies du nationalisme qui paraîtront par la suite et où cette vision de l'inapplicable mais unique solution adéquate aura disparu, entraînant avec elle le sens que doit prendre une action canadienne-française réaliste.
J'ai dit faire état. Car je ne voudrais pas donner à entendre que la doctrine de l'Appel de la Race est tout à fait cohérente. Au contraire, elle souffre de multiples contradictions dont la moindre n'est pas de nous présenter deux idéals à la fois : celui d'un pacte fédératif intégralement respecté (reliquat du nationalisme traditionnel) et celui d'un Québec en "pleine possession de ses destinées". Au surplus, le rêve de Lantagnac s'élabore de façon négative et se donne comme le résultat souhaité de la faillite de 1867, faillite qu'on impute erronément non au régime mais aux hommes. (Cette passivité servira plus tard aux nationalistes de 1922 de prétexte à nier qu'ils aient jamais prêché le séparatisme. Il ne faut pas se laisser abuser par les termes.) Mais cet éclair de vérité, si faible, si embrumé qu'il soit, il nous aura suffi - la littérature nationaliste nous ayant rendus peu exigeants - de le trouver dans le roman du chanoine Groulx pour que l'ouvrage prenne un sens actuel.
Nationalisme qui s'humanise
Nous vivons à une époque confuse. Le nationalisme traditionnel, celui de 1910, mal intégré, trop revendicateur, faussement appuyé sur une égalité juridique illusoire a subi des attaques de fond. On l'a forcé – je devrais dire on le force - à se réorienter. Or, nous assistons actuellement à cette phase pénible et peut-être très longue de la transformation où l'être, de quelque ordre qu'il soit, prend une allure monstrueuse en unissant ce qu'il était hier à ce qu'il sera demain. Mais on peut distinguer déjà que le nationalisme d'aujourd'hui s'humanise peu à peu, qu'il se libère des cadres étroits de la langue, du droit et de la terre. On distingue aussi qu'il s'occupe plus volontiers des structures qui lui appartiennent en propre. Quel est le sens de cette multitude stupéfiante de rapports présentés à la Commission Tremblay, sinon le désir généralisé que le gouvernement canadien-français du Québec prenne une fois pour toutes ses responsabilités afin que les autorités anglaises d'Ottawa ne s'autorisent plus de son incurie pour agir à sa place. Au fond, si on ne se laisse pas leurrer par les mots, ce désir manifeste-t-il autre chose que la volonté de se soustraire à l'influence du Canada anglais, de se "séparer", autant qu'il est possible, de cet écrasant voisin. Entreprise séparatiste donc ? Pourquoi pas. D'ailleurs, le Rapport Massey est-il lui-même autre chose qu'un manifeste séparatiste dirigé contre l'emprise américaine ? Ce n'est pas d'hier qu'on sait que le salut des collectivités ethniques est dans l'autonomie complète. Notre tort à nous a été de confondre, depuis 1842, dans un tout édénique où, bien entendu, nous représentions surtout les valeurs spirituelles, l'autonomie canadienne et l'autonomie canadian. La réaction séparatiste - ici encore changeons le vocable s'il nous agace trop - n'est que normale et salutaire.
Pour la génération actuelle
L'Appel de la Race a quelque chose à communiquer à la génération actuelle, ai-je affirmé depuis le début. On me reprochera d'avoir réduit cette génération à ceux qui croient encore au nationalisme. Mais justement, est-il besoin d'y croire pour le pratiquer ? Le nationalisme en s'intégrant descend au niveau des fonctions vitales. Il est aujourd'hui plus inconscient que militant. Je ne crois pas que ceux qui l'ont attaqué avec le plus de vigueur, ces intellectuels aux préoccupations sociales dont parle M. Lafleur, soient en réalité des adversaires irréductibles. Ce qu'ils ont vu, ce qu'ils combattent chez nous, ce sont les attitudes réactionnaires, le Catholicisme-paravent, la morale négative, le pharisïasme, les tendances anti-sociales et bien d'autres choses encore. Ils ont cent fois raison. Que ces maux dont l'histoire explique aisément les origines aient été intensifiés par les exagérations d'une doctrine nationaliste mal comprise, mal assimilée, qui confine au négativisme, je ne crois pas qu'on en puisse douter. Mais qu'y a-t-il dans tout cela qui s'oppose au principe du nationalisme lui-même qui n'est au fond que l'instinct de conservation transposé dans l'ordre des collectivités ethniques ?
M. Lafleur, fort scandalisé, cite ce passage de Jean Le Moyne tiré d'un numéro de Cité Libre: "On frémit à la pensée de ce qui arriverait à un peuple canadien-français constitué en Etat indépendant". Bien sûr qu'il y a là de quoi frémir ! Précisément parce que les maux dont nous parlons plus haut n'ont pas encore été extirpés, et que cet Etat indépendant, s'il se réalisait aujourd'hui, transformerait le Québec en un bled étouffant. La phrase de Jean Le Moyne, si je ne m'abuse, s'applique à la situation actuelle et ne se donne pas comme un principe à valeur absolue. Et je comprends .qu'il continue : "Notre unique sauvegarde, sur le plan des circonstances, réside dans le fait que nous partageons le pays avec une majorité anglo-saxonne et protestante". Prise dans son contexte d'actualité, cette remarque n'a pas de quoi faire sursauter. Elle n'est même pas antinationaliste. Elle souligne simplement et avec justesse que l'apport anglo-saxon, sa puissance, sa vitalité, sa libéralité - l'exemple qu'on apporte le plus souvent est celui de la Société Radio-Canada - corrige actuellement jusqu'à un certain point l'inanité québécoise.
Ce qu'il ne faut pas perdre de vue ici, c'est le sens de l'évolution. La jeune génération qui pense aujourd'hui aisément comme Jean Le Moyne - les progrès en ce domaine ont été extrêmement rapides depuis quelques années - finira par se retrouver aux postes de commande de la société canadienne-française. Aura-t-on alors le même frisson à la pensée d'un Québec indépendant ? Ces intellectuels avancés que vise M. Lafleur dans sa préface - ils paraissent déjà beaucoup moins avancés qu'il y a cinq ans - nous invitent avant tout à travailler sur nousmêmes. En quoi leur doctrine n'est pas le moindrement incompatible avec une saine idéologie nationaliste.
Il reste toutefois la dangereuse équivoque de considérer le contact anglo-saxon comme une panacée définitive. Ceux qui s'y sont laissés prendre ont en réalité opté pour le mieux-être de l'individu ou des collectivités infranationales au détriment de l'ethnie canadienne-française. Ce sont des Lantagnac d'avant la conversion, mais avec en plus ce leurre terrible qu'ils ne sont pas conscients de leur option. Pour ceux-là, l'appel de la race devra se faire autrement retentissant.
(1) Chez Fides, Collection du Nénuphar, 1956.
Source : Jean Blain, « Notre littérature. L’appel de la race et l’oreille contemporaine », dans l’Action nationale, vol. 45, No 8, avril 1956, pp. 717-726. Les erreurs orthographiques évidentes ont été corrigées. Transcription par Amanda Bennett et Claude Bélanger. Retour à la page de la controverse sur l'Appel de la Race
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© 2013
Claude Bélanger, Marianopolis College |