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Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents
Contexte du discours de L.-H. La Fontaine (1842)
[Ce texte a été rédigé par Thomas Chapais. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document. Pour le texte du discours, voir le document suivant.] Quant on parcourt la correspondance officielle et confidentielle de sir Charles Bagot, durant les mois et les semaines qui précédèrent l'ouverture de la session de 1842, on se rend compte des difficultés de la situation dans laquelle il se trouvait, et de l'incertitude où il devait être quant au choix de la route à suivre. Deux de ses aviseurs les plus clairvoyants lui conseillaient de faire appel aux chefs du parti réformiste, pour éviter la mise en échec du gouvernement et pour faire fonctionner normalement l'administration. Lui-même constatait l'erreur commise par lord Sydenham, et comprenait que le vrai moyen de mettre fin à l'imbroglio politique était de faire participer la majorité bas-canadienne à l'exercice du pouvoir. Mais d'autre part, faire cela, c'était rompre avec toute la tradition gouvernementale de Downing Street, c'était aller à l'encontre de la politique préconisée par lord Durham, c'était adopter une ligne de conduite contraire aux idées, aux doctrines, aux préjugés des ministres britanniques, de sir Robert Peel et surtout de lord Stanley.
Celui-ci, durant le cours de l'été, multipliait ses dépêches au gouverneur pour lui recommander la prudence, une ferme attitude, et le mettre en garde contre le danger d'appeler au pouvoir des hommes dont la loyauté, suivant lui, était suspecte. Le secrétaire colonial conseillait à sir Charles Bagot de recourir à la séduction, à l'appât des places, aux conquêtes individuelles, afin de désagréger la majorité bas-canadienne. De son côté, le gouverneur faisait observer au ministre que cette tactique serait illusoire; les Canadiens français qui, individuellement, accepteraient des positions officielles, seraient considérés comme des « vendus » et perdraient toute influence. Mais lord Stanley insistait; il appelait sir Robert Peel, le premier ministre, à la rescousse. Et celui-ci répondait qu'il fallait encourager le gouverneur à la résistance, en adoptant une attitude ferme et modérée (1).
Au milieu de tout ce va-et-vient de dépêches le temps s'écoulait rapidement. La date fixée pour la réunion de la législature arriva bientôt, et la situation restait la même. Sir Charles Bagot croyait sans doute qu'il était plus sage d'attendre à la dernière minute pour prendre une décision dont il comprenait la gravité et ne se dissimulait pas les conséquences (2). Le 8 septembre, jour de l'ouverture de la session, le gouverneur alla rencontrer les Chambres et prononça un discours du trône dont le ton calme contrastait avec l'excitation politique qui animait les cercles parlementaires. Il y était question de la mort prématurée de lord Sydenham, de la naissance du prince de Galles, de la conclusion du traité d'Ashburton, d'amendements à l'acte municipal, de la garantie d'un emprunt, de la réorganisation de la milice, etc. Aussitôt après la lecture du discours officiel, M. Draper proposa qu'il fût pris en considération le lundi suivant, 12 septembre.
Manifestement, on marchait à une crise parlementaire. Le ministère était voué à la défaite. Il ne pourrait résister à l'hostilité des deux groupes réformistes, auxquels allaient se joindre, affirmait-on, les votes du groupe tory dirigé par sir Allan MacNab, qui n'aurait pas reculé devant une alliance avec le parti de M. La Fontaine (3). Attendre la défaite pour entamer des pourparlers avec celui-ci, c'était une faute de tactique évidente. A un moment où la pratique du gouvernement constitutionnel était dans l'enfance, la prérogative de la Couronne eût semblé fâcheusement amoindrie, en capitulant devant un vote parlementaire. Sir Charles Bagot avait trop de sens politique pour ne pas le comprendre. Depuis des mois qu'il étudiait la situation, il avait dû forcément se convaincre qu'il fallait trouver le moyen de faire assumer par les Canadiens français leur part d'autorité et de responsabilité dans l'administration de leur pays. Et malgré les instructions et les directions pressantes de lord Stanley, il avait fini par se persuader que son devoir envers la Couronne et envers le Canada était de prendre l'initiative, de diriger les événements, au lieu de les subir, et d'assurer ainsi le fonctionnement normal de la constitution. Animé de ces sentiments, et d'ailleurs fortement avisé dans ce sens par ses principaux conseillers, il résolut d'agir à ses risques et périls. Profitant de l'ajournement du dangereux débat sur l'adresse, dès le samedi, 10 septembre, il fit mander M. La Fontaine et il eut avec lui une première entrevue, suivie d'une autre, le lendemain.
Dans ces conversations, le gouverneur exposa au chef bas-canadien combien il lui semblait désirable que l'élément canadien-français prêtât son concours à l'administration du pays. Pour atteindre cet objet, il était prêt à offrir à M. La Fontaine le poste de procureur général du Bas-Canada, en lui laissant le choix d'un solliciteur général pour la même province (4). Il lui offrait en même temps l'adjonction au ministère d'un autre Canadien français qui serait nommé commissaire des terres de la Couronne (5). Telles étaient en somme les propositions de sir Charles Bagot, dans ses premières entrevues avec M. La Fontaine.
Celui-ci ne les repoussa pas péremptoirement. Mais il formula des objections, et demanda du temps pour consulter ses amis. Il insistait avec raison sur l'entrée de M. Baldwin dans le gouvernement; il en faisait une condition sine quâ non de sa propre acceptation. Mais ce dernier ne pouvait pas plus consentir à être le collègue de M. Sherwood que de M. Draper. Et, pour être assuré de l'influence légitime qu'il avait le droit d'exercer, il allait exiger qu'un autre député de son parti devint aussi membre du gouvernement.
Le lundi, 12 septembre, tout était encore en suspens. Mais la rumeur commençait à circuler que de graves pourparlers se poursuivaient. A la séance de ce jour, la prise en considération du discours du trône fut ajournée au lendemain. On conçoit l'agitation qui régnait dans les cercles politiques. Les différents groupes tenaient incessamment conseil. Les nouvellistes se donnaient du champ. Les pronostics allaient grand train. Les discussions faisaient rage. On respirait une atmosphère de crise. Le 13 septembre, qui semblait devoir être le jour décisif, les tribunes de la Chambre étaient encombrées d'une foule avide d'assister à tine séance historique Lorsque l'adresse en réponse au discours du trône eut été proposée par MM. Fortier et J.-S. Macdonald, monsieur Draper prit la parole; on peut facilement imaginer au milieu de quel silence et de quelle anxieuse attention. Il fut comme toujours éloquent et habile. Il commença par déclarer que, depuis la publication de la célèbre dépêche de lord John Russell (6) il avait reconnu qu'aucun gouvernement ne devait être maintenu sans la confiance de la Chambre et du pays. Comme conséquence, il avait toujours estimé que, pour l'application pratique de ce principe, il fallait que le corps important des représentants canadiens-français prit part à l'administration des affaires. Il n'avait pu faire prévaloir cette opinion sous le gouverneur précédent. Et ici, il informa la Chambre que, durant la dernière session, il avait offert deux fois sa démission comme procureur général, ce qui fut sans doute une surprise pour plusieurs. Il ajouta que, durant les dernières quarante-huit heures, il l'avait offerte pour la troisième fois, afin de ne pas être un obstacle à la reconstitution du gouvernement sur une base ferme et satisfaisante. Dans les négociations nécessaires pour déterminer un tel résultat, il avait tenu à ce qu'il ne fût fait aux honorables membres de l'opposition aucune offre que des hommes d'honneur ne pussent accepter. M. Baldwin ayant donné sa démission parce que lord Sydenham refusait d'appeler au Conseil exécutif les chefs du parti canadien-français, ceux-ci ne pouvaient honorablement entrer au gouvernement sans lui. C'est pourquoi il ne leur avait fait aucune proposition où ne fût pas inclus le député de Hastings. Ceci devait nécessairement l'exclure lui-même et c'est pour cette raison qu'il avait donné sa démission. Lui et ses collègues (7) avaient exposé ces considérations à M. La Fontaine, le chef de la députation canadienne-française. Il ne lui appartenait pas de dire pourquoi ces propositions avaient été rejetées. Mais quels que fussent les motifs qui eussent dicté ce refus, il espérait encore voir le jour où une telle union pourrait être conclue, et où le principe d'administrer le gouvernement suivant les voeux du peuple serait loyalement suivi (8).
Ces paroles de M. Draper ne pouvaient manquer de produire sur la Chambre une profonde impression. Mais l'intérêt de l'auditoire fut porté à son comble quand l'orateur annonça qu'il allait donner lecture d'une lettre du gouverneur à M. La Fontaine. Cette communication extraordinaire était l'effort suprême fait par sir Charles Bagot pour déterminer la solution de la crise. Il avait écrit cette lettre et l'avait remise entre les mains de M. La Fontaine ce jour-là même, une couple d'heures avant la séance de la Chambre. Dans ce document, sir Charles Bagot offrait au chef des réformistes bas-canadiens le poste de procureur général du Bas-Canada. Il mettait de plus à sa disposition celui de solliciteur général pour la même province, et celui de commissaire des terres de la Couronne avec siège au Conseil exécutif. Il ajoutait que M. Baldwin pourrait être appelé à faire partie de l'administration comme procureur général du Haut-Canada. Il serait aussi loisible à M. La Fontaine de désigner un homme de son choix pour la place de greffier du Conseil exécutif, en ce moment vacante. Le poste de solliciteur général du Haut-Canada, occupé par M. Sherwood, resterait un sujet de délibération ultérieure. Enfin, MM. Ogden, procureur général du Bas-Canada, et Davidson, commissaire des terres, qui devraient résigner leurs fonctions, recevraient une pension comme indemnité pour le sacrifice exigé d'eux (9).
Comme nous l'avons vu, c'était peu de temps avant la séance de la Chambre — pour être plus précis, à une heure après-midi — que le gouverneur mettait ces propositions devant M. La Fontaine. Celui-ci, dans cette entrevue forcément très brève, tout en manifestant sa haute appréciation de la demande faite par le représentant de la Couronne avait exprimé son regret de ne pouvoir donner une réponse affirmative, mentionnant comme le principal obstacle la question des pensions aux ministres démissionnaires. Il avait alors pris congé du gouverneur. A peine une heure plus tard, quelques minutes avant la séance de la Chambre, M. Draper l'avait informé qu'il allait communiquer à l'Assemblée la lettre de sir Charles Bagot, ce qui ne pouvait manquer de mettre M. La Fontaine dans une situation difficile. C'était là, d'ailleurs, ce que s'était proposé le gouverneur. En adoptant ce moyen, (lui manquait peut-être d'orthodoxie parlementaire, il avait eu en vue de faire connaître à la masse des réformistes bas-canadiens quelles libérales propositions il avait faites à leur chef, et de les induire à exercer sur celui-ci une pression afin de les lui faire accepter.
Tout d'abord cette tactique ne sembla pas devoir produire l'effet désiré. M. Baldwin avait donné avis qu'il soumettrait une motion en amendement à l'adresse. Il la proposa, en prononçant un discours très combatif contre le ministère. Il prit texte des déclarations de M. Draper pour lui reprocher de n'avoir pas agi, sous lord Sydenham, conformément aux sentiments qu'il exprimait aujourd'hui. Pourquoi avait-il attendu douze ou dix-huit mois? Le chef réformiste haut-canadien attaqua aussi le gouvernement sur plusieurs points spécifiques. Et il demanda à la Chambre d'adopter sa motion, qui se terminait par ces mots : « Nous croyons que nous devons à notre souverain, à notre pays, et à son Excellence elle-même, de lui exposer respectueusement que nous n'avons pas confiance dans les conseillers actuels de son Excellence » (10).
Commencé sur ce ton, le débat fut long et acrimonieux. Il y eut des paroles vives échangées entre M. Aylwin et M. Hincks. Sir Allan MacNab fut, comme d'habitude, très violent. D'autres orateurs, entre autres, M. Denis-Benjamin Viger, prirent la parole. Mais le discours que l'on devait sans doute attendre avec le plus d'impatience, était celui de M. La Fontaine. Quel commentaire allait-il faire de la lettre du gouverneur à son adresse? Quelles explications allait-il donner? Nous nous imaginons aisément au milieu de quel émouvant silence il dut commencer son discours. On connaît l'incident qui en marqua le début. M. La Fontaine parlait en français. Un ministre, M. Dunn, lui ayant demandé de parler en anglais, l'orateur lui adressa cette noble et émouvante réponse : « On me demande de prononcer dans une autre langue que ma langue maternelle le premier discours que j'aie à faire dans cette Chambre. Je me défie de mes forces à parler la langue anglaise. Mais je dois informer les honorables membres que, quand même la connaissance de la langue anglaise me serait aussi familière que celle de la langue française, je n'en ferais pas moins mon premier discours dans la langue de mes compatriotes canadiens-français, ne fut-ce que pour protester contre cette cruelle injustice de l'Acte d'Union qui tend à proscrire la langue maternelle d'une moitié de la population du Canada. Je le dois à mes compatriotes, je le dois à moi-même ».
M. La Fontaine fit ensuite le récit des pourparlers qui avaient eu lieu entre lui et le gouverneur général. Nous en avons déjà donné un résumé. Les points d'entente mutuelle étaient l'entrée dans le gouvernement de trois membres du parti réformiste bas-canadien, et aussi de M. Baldwin chef des réformistes haut-canadien. Les points de dissidence étaient la démission de M. Sherwood pour faire place à tin partisan de M. Baldwin, qui ne voulait pas entrer seul, et les pensions que sir Charles Bagot voulait faire accorder à M. Ogden, procureur général du Bas-Canada, et à M. Davidson, commissaire des terres, pour les indemniser de la perte de leurs charges. C'était sur ces trois points que l'on n'avait pu s'accorder.
Les explications de M. La Fontaine révélèrent aussi une particularité importante. Il avait d'abord été question de son entrée dans le ministère avec un de ses amis « comme un commencement de justice envers ses compatriotes ». Cela aurait peut-être pu se faire, sans manquer à la loyauté envers M. Baldwin,qui n'y aurait pas mis d'obstacles, s'il avait été entendu que les deux nouveaux conseillers exécutifs pour le Bas-Canada auraient conservé leur liberté d'action relativement aux mesures du gouvernement. Le gouverneur avait considéré une telle condition inacceptable. « Son Excellence avait raison, ajouta M. La Fontaine; car c'eût été contraire à l'action du gouvernement responsable récemment introduit dans notre constitution, principe que j'approuve, quoique malheureusement, sous l'administration du prédécesseur de Son Excellence, on lui ait donné une fausse direction dans la politique. Il nie fallait donc, moi et mon ami, assumer la responsabilité des actes, des mesures de l'exécutif, ou résigner. L'on nous soumettait donc, et avec raison, à l'action du principe du gouvernement responsable. Mais alors nous étions placés sur un autre terrain. Il nous fallait tine part efficace de pouvoir politique. » Et monsieur La Fontaine exposait que, pour exercer sur l'administration la légitime influence à laquelle ils avaient droit, ils devaient insister pour l'entrée au Conseil de M. Baldwin. Ceci avait été admis. Mais alors on devait être prêt à faire disparaître tous les obstacles susceptibles d'empêcher ce résultat. Ici se posait la question de M. Sherwood et du siège additionnel pour un réformiste haut-canadien. Quand M. La Fontaine avait reçu, ce jour même, à une heure, la lettre de Son Excellence, il avait constaté que ce point n'était pas concédé. Et il avait eu avec le gouverneur une troisième et rapide entrevue dont il rendait compte en ces termes : « J'ai exposé à Son Excellence que je regrettais beaucoup qu'il n'y eût pas plus de temps pour délibérer avant la séance de la Chambre, et que tant que cet obstacle existerait, il me semblait qu'il ne me laissait pas de latitude; que néanmoins j'espérais qu'il pourrait le faire disparaître bientôt, de même que les deux autres, que je mentionnerai dans un instant, et qu'alors, il pourrait en tout temps commander mes services ». Les deux autres obstacles étaient les pensions de MM. Ogden et Davidson.
Ce loyal exposé constituait en même temps la plus habile tactique. Elle faisait sortir M. La Fontaine de la position difficile où l'avait mis le discours de M. Draper et la lecture de la lettre du gouverneur. M. Draper avait dit : « Nous avons fait telles et telles propositions vraiment raisonnables et satisfaisantes. Il ne m'appartient pas de dire pourquoi on les a refusées ». M. La Fontaine répondait : « Je déclare que je n'ai point donné de refus péremptoire. Qu'on supprime les obstacles, et je suis aux ordres de Son Excellence ».
A plusieurs reprises, dans son discours, M. La Fontaine rendait hommage à la loyauté, à la droiture, à l'esprit d'équité de sir Charles Bagot. « Ces entrevues, disait-il, m'ont convaincu que Son Excellence voulait réellement rendre justice à toutes les classes des sujets de Sa Majesté; et aussi lui ai-je donné ma pleine et entière confiance, lui donnant en même temps, autant qu'il était en mon pouvoir, l'assurance de celle de mes amis et de mes compatriotes. »
Il y avait un passage du discours de M. Draper auquel M. La Fontaine ne pouvait s'abstenir de faire allusion. C'était celui où le procureur général avait proclamé combien ses idées s'étaient modifiées à l'égard des Canadiens français. « Je suis bien sensible, déclara le chef réformiste du Bas-Canada, à l'aveu de l'honorable procureur général qu'avant de rencontrer mes compatriotes, il avait été bien préjugé contre nous; mais que, depuis qu'il était venu en rapport avec eux durant la dernière session, il s'était convaincu que ces préjugés étaient injustes et mal fondés, et qu'il prenait plaisir à le reconnaître publiquement. » Puis, passant à une autre parole de M. Draper, M. La Fontaine s'écriait dans un beau mouvement : « Le procureur général reconnaît qu'il faut au gouvernement, pour rétablir la paix et le contentement général, la coopération active des Canadiens français. Non seulement ce serait là un acte de justice, mais c'est encore un appui que la nécessité appelle. Oui, cette coopération est absolument nécessaire au gouvernement. Oui, il la lui faut, oui, il nous faut la lui donner, mais à des termes qui ne puissent en rien diminuer ni affaiblir notre honneur et notre caractère. Le but de l'Acte d'Union, dans la pensée de son auteur, a été d'écraser la population française; mais l'on s'est trompé, car les moyens employés ne sont pas calculés pour produire ce résultat. Les deux populations du Haut et du Bas-Canada ont des intérêts communs, et elles finiront pas sympathiser ensemble. Oui, sans notre coopération active, sans notre participation au pouvoir, le gouvernement ne peut fonctionner de manière à rétablir la paix et la confiance qui sont essentielles au succès de toute administration. Placés par l'Acte d'Union dans une situation exceptionnelle et de minorité dans la distribution du pouvoir politique, si nous devons succomber, nous succomberons en nous faisant respecter. Je ne recule pas devant la responsabilité que j'ai assumée, puisque dans ma personne le gouverneur général a choisi celui par lequel il voulait faire connaître ses vues de libéralité et de justice envers mes compatriotes. Mais dans l'état d'asservissement où la main de fer de lord Sydenham a cherché à tenir la population française, en présence des faits qu'on voulait accomplir dans ce but, je n'avais, comme Canadien, qu'un devoir à remplir, celui de maintenir le caractère honorable qui a distingué nos compatriotes et auquel nos ennemis les plus acharnés sont obligés de rendre hommage. Ce caractère, M. le président, je ne le ternirai jamais ! »
Nous nous figurons aisément quelle sensation dut faire ce discours si plein de sincérité de noblesse et d'énergie. Il éclairait la situation. Il démontrait combien peu grande était la distance qui séparait le gouverneur de la majorité bas-canadienne. Il complétait l'effet produit par la lettre de sir Charles Bagot. Le ton du débat, l'acrimonie des discours antiministériels avaient pu masquer cet effet. Le gouverneur lui-même, écrivant ce soir-là au ministre, pendant que se poursuivait dans la Chambre cette orageuse discussion, ne se montrait pas très optimiste. « Dieu sait quelle sera l'issue, disait-il. Il me reste à voir quel effet sera produit sur les Bas-Canadiens quand ils apprendront, comme ils l'apprennent en ce moment dans l'Assemblée, toute l'étendue des offres que leurs chefs ont rejetées et l'honnêteté d'intention avec lesquelles elles ont été faites (11). » Au moment même où le gouverneur traçait ces lignes, le discours de M. La Fontaine démontrait que la partie n'était pas perdue. Au contraire la démarche généreuse et courageuse du représentant de la Couronne portait déjà ses fruits. Un témoin de ces mémorables journées, sir Francis Hincks, dans ses Reminiscences of my public life, en rend ce témoignage : « Sir Charles Bagot letter to Mr. La Fontaine quite electrified the rank and file of the French Canadian party. » Il est facile de concevoir l'impression que devaient produire parmi les députés canadiens-français des phrases comme celles-ci, par lesquelles débutait la lettre du gouverneur : « Après avoir de nouveau pris en considération les conversations qui ont eu lieu entre nous, je me sens toujours le même désir d'inviter la population d'origine française de cette province à prêter son aide et sa coopération sincère à mon gouvernement; c'est pourquoi je n'ai pas attendu le résultat de vos délibérations, et j'ai, au contraire, considéré jusqu'où il m'est possible de rencontrer les vues de ceux qui ont la confiance de cette partie de la population, de manière à rendre leur accession au gouvernement satisfaisante pour eux-mêmes, et la faire accompagner en même temps de cette confiance mutuelle qui peut seule la rendre avantageuse au pays (12). De telles déclarations ne pouvaient manquer de provoquer un courant de sympathie chez les députés du Bas-Canada. Il y avait longtemps qu'un gouverneur britannique ne leur avait tendu une main aussi largement ouverte.
La séance mouvementée de la Chambre se prolongea tard dans la soirée. Que se passa-t-il après l'ajournement? On peut sans témérité conjecturer que M. La Fontaine et ses partisans se réunirent, et que ceux-ci se prononcèrent fortement en faveur de l'entente avec le gouverneur. Dès le lendemain matin, les pourparlers furent repris entre sir Charles Bagot et le chef des réformistes bas-canadiens. Et l'accord se fit enfin. La question des pensions restait ouverte. M. Sherwood sortait du Conseil exécutif et cessait d'être solliciteur général, ce qui permettait d'offrir à M. Baldwin l'accession d'un de ses amis. Dans ces conditions, le débat sur la motion de non-confiance n'avait plus sa raison d'être. Le public avide d'émotions qui encombrait les tribunes de la Chambre, le 14 septembre, put constater que l'atmosphère n'était plus la même. Monsieur Hincks proposa l'ajournement de l'Assemblée au 16 septembre, et quarante-huit heures n'étaient pas écoulées avant que le gouvernement fut reconstitué. Messieurs La Fontaine et Baldwin étaient assermentés comme procureurs généraux du Bas et du Haut-Canada. Quelques jours plus tard M. Aylwin devenait solliciteur général du Bas-Canada, et M. Small, un ami de M. Baldwin, solliciteur général du Haut-Canada. Enfin, sur le refus de M. Girouard, M. Morin (13) était nommé commissaire des terres de la Couronne. MM. Daly, secrétaire provincial pour le Bas-Canada, Harrison, secrétaire provincial pour le Haut-Canada, Hincks, inspecteur des comptes, Dunn, receveur général, Killaly, président du bureau des travaux publics, et Sullivan, président du Conseil exécutif, conservaient leurs postes. De tous les ministres, M. Sullivan seul était conservateur. C'était un ministère réformiste qui allait administrer les affaires du pays.
(12) M. Girouard refusa pour raison de santé. M. Morin à ce moment n'était pas membre de la Chambre. Elu par le comté de Nicolet aux élections de 1841, il avait été subséquemment nommé juge de la Cour de Circuit, ce qui avait entraîné sa sortie du parlement. Il avait cependant donné sa démission comme magistrat depuis quelques mois. Après avoir accepté le poste de commissaire des terres de la Couronne, il fut élu député du comté de Saguenay dont le mandat devint vacant par suite de la nomination de M. Etienne Parent aux fonctions de greffier du Conseil exécutif.
(1) Stanley à Bagot, 17 mai 1842; Bagot à Stanley, 12 juin 1842; Stanley à Peel, 27 août 1842; Peel à Stanley, 28 août 1842.
(2) Bagot à Stanley (confidentielle), 26 septembre 1842.
(3) Bagot à Stanley, 26 septembre 1842.
(4) Le gouverneur ajoutait que le procureur général étant de langue française, le solliciteur général devrait être de langue anglaise.
(5) Sir Charles Bagot mentionnait le nom de M. Girouard, l'ancien député des Deux-Montagnes. Jusque-là le commissaire des terres n'était pas membre du Conseil exécutif.
(6) M. Draper voulait sans doute parler ici de la dé-pêche du 7 septembre 1839, que nous avons analysée antérieurement.
(7) Ceci signifiait que, non seulement sir Charles Bagot avait eu des pourparlers avec M. La Fontaine, mais que M. Draper et d'autres ministres avaient eu aussi des entrevues avec cet homme politique.
(8) Nous avons analysé le discours de M. Draper, d'après la version de M. Dent (The Last Forty Years, pp. 236-238).
(9) Sir Charles Bagot à M. La Fontaine : Journaux de l'Assemblée législative, 13 septembre, 1842.
(10) Journal de l'Assemblée, 1842, p. 10.
(11) Bagot à Stanley (at night), 8 septembre 1842.
(12) La lettre de sir Charles Bagot fut publiée dans les journaux du temps. Nous la citons telle que reproduite dans les Dix ans au Canada, de Gérin-Lajoie, p. 135.
(13) M. Girouard refusa pour raison de santé. M. Morin à ce moment n'était pas membre de la Chambre. Elu par le comté de Nicolet aux élections de 1841, il avait été subséquemment nommé juge de la Cour de Circuit, ce qui avait entraîné sa sortie du parlement. Il avait cependant donné sa démission comme magistrat depuis quelques mois. Après avoir accepté le poste de commissaire des terres de la Couronne, il fut élu député du comté de Saguenay dont le mandat devint vacant par suite de la nomination de M. Etienne Parent aux fonctions de greffier du Conseil exécutif.
Source: Thomas CHAPAIS, Cours d’histoire du Canada, Vol. V, 1841-1847, Montréal. Bernard Valiquette, 1932 [1919], 316p., pp. 80-95. |
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