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Documents in Quebec History

 

Last revised:
23 August 2000


Documents sur le Rapatriement de la Constitution, 1980-1982

Lettre du premier ministre du Québec, René Lévesque au premier ministre fédéral, Pierre Elliott Trudeau, le 17 décembre 1982, et réponse de ce dernier, le 30 décembre 1982

Monsieur le premier ministre,

Le moment est venu, me semble-t-il, de vous dire très clairement où nous en sommes, ici à Québec, en ce qui touche une situation constitutionnelle qui résulte essentiellement de vos agissements. D'autant que l'avis récent de la Cour suprême vient d'y apporter ce qui, jusqu'à nouvel ordre, en constitue la plus logique en même temps que la plus impensable conclusion

Ainsi donc, comme le tribunal nous l'a appris, le Québec ne possède, et n'a jamais possédé, de droit de veto - de nature conventionnelle ou autre -propre à le protéger de modifications constitutionnelles effectuées sans son consentement, affectant ses droits, pouvoirs et compétences.

Cette affirmation, qui a au moins le mérite d'être claire, nie dans les faits un droit dont l'existence n'avait jamais été mise en doute et qu'on a toujours tenu pour essentiel à la défense de l'identité du peuple québécois, pierre d'assise des francophones d'Amérique du Nord. Si les représentants du Bas-Canada, en 1865, s'étaient rendu compte que leur adhésion au projet fédéral aboutirait à les priver de toute protection contre les changements constitutionnels imposés par d'autres, cette adhésion, on peut en être sûr, n'aurait jamais été accordée.

En septembre 1981, la même Cour suprême avait déjà confirmé que le Québec ne possédait aucune protection légale contre les manoeuvres unilatérales visant à modifier, sans son consentement et en dépit de ses objections les plus vives, les pouvoirs de son Assemblée nationale. Aujourd'hui, quatorze mois plus tard, les Québécois apprennent de plus qu'ils n'ont jamais eu de protection conventionnelle. Autant dire que depuis 186i les Québécois vivaient dans l'illusion qu'ils étaient détenteurs d'une police d'assurance et qu'aujourd'hui, après le viol de certains de leurs droits collectifs les plus essentiels, ils découvrent qu'en fait ils n'ont jamais été protégés.

Ce qui non seulement nie un passé où l'on se serait nourri d'une illusion désormais dissipée, mais promet d'affecter encore plus dangereusement l'avenir. Ainsi, sans illusion cette fois, les Québécois devraient désormais apprendre à vivre à la merci des gouvernements du Canada anglais. Le 5 novembre 1981, au lendemain des décisions prises dans notre dos, nous avons vu ce qu'une telle situation peut signifier pour l'avenir constitutionnel du Québec.

S'il plaît à la Cour suprême de consacrer judiciairement cette entente nocturne signée, il y a un peu plus d'un an, entre les gouvernements anglophones et le vôtre, soit. Mais je dois vous informer que le Canada Bill n'en demeure pas moins foncièrement illégitime, et par conséquent inacceptable aux yeux du Québec, de son gouvernement et, j'en suis convaincu, de l'immense majorité des Québécois. Il sera donc impossible pour tout gouvernement digne de ce nom au Québec d'accepter une telle réduction draconienne et unilatérale des pouvoirs de notre Assemblée nationale, et de se voir imposer une formule d'amendement ne lui accordant aucune protection véritable pour l'avenir.

L'Assemblée nationale a déjà énoncé, en décembre 1981, les conditions auxquelles cette loi constitutionnelle britannique pourrait devenir acceptable. En premier lieu, la loi constitutionnelle doit reconnaître non seulement l'égalité des deux peuples fondateurs mais également le caractère distinctif de la société québécoise. En deuxième lieu, en vue d'assurer l'épanouissement de cette société, le mode d'amendement de la constitution canadienne doit reconnaître au Québec un droit de veto général ou un droit de retrait assorti de la pleine compensation financière dans tous les cas (droit de veto spécifique ou «qualifié», selon l'expression du ministre fédéral de la Justice). Enfin, toute charte canadienne des droits ne doit en aucune façon avoir pour effet de modifier les com-pétences législatives de l'Assemblée nationale, notamment en ce qui concerne la langue d'enseignement et pour ce qui a trait à la liberté de circulation et d'éta-blissement. (Je joins aux présentes un exemplaire conforme de la résolution de l'Assemblée.)

À la lumière de l'avis de la Cour suprême, toutes ces conditions sont plus pertinentes que jamais. Mais dans le contexte actuel, il en est deux qui deviennent plus urgentes: celle du droit de veto (général ou spécifique) du Québec et celle de la langue d'enseignement.

Le 26 avril dernier, vous déclariez: «Si M. Lévesque dit demain, mettons- nous ensemble et essayons d'obtenir pour le Québec le droit de veto prévu à Victoria, je lui donnerai la main et lui dirai, bon, faisons cela ensemble». Et le 8 décembre, votre ministre de la Justice se disait à nouveau prêt à coopérer avec le Québec afin de tenter de lui obtenir un droit de veto général ou spécifique.

Comme preuve de bonne foi et de votre présumé désir d'accorder au Québec la place qui lui revient au sein du Canada, je vous demande donc de déposer dans les meilleurs délais et de faire adopter par les deux chambres fédérales, ainsi que le prévoit le Canada Bill, une résolution visant à amender la constitution.

Conformément aux conditions indiquées par l'Assemblée nationale, une telle résolution reconnaîtrait au gouvernement du Québec, soit un droit de veto d'application générale, soit un droit de veto spécifique, c'est-à-dire un droit de retrait assorti d'une pleine compensation dans tous les cas. De plus, une telle résolution soustrairait le Québec à l'application de l'article 23 du Canada Bill portant sur le droit à l'instruction dans la langue de la minorité, consacrant ainsi la compétence exclusive du Québec en matière de langue d'enseignement.

Puisqu'aucun amendement constitutionnel ne saurait être adopté sans l'accord du gouvernement fédéral, vous comprendrez que le dépôt et l'adoption prochaine d'une telle résolution à Ottawa constituent pour le Québec et son gouvernement une nécessité. J'ose donc espérer, comme vous l'avez laissé entendre que vous serez prêt à prouver à la collectivité québécoise que vous pouvez encore agir dans le sens de ses droits et de ses intérêts, même après les avoir fait mutiler comme jamais aucun de vos prédécesseurs n'aurait jamais osé y songer.

Votre réponse, que nous souhaitons recevoir dans les meilleurs délais, influencera sûrement la suite du dossier constitutionnel, du moins en ce qui concerne le Québec.

Bien à vous,

(René Lévesque)

c.c. Premiers ministres des provinces


Monsieur le Premier ministre,

Dans votre télex du 17 décembre, vous me demandez de faire adopter par le Parlement canadien «une résolution qui reconnaîtrait au gouvernement du Québec soit un droit de veto d'application générale, soit un droit de veto spécifique, c'est-à-dire un droit de retrait assorti d'une pleine compensation dans tous les cas». Et vous exigez également que cette résolution soustraie le Québec à l'application de la clause Canada contenue dans l'article 23 de la charte canadienne des droits et libertés.

La démarche m'apparaît pour le moins étrange venant d'un gouvernement qui dénonçait hier encore l'unilatéralisme du fédéral et qui n'a pas voulu participer en aucune façon au travail préparatoire à la conférence constitutionnelle prévue pour le mois de mars. Je me demande alors si vous avez fait parvenir une requête semblable aux premiers ministres des autres provinces, puisque, comme vous le savez pertinemment, pas plus aujourd'hui qu'avant le rapatriement de la constitution, le Parlement canadien n'a le pouvoir de fixer ou de modifier seul la formule d'amendement de notre loi fondamentale.

Eussions-nous disposé de ce pouvoir que vous n'auriez pas à réclamer aujourd'hui une protection spéciale de l'identité québécoise car le Parlement fédéral aurait, comme chacun le sait, opté pour la formule de Victoria qui reconnaissait un droit de veto au Québec. Le gouvernement fédéral ayant pré-conisé cette formule depuis plus de dix ans et étant donc gagné d'avance au principe du veto, vous feriez mieux de vous adresser en premier lieu à vos collè-gues des autres provinces.

Vous faites grand état, dans votre texte, du récent jugement de la Cour suprême qui nierait, selon vous, «un droit de veto dont l'existence n'avait jamais été mise en doute et qu'on a toujours tenu pour essentiel à la défense du peuple québécois, pierre d'assise des francophones d'Amérique du Nord».

Je vous pose ici une simple question. Si ce droit était si indiscutable et indispensable, d'où vient que vous n'en ayez pas fait mention dans votre entente d'avril 1981 avec les provinces qui s'opposaient au projet constitutionnel avancé par le gouvernement fédéral, l'Ontario et le Nouveau-Brunswick?

Rejetant du revers de la main la formule de Victoria et son droit de veto pour le Québec, vous avez alors choisi l'«opting out» en déclarant que cette formule «consacrait l'égalité juridique de toutes les provinces» et qu'elle était, à cause de cela, «manifestement préférable, pour tous les Canadiens, à celle que proposait le gouvernement fédéral».

De même lorsqu'en 1981 le Québec s'est présenté devant la Cour suprême en compagnie des autres provinces dissidentes pour faire déclarer inconstitu- tionnel le projet de réforme soumis par le Parlement fédéral, à aucun moment il ne fut question du droit de veto du Québec ou de sa participation indispensable à tout consensus pour modifier la constitution.

Pour sauver un front commun qu'il portait à bout de bras, le Québec se faisait ainsi une province comme les autres et, par un paradoxe assez extra-ordinaire, c'est le gouvernement fédéral qui aura défendu jusqu'au bout le principe d'un droit de veto du Québec dans toute formule d'amendement.

Face à ce front commun des huit provinces dont vous faisiez partie, face aussi au jugement de la Cour suprême de septembre 1981, le gouvernement fédéral et les deux autres provinces ont dû se plier au principe de l'égalité des provinces et ont donc cessé d'insister sur le droit de veto pour le Québec que, pour notre part, nous avions toujours recherché. Comme je l'ai dit récemment, si le Québec n'a pas obtenu le droit de veto, c'est parce que le gouvernement du Québec ne l'a pas voulu. Songez seulement à la force que nous aurions eue si, au contraire, le gouvernement du Québec avait fait front commun avec l'Ontario, le Nouveau-Brunswick et le gouvernement fédéral en faveur d'une formule d'amendement qui donnait un droit de veto au Québec. Vous avez choisi autrement.

Obligés d'accepter dans l'entente de novembre 1981 une formule d'amen-dement qui était loin d'avoir notre faveur, c'est encore nous qui l'avons fait modifier pour mieux tenir compte des intérêts des Québécois. Avec le consentement des autres provinces, nous avons en effet inscrit dans la constitution le principe d'une compensation raisonnable lorsqu'une province refuserait un transfert de pouvoir au Parlement canadien dans les domaines touchant l'éducation et la culture.

Par ailleurs, sur la question de la langue d'enseignement, je vous ai offert publiquement de reformuler l'article 23, si nécessaire, pour en arriver à une clause Canada qui serait acceptable au gouvernement du Québec.

Je maintiens cette offre, de même que ma proposition d'unir mes efforts aux vôtres pour obtenir un retour au droit de veto que le fédéral et toutes les provinces étaient prêts à reconnaître au Québec à Victoria, dès 1971.

J'estime toutefois raisonnable de poser les deux questions suivantes: D'abord, le Québec acceptera-t-il de participer loyalement aux travaux constitutionnels en cours? La question du veto ne peut pas en effet être réglée par les gouvernements fédéral et québécois seuls. Il va falloir en discuter avec nos collègues des autres provinces si nous voulons vraiment en arriver à une nouvelle formule d'amendement selon les modalités désormais inscrites dans la constitution du pays.

Deuxièmement, en retour d'un veto, ou de son équivalent, le gouvernement acceptera-t-il de souscrire formellement à la loi constitutionnelle de 1982? Il serait ici encore impensable que le gouvernement fédéral et les autres gouvernements provinciaux consacrent beaucoup de temps et d'énergie à la recherche d'une formule d'amendement susceptible de mieux répondre aux besoins des Québécois pour découvrir ensuite que le gouvernement du Québec se fabriquait d'autres prétextes pour ne pas y adhérer.

Si la réponse à ces deux questions est affirmative, je demeure entièrement prêt à explorer avec vous et avec nos collègues toutes les options susceptibles de mieux protéger les intérêts légitimes des Québécois en ce qui concerne les amendements futurs à la constitution canadienne.

Pour ce qui est du droit de retrait, vous n'ignorez pas qu'on a déjà inscrit ce principe dans la constitution en garantissant une compensation raisonnable dans les domaines touchant l'éducation et la culture comme je le rappelais plus haut. Je dois vous dire cependant en toute franchise qu'élargir ce principe à d'autres domaines ne me semble au départ ni nécessaire ni désirable. Aller plus loin serait donner une prime à la balkanisation progressive du pays et ainsi compromettre son avenir.

Quant à la clause Canada prévue à l'article 23 de la charte canadienne des droits et libertés, votre gouvernement s'était déclaré prêt à l'accepter lors des réunions des premiers ministres provinciaux à Saint Andrews en 1977 et à Montréal en 1978, à condition que les autres provinces accordent d'une façon réciproque les mêmes droits aux francophones hors Québec. Ce principe de la réciprocité est même prévu à l'article 6 du bill 101. Les autres provinces ayant fait leur la clause Canada, il incombe à votre gouvernement de respecter son engagement, d'autant plus que cette clause, à l'instar de la charte elle-même, jouit de l'appui de la vaste majorité des Québécois et que nous sommes prêts à la reformuler si nécessaire, pour la rendre plus acceptable au gouvernement du Québec. D'ailleurs, comme vous le savez, nos concitoyens s'intéressent non seulement à l'épanouissement de la langue française au Québec, mais aussi à l'élargissement des droits linguistiques des francophones, où qu'ils vivent au Canada.

Finalement, je vous rappelle que votre lettre du 19 août m'informait que le gouvernement du Québec attendait de consulter les communautés autochtones avant de s'«engager dans un processus constitutionnel les concernant». J'ose espérer que la défense des droits du Québec, déjà bien assurés et que nous pourrons consolider, ne nous empêchera pas de rendre justice à nos populations autochtones qui ont besoin plus que quiconque de voir leurs droits mieux définis et mieux protégés par la constitution canadienne.

(Pierre Elliott Trudeau)

 

Source : Claude MORIN, Lendemains piégés. Du référendum à la nuit des longs couteaux. Montréal, Boréal, 1988, pp. 382-386