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2001-08-13

Ham, Edward B., "En marge de la survivance franco-américaine », Le Canada français, 1940.

« Pourquoi sommes-nous si grands admirateurs d'autrui ? Pourquoi sommes-nous tant iniques à nous-mêmes ? Pourquoi mendions-nous les langues étrangères, comme si nous avions honte d'user de la nôtre ? »

Rien de nouveau sous le soleil . . . La France, elle aussi, a connu par le passé des luttes linguistiques qui rappellent les vôtres au Canada et dans la Nouvelle-Angleterre. II y a quatre cents ans, au plus beau moment de la Renaissance, n'est-ce pas le jeune poète Du Bellay — c'est lui-même que je viens de citer — qui proclame déjà les espoirs et les craintes qui nous animent aujourd'hui :

La gloire du peuple romain, dit-il encore, n'est moindre en l'amplification de son langage que de ses limites. Car la plus haute excellence de leur république n'était assez forte pour se défendre contre l'injure du temps sans le bénéfice de leur langue . . . Quant à la piété, religion, intégrité de moeurs, magnanimité de courages, et toutes ces vertus rares et antiques, la France a toujours obtenu sans controverse le premier lieu.

Les commentaires que je me propose ici en marge de la survivance franco-américaine concernent trois organismes de la lutte ethnique dans la Nouvelle-Angleterre. J'ai déjà parlé de ces organismes, cette année, dans deux conférences, l'une à Manchester, New-Hampshire, devant la Société des Conférences de l'Association Canado-Américaine, et l'autre devant le Cercle de l'Alliance Française à Lowell, Massachusetts. Aux yeux de tout partisan d'une double culture linguistique dans la Nouvelle-Angleterre, aucune tendance n'est plus rassurante, du point de vue intellectuel, que l'oeuvre des sociétés de Conférence, et les Cercles dans les grands centres franco-américains. De plus, les Franco-Américains qui dirigent ces sociétés se sont mis en devoir de considérer un fait d'une extrême importance : j'entends le développement d'une connaissance convenable de la culture française d'outremer. On conçoit alors combien j'ai apprécié l'honneur de participer aux programmes de ces cercles. Pareil honneur était d'autant plus estimable que l'on m'avait invité à traiter de la survivance française, sujet qui n'est pas précisément du ressort de ma compétence d'Anglo-Américain, mais qui m'est assez vivement sympathique pour que j'ose m'en rapporter de nouveau à l'indulgence des lecteurs du Canada Français.

Première partie

Je tâcherai d'étudier d'abord un aspect trop méconnu de la campagne journalistique que mènent les Franco-Américains contre les assimilateurs : mais, avant d'entrer en matière, je vais me permettre une parenthèse. Celle-ci concerne quelques considérations autrement importantes que l'attitude d'un critique isolé : je pense aux préjugés tenaces de grand nombre d'assimilateurs. On n'est pas au Canada sans en savoir déjà assez long sur ce point, mais nous sommes tous tenus de les dénoncer perpétuellement et de travailler constamment à leur extirpation. On conviendra aussi qu'il devrait en être de même des préventions anti-anglaises. Je parle ainsi non pas pour réconforter des populations allogènes dans le pays, mais plutôt dans l'espoir de voir, s'accomplir un américanisme mieux conçu et mieux adapté au bonheur de la communauté.

Pour rappeler le détail d'un sentiment qui est malheureusement de toute actualité même aujourd'hui, je reproduis quelques extraits de Howard-B. Grose, Alien or American ? publié en 1906 par le Young People's Missionary Movement :

Dans la Nouvelle-Angleterre il faut compter avec des électeurs canadiens-français; condition anti-démocratique et malsaine au plus haut degré (p. 249) . . . La suprême vérité à reconnaître c'est que le christianisme — à savoir, le protestantisme américain — est seul capable de préserver nos institutions libres (p. 255) . . . Il faut à tout prix maintenir et développer la foi protestante qui a formé la base de notre vie coloniale et nationale. Aucune partie du problème ne doit recevoir un soin plus attentif que l'effet de l'immigration sur l'Amérique protestante. Tout ce qui peut faire ce pays moins distinctement protestant en religion tend à effacer tous les autres traits civils et sociaux que nous tenons à préserver (p. 240) . . . Le bon Dieu a chargé le christianisme protestant et américain du devoir gigantesque des âges — rien moins que l'assimilation de tous les étrangers qui fondent un foyer sur terre américaine » (pp. 298-99).

Il y a une dizaine d'années on rapporta l'opinion que voici, d'un anglophone dans une ville franco-américaine : « Les Canadiens français sont de mauvais voisins, ils se tiennent trop à l'écart, ils ne font aucun effort d'apprendre l'anglais, et ils poussent l'audace jusqu'à enseigner leurs enfants à parler français chez eux. » (1)

Une attitude moins inintelligente, partant plus malencontreuse du point de vue franco-américain que les deux dernières, se résume dans le paragraphe suivant de J. W. Jenks et W. J. Lauck (2) : « Quand de nouvelles races d'individus, originaires de pays de moeurs différentes, viennent en qualité d'immigrants, il est désirable qu'elles se plient le plus tôt possible aux conditions nouvelles et qu'elles s'adaptent aux institutions sociales, politiques et industrielles de leur pays d'adoption; en d'autres termes, qu'elles s'assimilent. »

Enfin, voici deux échantillons auxquels leur provenance assure un certain crédit, surtout dans les milieux anglo-saxons. Je traduis d'abord l'opinion rédigée en anglais le lendemain de la guerre par un membre du Haut Commissariat Français aux États-Unis : « Nous autres Français portons un profond intérêt à l'Amérique et à l'effort d'américaniser l'étranger domicilié aux États-Unis. C'est un mouvement bien conçu qui mérite le plus de succès possible. L'américanisation ne devra pas être difficile si l'on sait comment s'y prendre, si l'on sait faire vibrer la seule chose capable de répondre — le coeur. » (3) Écoutons ensuite le rédacteur hongrois de l'Akroni Magyar Hirlap (Akron, Ohio : numéro du 30 janvier, 1938), qui disait à propos de la deuxième génération : « N'oublions pas que dans leur première jeunesse ils étaient presque honteux de leur origine hongroise. Mais depuis leur majorité, le nombre de ceux qui ont appris la langue maternelle et qui se sont intéressés aux choses hongroises s'est accru de plus en plus. » Toutefois, après ce début assez prometteur, ce même article prône l'assimilation complète : « Américains à trait d'union (hyphenated Americans), nous nous empressons de chanter la haute valeur des idéals de notre pays d'adoption. En témoignage de notre reconnaissance, nous nous dépouillerons du trait d'union le plus tôt possible, nous nous assimilerons à fond. » Même si l'on convient qu'un élément aussi isolé que les Hongrois doit peut-être s'exécuter de la sorte, ce n'est pas une raison pour que les Franco-Américains marchent de pair.

Nous pouvons voir clair dans les péripéties de ce problème si nous précisons tout simplement ce qu'il faut entendre par américanisation, car il y a une américanisation que nous pouvons tous agréer. Par exemple, dans un livre (4) qui date seulement de 1937, on reconnaît l'insuccès de toute politique d'assimilation ordinaire; on propose d'y substituer une espèce de « pluralisme culturel ». Or, je crois que personne ne contestera la valeur d'un processus réciproque duquel les Américains de vieille souche pourront bénéficier tout autant que les races établies plus récemment chez nous. Américanisation doit signifier interpénétration culturelle, mais librement consentie de part et d'autre. L'américanisation doit donc consister dans la fusion harmonieuse des plus nobles apports de tous les éléments ethniques qui cherchent à s'intégrer dans la communauté américaine, mais qui tiennent en même temps à garder fidélité à la tradition religieuse, linguistique et culturelle des ancêtres. Voilà donc pourquoi aucun Anglo-Américain de bonne volonté ne peut disconvenir des sentiments analogues si souvent formulés par les chefs franco-américains. À titre d'exemple, je relève une phrase qui aurait pu servir de devise au livre d'Alexandre Goulet (4) : « Les Franco-Américains, dit-il, ne font que défendre leur entité et leur foi attaquées simultanément; s'ils doivent disparaître un jour, il est préférable que ce soit l'oeuvre du temps. Mais nous nous comptons pour ce que nous sommes et nous ne voulons pas mourir. »

Deuxième partie

En abordant maintenant le problème du journalisme français dans la Nouvelle-Angleterre, je vais laisser de côté les aspects de la pénurie économique dont il est déjà très souvent question dans cette presse même. Je ne traiterai directement ni de tirage, ni de concurrence anglaise, ni d'anglicismes, ni de main-d'oeuvre (6). Des sociologues américains voient dans les journaux de langue étrangère une agence positive d'assimilation. C'est le développement de cette thèse qui me servira de point de départ; ensuite il s'agira de l'énumération et, j'espère, de la justification de quelques remèdes.

Plutôt que de proposer de simples théories, sur lesquelles pourraient se greffer des polémiques stériles, j'aime mieux grouper quelques citations qui mettront en lumière l'attitude actuelle des sociologues américains à l'endroit de la presse de langue étrangère. Sauf erreur de ma part, cet aspect du problème n'a jamais donné lieu à aucune inquiétude parmi les Franco-Américains, à part une courte allusion dans le Travailleur de Worcester l'année dernière. Le résumé le plus clair de cette hypothèse se trouve dans American Minority Peoples (New-York, 1932), du professeur Donald Young de l'université de Pennsylvanie. « Les journaux de langue étrangère, dit-il, sont une agence efficace de l'assimilation, car, malgré une tendance à souligner les nouvelles étrangères et à glorifier la patrie de leurs lecteurs, ils se sont trouvés dans la nécessité de publier des nouvelles américaines et des articles qui reflètent la mentalité du pays d'adoption; par là ils américanisent leurs abonnés peut-être plus que toute autre publication dans une langue secondaire et difficile » (p. 465).

Examinons maintenant les opinions corollaires et les politiques assimilatrices qui découlent de cette thèse ou, du moins, qui s'y rattachent. Le professeur Robert-E. Park, sociologue distingué à l'université de Chicago, qui n'a pas hésité à afficher son mépris des « américanisants professionnels », croit (7) que

d'ordinaire, le rédacteur (de langue étrangère) n'a pas besoin de beaucoup d'expérience pour apprendre que, en adoptant les goûts vulgaires du public américain, ses lecteurs ont revêtus ceux-ci d'un vernis même plus grossier, et que lui-même doit faire violence à presque tous ses idéals journalistiques pour retenir l'intérêt de sa clientèle . . . À force de nécessité économique, tout journal de langue étrangère tend, à la longue, à justifier le jugement qui ne voyait (par exemple) dans la Staats-Zeitung de New-York qu'un journal américain publié en allemand . . . La presse des immigrants, méprisée pour sa vulgarité par les intellectuels étrangers, exerce parmi ses lecteurs une influence, rarement égalée par des journaux proprement littéraires. Ayant créé sa clientèle, cette presse la monopolise dans une mesure remarquable. Des rédacteurs nationalistes cherchent à profiter de ce monopole pour animer et conserver l'intérêt que portent les lecteurs au pays d'origine. Mais dans les conditions de son existence actuelle, cette presse tend à aider plutôt qu'à retarder l'absorption dans la communauté américaine.

Dans Our Racial and National Minorities (cf. supra, note 4), Mark Villchur consacre à la presse étrangère un chapitre assez sympathique de ton : mais selon lui, les rédacteurs « eux-mêmes se sont résignés au déclin imminent de leurs journaux, et les agences américanisantes ne tardent pas à constater leur empressement à mettre celles-ci en contact avec les abonnés » (p. 592). Dans un livre qui se distingue par la largeur de vues autant que par l'érudition, le professeur Donald-R. Taft, de l'université d'Illinois, ferait croire que la presse étrangère soutient une bataille de vaincu, qui finira de nécessité dans l'américanisation complète ou bien dans la mort (8).

Or, à l'heure qu'il est, on peut se tenir pour assuré, non seulement selon l'expérience franco-américaine mais aussi selon ce qui se passe partout aux États-Unis, que la perte de la presse française est arrêtée, à moins d'une modification profonde de sa technique. La fin même que les Franco-Américains se proposent les y oblige. Ce sont les grandes lignes de cette modification que je me mettrai maintenant à esquisser . . .

Entre parenthèses, j'ajoute que si je tiens compte des conditions changeantes dans la survie ethnique, — conditions imposant des transformations matérielles qui ne démentiront en rien les gloires journalistiques du passé, — je n'en admire pas moins le désintéressement qui anime toujours les rédacteurs franco-américains depuis Ludger Duvernay. Si l'ambiance anglaise est là pour faire l'office de justaucorps, la faute n'en est pas à la presse française.

Si c'est avec raison qu'on prétend voir dans cette presse un agent assimilateur, cela s'explique à l'aide des quatre vérités suivantes : 1) la nécessité financière de singer la presse de langue anglaise avec un conformisme ratatinant pour retenir des abonnés qui, depuis des années, ne se sont pas assez multipliés; 2) l'intérêt de plus en plus croissant qu'on porte aux nouvelles exclusivement américaines; 3) le déclin de la fierté de race sauf parmi les lecteurs qui resteraient acquis au patriotisme même sans journaux, ou le snobisme qui en détourne trop de Franco-Américains; 4) l'emploi de la langue française dans le but exprès d'accélérer l'action du levain assimilateur chez ceux surtout pour qui l'anglais est encore à l'état de langue secondaire.

Dans tous les centres franco-américains il y a des cercles patriotiques qui dépensent des sommes considérables dans l'intérêt de la survivance. Même dans la seule ville de Manchester, on trouve environ quatre-vingts sociétés à majorité franco-américaine. Y a-t-il des raisons péremptoires qui empêchent de passer une partie de leurs économies du côté de la presse ? Ne serait-il pas possible çà et là d'ajouter peut-être aux fonds déjà disponibles ? Ne vaudrait-il pas la peine de substituer les journaux à d'autres activités méritoires mais peut-être plus éphémères ? Les Franco-Américains ont déjà fait montre de leurs virtualités patriotiques : donc, sans préciser les détails de méthode, je suis persuadé que les cercles sont partout à même de secourir la presse franco-américaine.

Comme les abonnements restent au-dessous d'un maximum pratique il faut chercher ailleurs les moyens d'atteindre le grand public franco-américain. Je ne propose pas de subventionner les journaux déjà existants; les raisons qu'on pourrait m'objecter sont assez évidentes. Ce dont on à surtout besoin, c'est un journal national, libre de toute polémique intestine, au-dessus de tout intérêt particulier, et susceptible de gagner la grande majorité, soit à lui-même, soit aux journaux existants. Est-ce que cela tient de la chimère ? Je crois que non, et voici pourquoi. Regardons un instant du côté canadien. Pourquoi ne pas s'inspirer, dans la Nouvelle-Angleterre, de l'oeuvre de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal ? Pourquoi ne pas profiter de l'exemple du Droit, quotidien d'Ottawa ? . N'y a-t-il pas dans ces deux instruments de quoi servir de modèle pratique et réaliste ? On est moins nombreux et moins riche dans la Nouvelle-Angleterre : soit, — mais est-ce là une raison de vouloir rejeter l'enseignement de la patrie canadienne ?

Une propagande bien agencée, à l'instar de la Société Saint-Jean-Baptiste, n'est pas impossible parmi les Franco-Américains. Un journalisme de race, à l'instar du Droit, ne l'est pas davantage. Il n'est pas besoin de dévoiler ici, même sous bénéfice d'inventaire, la façon de réaliser ce rêve; seulement, il faut éviter toute participation aux mesquineries politiques qui encombrent une partie de la presse actuelle et qui n'ont rien à voir avec la survivance conçue comme telle. Je n'ai pas besoin non plus d'indiquer aux cercles comment ils peuvent venir à bout du côté financier de ce projet. Mais ce journal national devrait être distribué, gratuitement, partout dans la Nouvelle-Angleterre, et au plus grand nombre de lecteurs possible. C'est là l'essentiel; c'est là peut-être le seul moyen d'atteindre ces familles qui jusqu'à présent n'ont pas voulu du journal français. À noter que la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal ne compte à son actif qu'environ huit mille membres participants; les cercles franco-américains sont certainement assez nombreux pour mener à bien une campagne analogue.

On se demande peut-être ce que deviendrait le Travailleur de Wilfrid Beaulieu si jamais l'on prenait mon idée au sérieux. À condition d'écarter toute expression de politique personnelle, — seul moyen, évidemment, de rapprocher les opposants et les amis de ce journal courageux, — on pourrait bien le mettre à contribution. En effet, si des hommes de bonne volonté s'y mettaient de concert, on trouverait facilement le moyen d'aplanir les difficultés de ce petit problème sans froisser qui que ce soit.

En Amérique l'opinion prend de plus en plus corps que les journaux non-anglais doivent s'entr'aider de mieux en mieux pour retarder l'acculturation. La presse allemande, par exemple, a perdu les deux tiers de ses journaux aux États-Unis depuis le commencement du siècle, mais elle semble jouir d'une position actuellement plus avantageuse (9). N'est-ce pas donc que l'Alliance des Journaux Franco-Américains est l'agence toute trouvée pour orienter la collaboration voulue ?

À l'aide de groupes canadiens comme la Société Saint-Jean-Baptiste qui ne ménagerait sûrement pas les secours, on devrait mieux canaliser les nouvelles canadiennes et surtout les articles historiques, politiques et littéraires ayant trait à la province-mère et susceptibles en même temps d'intéresser le lecteur franco-américain. Pareille matière mérite une place plus importante dans la presse franco-américaine, et surtout dans le journal national subventionné par les sociétés locales. À moindre degré, on devrait tenir compte de la France. On m'objectera que pareille propagande n'est pas pratique dans les conditions actuelles. Je me rends à l'évidence, mais c'est justement la raison par excellence de citer à mainte reprise les succès de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal et de mettre hors de doute le besoin absolu d'amorcer la pompe dans la Nouvelle-Angleterre.

On devrait faire une réclame réciproque entre journal national et journaux existants. Si l'on craint qu'un journal national distribué gratuitement n'étouffe les journaux d'aujourd'hui, qu'on se rappelle que le Québec n'en est pas arrivé là. À noter aussi que, sans aucune organisation spéciale, le Travailleur a su tenir bon pendant plus de huit ans de crise mondiale, et cela dans la Nouvelle-Angleterre.

Du moins dans le journal national, il faut veiller à ce que les annonces gardent une allure plutôt française. Il ne faut pas oublier les américanisants cités plus haut qui ont vu dans la réclame un moyen d'assimiler les gens presque à leur insu.

À la différence de la technique actuelle, il faut propager la thèse que le journal franco-américain est plus qu'un simple billet à mettre en loterie pour faire la charité. Ce journal est indispensable à tous ceux dans la Nouvelle-Angleterre qui se doivent de conserver leur patrimoine français. On ne s'abonne pas pour faire bénéficier une cause impersonnelle; on s'abonne pour s'enrichir soi-même d'un patriotisme à la fois français et américain, et duquel on n'a pas même le droit de se passer.

Je m'en tiens, forcément, à des généralités; mais je suis persuadé que ma thèse repose uniquement sur des réalités connues, qui ne demandent qu'à être mises à contribution. Que l'on opte pour mon programme ou pour un autre, peu importe. L'essentiel c'est que, sans une nouvelle tactique journalistique, la presse franco-américaine est destinée à la mort; et quand la presse disparaîtra, la survivance sombrera d'emblée.

Troisième partie

La gravité du problème d'une survivance culturelle tourmente depuis des années les meilleurs esprits des deux côtés du quarante-cinquième parallèle : on peut croire que ce problème est à l'affiche plus ou moins en permanence. Je pense en particulier à la nécessité d'une élite qui saura mener à bonne fin le développement d'une culture canado-latine sur terre nord-américaine. En ce qui concerne l'instruction des jeunes, cela pourra nous servir de revoir l'idéal à viser et de considérer au moins un aspect nouveau de sa réalisation pratique. Ce ne seront donc pas mes simples idées personnelles que je mettrai en lumière, mais plutôt une légère transformation de quelques accents déjà familiers.

On sait que les artisans du Deuxième Congrès de la Langue Française n'ont pas manqué de plaider la cause de « la culture française intense, sous toutes les formes possibles ». À titre d'exemple, citons M. Christian Lapointe (10) qui se plaint de ce « complexe de supériorité de l'ignorance, qui fait que les gens se moquent volontiers de leurs semblables ayant réussi à les dépasser, et ce dans tous les domaines, mais surtout sur le plan intellectuel. Et la grande source de tout ce mal, c'est notre insuffisance culturelle ».

Quant à ce manque de curiosité intellectuelle au Canada, rien n'est plus éloquent qu'un discours (11) prononcé par M. Victor Barbeau à Montréal en février 1939. On connaît déjà assez bien ses protestations contre l'atonie intellectuelle qui semble s'être emparée de tous, d'anglophones comme de francophones. C'est lui qui s'est lamenté de « l'effarante vanité de nos relations, de nos plaisirs et de notre existence même. On a fait de nous des nains. Nous laissons penser les autres pour nous. Nous vivons au gré des événements. Nous avons la peur de l'original et la phobie de l'audace. En peinture, en littérature, nous préférons le poncif, l'académisme ». (12) Des opinions analogues, appuyées par quantité de citations, se trouvent dans l'article publié ici même (13) par M. Jean Bruchesi. Relevons aussi quelques phrases plutôt cinglantes de M. l'abbé Groulx :

Et quand, demande-t-il, se décidera-t-on à donner à notre jeunesse l'éducation qui ne fera plus du problème de notre survivance une sinistre comédie, où l'on propose à notre peuple une fin terriblement exigeante, presque héroïque, tout en refusant de lui forger l'âme qu'il y faudrait ? Serions-nous un peuple d'un esprit national si averti, si éveillé, si volcanique, que nos chefs, ceux de nos écoles comme les autres, se croiraient tenus de brandir perpétuellement l'éteignoir ou le boyau d'arrosage ? Dépouillons-nous une bonne fois de notre confiance paresseuse et stupide en la Providence, confiance qui nous fait compter sur Elle, d'abord et surtout pour nous dispenser de compter sur nous. (14)

Toutes les critiques ne viennent pas d'outre-quarante-cinquième : voici qu'il y a trois ans, M. Rodolphe Pépin de Lowell a employé des termes peu onctueux à l'endroit de ses compatriotes dans la Nouvelle-Angleterre.

L'élite franco-américaine, dit-il, souffre de carence intellectuelle. La grande majorité de nos hommes politiques parlent plutôt mal le français, nos professionnels sont paresseux, nos chefs pas suffisamment instruits pour l'édification du peuple. Nous ne voulons pas de cette élite qui ne croit plus à la survivance parce que trop paresseuse pour continuer le travail de nos pères. Nous avons été lâches, avouons-le. Le moment de notre canonisation patriotique est encore loin. (15)

Bien que dans toute question franco-américaine on ne doive pas se payer de mots, il faut ménager les coups de massue tout autant que les coups d'encensoir. Voilà pourquoi j'ai cru bon de noter l'inertie intellectuelle qui a cours parmi nous autres anglophones tout en répétant les opinions canadiennes-françaises sur les problèmes canadiens. Disons mieux, voilà pourquoi il importe autant, ou même davantage, de méditer la vérité suivante, qui est aussi éternelle que manifeste : c'est que chez tous les peuples qui ont jamais connu l'ambiance civilisatrice, il y a toujours eu et il y aura toujours une élite intellectuelle. Pour rétrécie que soit son influence à un moment donné auprès du peuple, pour infime que soit quelquefois le nombre de ses adhérents, pour faible que devienne sa voix devant l'indifférentisme de la masse, il reste constant que l'élite franco-américaine ne pourra jamais s'éteindre tout à fait tant qu'il y aura des francophones dans le pays. On n'a qu'à se rappeler les années avant la crise de 1929 pour apprécier aux États-Unis les ravages de ce souverain mépris bourgeois pour toutes les choses de l'intellect. Et nos deux élites y ont survécu, tant bien que mal. C'est donc en vue de l'enrichissement intellectuel de l'élite franco-américaine que j'ai osé me promener ainsi en marge de ses aspirations ethniques. C'est aussi en raison de la disproportion entre les droits civiques récemment acquis par les Franco-Américains et ceux qui sont établis de longue date pour les Anglo-Américains que j'oserai formuler quelques notions de nature à redresser, en partie peut-être, les inégalités actuelles. C'est enfin en raison de notre intérêt bien entendu, de part et d'autre, que ces inégalités doivent être aplanies. Et on conviendra que le champ à débroussailler est vaste.

Comme les succès de toute élite finissent inévitablement par rejaillir sur la masse, on admettra la nécessité d'un programme patriotique beaucoup plus étendu qu'à l'heure actuelle : j'espère que les tentatives de ressaisie que je proposerai sembleront aussi pratiques qu'indispensables.

À mon sens, aucun Franco-Américain n'a mieux défini la situation ethnique de l'école paroissiale que Mgr Laliberté : 

Le patriotisme s'applique, chez nous, aux États-Unis, à ses institutions, à ses coutumes; il ne peut s'appliquer à aucune partie du Canada. Nos enfants se considèrent des patriotes au même titre que les autres et ils ne peuvent pas voir d'esprit patriotique dans l'étude de la langue française. Dans le Québec, on n'invoque pas l'attachement à la France pour rester français de langue et d'esprit : on puise au Canada même, la raison de ses actes. Aux États-Unis c'est la même chose; il faut puiser aux sources américaines la raison des actes que l'on veut poser et que l'on veut inspirer aux jeunes. Il faut donc donner à nos enfants d'autres motifs de conserver la langue de leurs pères. La première de ces raisons, c'est la conservation de la foi catholique; la seconde, c'est de prouver qu'en conservant leur langue française, ils deviennent des citoyens plus utiles, plus éminents et plus en mesure d'atteindre au succès. (16)

En plus de ces deux motifs d'ordre pratique, j'ajoute qu'il y a toujours des enfants franco-américains — membres d'une élite future — qui n'auront besoin ni de sermons ni d'aucune autre impulsion extérieure pour s'adonner à la littérature de France. « On s'étonne, dit M. Arthur Laurendeau (17), toujours de la faiblesse de l'argumentation, des bilingues quand ils s'appuient exclusivement sur l'utilitarisme. Ils négligent l'essentiel : la vitalisation d'un esprit. » Je pense à ces enfants qui, ayant pris une bonne fois l'habitude de lire, ne peuvent de leur vivant s'en dépouiller; c'est qu'ils ont «  par nature cet instinct et aiguillon » qui les porte bon gré mal gré vers les beaux livres. C'est à ces rares humanistes d'avenir, encore plus qu'aux élèves qui font leur français par contrainte ou par simple arrivisme, que je destinerais la modeste réforme dont il sera question un peu plus loin. C'est pour eux que je voudrais voir instituer dans nos high schools publiques des cours vraiment littéraires à l'intention des élèves de force supérieure.

Le Rév. P. Bachand, de Lowell, a déjà souligné pour les jeunes Franco-Américains le besoin très urgent de « cours supérieurs plus nombreux, plus solides et mieux organisés », (18) mais il semble viser l'enseignement plutôt paroissial que public. De son mémoire au Congrès de la Langue française et de celui du Rév. P. Martel, de Worcester, on apprend que depuis 1912 les Franco-Américains ont fondé vingt-six écoles supérieures paroissiales dans la Nouvelle-Angleterre; et si l'on tient compte aussi de plusieurs paroisses qui offrent des cours supplémentaires correspondant aux classes de high school, on constate que les élèves dans les écoles à l'usage des Franco-Américains se chiffrent à environ vingt-cinq cents (19). Cela représente un admirable commencement, mais c'est peu de chose alors qu'on se demande ce que deviendront les cent mille élèves actuellement inscrits dans vos écoles primaires. Sur ces cent mille — 104,644 selon le Guide Franco-Américain de 1938 — il doit certainement y avoir quantité d'élèves capables de bénéficier de cours supérieurs. Et ce n'est pas le désir qui fait naître la pensée, car celle-ci se fonde sur les chiffres réunis par les RR. PP. Dufault et Desautels, de Worcester (20). En effet, presque toutes les écoles paroissiales dans le Massachusetts, dans le New-Hampshire et dans le Rhode-Island font de l'enseignement moitié français, moitié anglais; dans le Maine, c'est le cas d'au moins la moitié des écoles; pour la Nouvelle-Angleterre toute entière, il en est ainsi de quatre-vingt cinq pour cent des écoles paroissiales franco-américaines. Ce qui ne laisse place à aucun doute sur la force de grand nombre d'enfants franco-américains qui vont continuer leurs études aux high schools publiques.

Le germe de mon idée est déjà présent dans le mémoire du Rév. P. Omer Le Gresley sur l'enseignement secondaire dans les Provinces Maritimes.

L'enseignement français secondaire, demande-t-il, sera-t-il mieux partagé dans les high schools (que dans les écoles élémentaires) ? Visiblement dans la préparation de ces programmes on a oublié qu'une partie non négligeable des provinces maritimes est de langue française. Le programme français est fait pour des élèves de langue anglaise : pour les Acadiens, c'est un programme d'école primaire. (21)

Excellente critique et, sauf erreur de ma part, d'une exactitude désespérante par rapport à chaque high school dans chaque centre franco-américain de la Nouvelle-Angleterre.

Dans le temps j'ai eu à Brunswick (Maine) l'occasion de juger par moi-même des progrès que pouvaient faire mes camarades de classe franco-américains. Dans cette école il y en avait qui suivaient des cours de français rien que par paresse : pure perte de temps, gaspillage des fonds publics. Mais il ne faut pas pour cela jeter la pierre à la jeunesse franco-américaine : la faute en est à nous, à nous tous, tant Anglo-Américains que Franco-Américains. Ces conditions lamentables ne laissent pas, même de nos jours, de tenir l'élève franco-américain à l'abri de tout sentiment convenable, soit des subtilités dont sa langue maternelle est le merveilleux instrument, soit des richesses de la littérature d'outremer. Et je suis persuadé que le cas de Brunswick se répète à l'avenant dans chaque centre franco-américain de la Nouvelle-Angleterre.

Ce n'est pas ici l'occasion de tracer le programme définitif du cours de français qui s'affichera un jour, espérons-le, dans toutes les high schools publiques [sic] où il y aura assez de Franco-Américains pour en tirer parti. Par exemple, toutefois, on pourrait étudier avec profit le modèle que fournit le cours à l'Académie Phillips-Exeter, où l'on enseigne les grandes lignes de la littérature française des origines à nos jours. Si des élèves anglo-saxons sont préparés à cela, que faut-il dire d'élèves franco-américains du même âge ? Par exemple encore, on pourrait faire lire un choix convenable de romans et de pièces de théâtre sans prétendre compulser en entier une période spéciale d'histoire littéraire. Un cours de stylistique française serait d'une valeur que chacun peut apprécier.

Mais considérons le côté pratique. Il y a trois questions qui se posent du premier coup : 1) le moyen de faire accepter de nouveaux cours de français par les six états de la Nouvelle-Angleterre; 2) le moyen de subvenir aux frais nécessaires; 3) pourquoi ne pas envoyer les élèves réellement enthousiastes du français aux collèges classiques ? Les réponses ne se font pas chercher. Que les contribuables franco-américains se mettent à revendiquer leurs droits juridiques. Le savant article de M. Ernest-R. D'Amours (22) fait preuve non seulement de l'érudition de l'auteur mais aussi de la force des électeurs franco-américains aux moments où il y va de l'enseignement du français. Quant au problème financier, on ne risquerait pas de grever son budget, car il ne serait question que de faire valoir ses droits actuels de contribuable franco-américain. À présent, sa quote-part au budget de l'instruction publique est bel et bien gaspillée à proportion que le temps de son fils est gaspillé dans des classes élémentaires.

Je préfère m'abstenir de toute polémique au sujet des collèges classiques : sans vouloir me prononcer sur quelque chose dont j'ignore jusqu'aux traits essentiels, je renvoie, par exemple, aux opinions d'un Victor Barbeau, ou aux questions posées à Québec par le Rév. P. Martel ou bien à l'article d'Alexandre Goulet (23) sur la nécessité d'un « barème commun qui permettrait d'établir l'équivalence, selon le standard des États-Unis, des études poursuivies au Canada ». Ici il me suffît de faire observer qu'il y a des contribuables franco-américains qui n'ont pas les moyens d'envoyer leurs enfants aux collèges classiques, même dans la Nouvelle-Angleterre, mais qui ont le droit de leur assurer une éducation convenable dans les écoles publiques. Et n'oublions pas que ce sont ces mêmes contribuables qui font déjà les frais et de l'école paroissiale et de l'école publique.

Un dernier mot sur les bénéfices de ce cours avancé que je voudrais voir dans les high schools. Souvent il se trouverait des Anglo-Américains capables d'en profiter. Encore une raison, à mon avis, de consulter notre intérêt commun et de supprimer les injustices actuelles qui empêchent les élèves sérieux d'enrichir leurs connaissances françaises par tous les moyens à eux possibles. Et finalement, est-il besoin d'insister encore sur l'étroit rapport de mon rêve avec la survivance franco-américaine ?

Quatrième partie

On connaît de longue date l'apathie des Canadiens français et des Franco-Américains à l'endroit des livres écrits dans la langue maternelle. Il me paraît nécessaire de rappeler encore une fois l'un des plus graves manquements dans la lutte actuelle contre la mort ethnique dans la Nouvelle-Angleterre. Il s'agit non seulement de la critique d'un mal déjà proverbial, mais surtout de remèdes qui se trouvent à portée de main.

En premier lieu, il s'agit de faire donner des proportions plus justes aux sections françaises dans toutes les bibliothèques municipales qui desservent des populations franco-américaines. J'ai déjà formulé cet espoir devant l'Alliance Française de Brunswick, et la réponse, surtout de la part des anglophones, était encourageante, du moins pour le cas particulier dont je parlais. De plus, j'ai pu constater la parfaite bienveillance avec laquelle la direction exclusivement anglo-américaine de la bibliothèque de Brunswick accueillera les livres français et canadiens. On s'est hâté cet hiver même (1939) d'acheter un lot assez considérable de textes français, mais ce n'est qu'un commencement, car la bibliothèque compte encore à peine cent cinquante livres français sur ses rayons, à côté d'environ 25,000 volumes en anglais. Et l'élément franco-américain comprend à peu près les deux-tiers de la population entière. La collection française à Bowdoin College est superbe, mais les Franco-Américains de la ville ne cherchent à en tirer aucun profit.

Le cas de Lewiston (Maine) est un peu moins décourageant. La bibliothèque municipale accorde environ douze pour cent de ses rayons à des livres français, dont plus d'une centaine de provenance canadienne. Et l'élément franco-américain comprend à peu près les deux-tiers de la population entière.

Selon le rapport de gestion publié par la ville de Lewiston pour 1937, seulement quinze pour cent des prêts comportent des livres français pour les grandes personnes, qui sont elles-mêmes au nombre modeste d'environ quinze cents lecteurs. Dans le cas des livres pour la jeunesse, ce chiffre se réduit à moins de deux pour cent : soit, moins d'un livre sorti par jour pour l'ensemble de tous les enfants français de la ville. Indication plutôt nette de la régression linguistique qui semble s'opérer chez la jeune génération.

Chacun connaît l'importance de Southbridge comme enclave de la tradition française dans le sud du Massachusetts. Mais dans une jolie bibliothèque où le nombre des volumes touche à 30,000, j'en trouve à peine 900 en français, dont environ soixante canadiens ou franco-américains. Les lecteurs empruntent par mois à peine quatre-vingts volumes en langue étrangère : chiffre global, du reste, pour les livres français, grecs, polonais et italiens. On m'apprend aussi que beaucoup de ces 80 volumes sont sortis par des lecteurs de langue anglaise. Il n'y a qu'un seul Franco-Américain parmi les sept directeurs, mais il suffirait des demandes de quatre ou cinq lecteurs seulement pour que la bibliothèque de Southbridge s'empresse d'acheter tout livre méritant une place sur ses rayons.

Y a-t-il lieu maintenant de s'étonner que sur 24,438 volumes dans la bibliothèque de Webster (Massachusetts), moins d'une centaine soient en français ? Dans cette ville qui compte une population franco-américaine d'environ quatre mille, la bibliothèque n'a aucun directeur de langue française.

Dans le Connecticut j'ai fait des enquêtes personnelles seulement à Putnam et à Danielson, deux villes encore assez importantes pour la survivance franco-américaine. Le rapport de gestion pour la municipalité de Putnam fait savoir que la bibliothèque publique possède 12,454 volumes (1er août, 1938), parmi lesquels j'en ai trouvé à peine 675 en français. Du 1er août, 1937, au 1er août, 1938, sur une circulation totale de 34,039 livres, on n'a sorti que 95 livres français. Ce qui fait comprendre peut-être pourquoi la collection française reste, du point de vue reliure, dans un excellent état de conservation. Sur neuf directeurs, il n'y a actuellement qu'un seul Franco-Américain.

Au début de 1939, la bibliothèque de Danielson possédait 16,890 volumes, dont à peine deux cents en français. En regard d'une circulation totale de 20,550 en 1938, les emprunts français se chiffraient à 146. Un seul des six directeurs est franco-américain.

Ces échantillons feront comprendre que de telles conditions se reproduisent un peu partout dans la Nouvelle-Angleterre. Si l'apathie intellectuelle du Québec s'est tout simplement prolongée dans la Nouvelle-Angleterre, il ne faut pas y voir une justification facile de la perpétuation future de pareille inertie chez les Franco-Américains. En effet, comment espérer que l'apathie des classes populaires se dissipera sans aucun effort de la part de l'élite pour corriger ces conditions ? Comment oser rêver d'une double culture linguistique dans la Nouvelle-Angleterre sans vouloir se donner la peine d'apporter à ce mal les simples remèdes déjà connus ? Comment oser se réclamer d'une mentalité française si l'on finit, mollement, par croire que les choses de la France sont trop éloignées pour retenir l'intérêt des Franco-Américains ?

Que penser enfin du côté pratique? Selon l'American Library Association, c'est à l'État que doit revenir normalement l'entretien des bibliothèques publiques, et à cet effet on doit compter 34 cents par an par individu. Donc, à Manchester ou à Woonsocket, par exemple, la population franco-américaine devrait disposer d'au moins $11,000 par an pour l'achat et l'entretien de leur section à eux. Et ceci sans aucune augmentation des impôts actuels.

Jusqu'à présent, les Franco-Américains n'ont fait en somme que laisser couler du côté des sections anglaises dans les bibliothèques les crédits budgétaires qui correspondent au pro rata de leurs contributions particulières. Donc, à titre de contribuables, ils pourraient corriger cette condition rien que par un acte de volonté collective. Ils n'ont qu'à se déclarer, qu'à se faire sentir, qu'à se réclamer de leurs droits reconnus. Et on trouvera parmi la population anglo-américaine beaucoup de francophiles qui ne ménageront ni leurs suffrages ni leur concours. Enfin, ce ne sont pas les francophiles éclairés qui s'opposeraient à la nomination de plus de bibliothécaires et de directeurs franco-américains.

Cinquième partie

Dans ces quelques pages, j'ai mis en avant la notion d'un journal national qui desservirait toute la Nouvelle-Angleterre. Malheureusement, une entreprise pareille comporterait de réels sacrifices, du moins au début, de la part des membres de cercles. De la façon la plus amicale, M. J.-T. Benoît de l'Avenir National de Manchester m'avertit que ce projet est « fort discutable au point de vue pratique », et j'en conviens. Mais j'ai voulu souligner ici le fait inévitable que la survivance franco-américaine est vouée à la mort tant que l'inertie l'emportera sur les tentatives de ressaisie. En effet, la seule justification d'une attitude de laisser-aller résiderait maintenant dans le culte idolâtre et paresseux du creuset américain.

Peut-être que mon projet de journal national est irréalisable, peut-être que mon projet de cours avancés dans les high schools publiques n'est pas pratique, peut-être que le moyen de développer les sections françaises dans les bibliothèques nous échappe, peut-être qu'on hésite à faire nommer une juste quote-part de professeurs franco-américains aux facultés des écoles publiques, peut-être qu'on ne juge pas bon d'insister sur une plus forte publicité pour les livres français et canadiens, peut-être qu'on hésite à faire accepter des bibliothécaires franco-américains dans les institutions publiques : en cas pareil, forcément, je me rendrai à l'évidence, mais à contre-coeur. Toutefois, si l'inaction est l'unique résultat, non pas de deux ou trois causeries d'un Anglo-Américain, mais de toutes les inquiétudes et de tous les rêves qui ont trouvé leur expression la plus complète à Québec en 1937, on écrira sous peu la nouvelle Tragédie d'un peuple. Et cette tragédie-là aura un dénouement infiniment moins heureux que celui de la célèbre chronique acadienne d'Émile Lauvrière.

(1) Passage cité par E.-S. Bogardus, Immigration and Race Attitudes (1928) p. 62.

(2) The Immigration Problem (New-York, 1926), p. 330.

(3) Advertising and Selling (Chicago, 5 juillet, 1919).

(4) Our Racial and National Minorities, édité par F.-J. Brown et J.-S. Roucek de l'université de New-York.

(5) Une Nouvelle France en Nouvelle-Angleterre (Paris, 1934), p. 138.

(6) Cf. J.-T. BENOÎT, L'Âme franco-américaine (Montréal, 1935), pp. 146-49; et E: B. Ham New England Quarterly, XI (1938), pp. 94-101.

(7) The Immigrant Press and its Control (New-York, 1922), pp. 71, 79, 353.

(8) Human Migration (New-York, 1936), p. 282. Dans son Immigration and Assimilation (Boston, 1933), pp. 830, 857-62, le professeur H.-G. Duncan s'en tient à citer quelques opinions de Franco-Américains ayant honte de leurs origines.

(9) Cf. T.-J. WOOFTER, Races and Ethnic Groups in American Life (New York, 1933), p. 216.

(10). Deuxième Congrès de la Langue française au Canada, Mémoires. (Québec, 1938), I, pp. 3 et 4.

(11) Esdras MINVILLE, V. BARBEAU, abbé Lionel Groulx, L'Avenir de notre bourgeoise (Montréal, 1939), pp. 59-90.

(12) Discours publié dans, le Devoir hebdomadaire, 7 décembre, 1938. Voir aussi V. BARBEAU, Le Ramage de mon pays (Montréal, 1939).

(13) Canada Français, XXVI (1939), pp. 835-50. Cet article souligne fort bien la nécessité culturelle de reprendre contact avec la France.

(14) Devoir hebdomadaire, 6 octobre, 1938.

(15) Travailleur de Worcester, 25 juin, 1936.

(16) Deuxième Congrès de la Langue française, Mémoires, III, p. 263.

(17) L'Action Nationale, XIII (1939), p. 531.

(18) Deuxième Congrès de la Langue française, Mémoires, III, p. 186.

(19) Cf. Loc. cit., III, p. 191.

(20) Cf. Loc. cit., III, p. 427.

(21) Cf. Loc. cit., III, 233.

(22) Loc. cit., II, pp. 103-17.

(23) Loc. cit., III, p. 194; et le Travailleur de Worcester, 15 décembre, 1938.

Source : Edward B. HAM, « En marge de la survivance franco-américaine », dans Canada français, Vol. 27, 1940, pp. 261-280. Des changements de formatage ont été effectués. Edward B. Ham était professeur à Yale University.

© 2001 Claude Bélanger, Marianopolis College