Franco-American HistoryMarianopolis CollegeFranco-American History
  HomeAbout this siteSite SearchMarianopolis College Library

Last modified:
2001-08-13

Courchesne, Georges, « Une soirée d’action française à Boston », L’Action française, 1918. (Discours de Lionel Groulx à Boston; commentaires sur la situation des Franco-Américains à la fin de la Première guerre mondiale)

Si nos frères de la Nouvelle-Angleterre n'ont pas douté de nous depuis quatre ans, c'est qu'ils ont une foi robuste en la race. Jamais peut-être nous n'aurons eu plus mauvaise presse chez nos voisins.(1) Il est impossible que beaucoup de Franco-Américains n'aient pas été impressionnés par ce concert.

La masse des travailleurs n'a évidemment rien compris au problème qui se posait pour nous et pour notre députation à Ottawa. Chez les intellectuels, en général, on l'a mieux saisi, mais il est visible qu'on avait de la gêne à nous défendre. D'autres nous ont simplement reniés.

Ce fait ne tient pas à la seule contagion de la crédulité démocratique. Nous aurions tort de penser que le milieu simpliste a déjà aboli tout sens critique chez nos frères : quand ce sera fait, ils auront perdu leurs autres qualités latines sous les coups redoublés du dogmatisme hâbleur qui sévit dans l'opinion publique de leur pays. Mais il y a autre chose. Il nous faut nous habituer à l'observation qui fut faite il y a une dizaine d'années, lors de la fondation de l'Association catholique de la Jeunesse franco-américaine. Le Franco-Américain se réclame avec fierté de ses origines françaises, tant qu'il garde sa langue, mais de moins en moins il tient à sa filiation canadienne. Il est un descendant de Français, né en Amérique. Que des générations de sa lignée aient vécu au Canada, c'est un accident transitoire.

Ceux du peuple gardent presque rancune à ce pays d'où la pauvreté força leur père ou leur aïeul à émigrer. Les cultivateurs de l’Ouest américain, transplantés là depuis un demi-siècle, nous demandent sérieusement s'il y a chez nous des instruments aratoires, un piano à la maison, des automobiles dans les chemins, et s'il faut encore, au printemps, lever à coups de pied ou autrement le bétail trop maigre. Et c'est ainsi que se prolongent indéfiniment jusqu'à l'étranger, les conséquences de l'incurie de nos gouvernants à l'égard de la classe agricole et des colons.

Ceux qui ont de l'étude nous donnent une autre explication de leur état d'esprit. Ils sont passés par nos collèges, il y a tant d'années — ne précisons pas davantage. Dans tout le cours classique, leurs études historiques ont convergé autour de la France, avec les manuels français. Il y a bien eu la récitation d'un manuel d'histoire du Canada pendant un semestre, mais ils n'ont pas souvenir qu'on ait dirigé leurs pensées et leurs affections, vers l'âme française telle que la Providence l'a adaptée au Nouveau-Monde. Revenus aux États-Unis sans qu'on leur eût révélé qu'il peut y avoir sujet d'être fier d'être un Français canadien, ils ont orienté leurs préoccupations vers l'Union américaine, presque portés à nous plaindre d'être un peuple sans histoire. (2)

Ainsi donc notre petit peuple aura, pendant les cents cinquante ans de la domination française, essaimé dans toute l'Amérique du Nord. Sous le régime anglais, il aura gardé cette habitude, éparpillant comme à plaisir ses forces vives, sans même s'en réserver l'appui intellectuel et moral pour les heures de crise. Décidément nous n'avons dans l'âme rien d'impérialisant, même à l'égard des nôtres.

Faut-il nous plaindre d'avoir été aussi désintéressés ? Sans nous payer de mots, ne pouvons-nous pas penser qu'il y a là une loi mystérieuse à laquelle nous avons obéi pour le plus grand bien de ce continent ? C'est bien quelque chose, de la part de nos frères des États-Unis, que d'aspirer à maintenir vivant en eux-mêmes le souffle du génie latin, dont la France a exercé en Europe la magistrature, selon le beau mot de de Maistre. Ils sont bien sagaces d'avoir saisi d'instinct d'abord, puis à la réflexion, que c'est pour eux le seul moyen de ne pas sombrer dans l'insignifiance. Et s'ils réussissent à éviter cette catastrophe en s'aidant surtout d'un culte filial pour la France catholique et sa littérature, et s'ils acceptent au même effet l'aide efficace de religieux éducateurs venus de France pour travailler en Amérique à entretenir le courant de la civilisation française, de quoi les blâmerions-nous ? Il y a place pour tous les dévouements dans cette tâche immense. Dès lors que la vraie pensée française vit en eux, c'est tant mieux pour leur patrie américaine, où les apports des civilisations anglo-saxonne et germanique ne sauraient suffire à faire quelque chose de complètement humain.

Nous tenons beaucoup à ce que nos cousins de France ne nous imposent pas leur propre manière d'envisager nos problèmes nationaux. Nous est-il impossible d'admettre que nos frères des États-Unis aient, avec leur âme bien française et catholique, leur façon de se dévouer à la vie publique de la patrie qu'ils ont définitivement adoptée, et qu'ils perdent parfois de vue nos problèmes politiques ? Bref, nous ne pouvons pas nous réclamer d’un monopole de la pensée française par toute l'Amérique, tout comme aucune race, dans le monde, n'a le monopole de la pensée catholique. L'une et l'autre sont un bienfait universel, dont chacun se doit de faire profiter le pays où la Providence l'a placé. Et l'on doit admettre que, dans la pensée française du moins, il y a une part d'éléments accidentels qui admet évolution et adaptation. La durée de la « fraternité française » dans le monde n'est-elle pas à ce prix raisonnable ?

Ce n'est pas à dire pourtant qu'il soit inutile à nos frères de là-bas de connaître la période canadienne de l'histoire de la pensée française en Amérique : ce leur serait ignorer comment il se fait que l'âme de leur race y a la vie si dure. C'est ce qu'ont pensé, il y a vingt ans, les fondateurs de la Société historique franco-américaine. (3)

Leur action n'a rien de bruyant, le plan en est peu ambitieux : deux séances par année réunissent cette académie dans les locaux du Boston City Club, au centre du plus historique et par là du plus beau quartier de la ville, à deux pas du Capitole, non loin du Faneuil Hall.

Les membres sont peu nombreux, cent cinquante au plus, prêtres et laïques. Les amis, les hôtes d'honneur sont de la meilleure qualité, professeurs à Harvard, supérieurs du grand séminaire de Brighton et du collège de l'Assomption de Worcester, écrivains américains versés en choses d'histoire même canadienne, comme M. Monro, [sic] professeur à Harvard, comme MM. Barrett Wandell et Brishnell Hart. Les promoteurs de l'oeuvre ont une notoriété qui, dès le début, l'a située avantageusement. Edmond de Nevers en eut l'idée. Le Dr Larue, le juge Dubuc, l'avocat Guillet, en furent les premiers directeurs.

M. le docteur Bédard, de Lynn, que la paix va ramener de France, en est le président actuel; M. l'abbé Beaudé, le vice-président, et M. Arthur Favreau, le secrétaire. (4)

Au jour désigné pour la séance, les sociétaires se réunissent dans le somptueux lobby de l'édifice. On se reconnaît, on cause, enfoncé dans les confortables fauteuils de ce qui serait ailleurs la salle des pas perdus.

À sept heures du soir, un ascenseur monte au onzième étage les tenants de la pensée française que ce détail américain ne fait même plus sourire : Est-il impossible, après tout, d'avoir quand même de l'esprit au faîte d'un gratte-ciel ?

À ces hauteurs, à la salle J, un banquet nous attend. Le plus digne des prêtres présents bénit la table, puis la conversation des convives se poursuit assez tard. C'est déjà un bienfait pour ces hommes venus de tous les points de la Nouvelle-Angleterre de se retrouver ainsi dans la plus respectable intimité, et d'échanger les nouvelles des divers groupes de la famille.

Enfin, le président se lève pour annoncer le conférencier. Depuis 1899, la liste de ceux qui saisirent cet auditoire contient les noms de plusieurs orateurs venus de France, et de quelques-uns venus du Canada et de la Belgique. Le texte de leurs travaux est aux archives et sera un jour publié, paraît-il.

Assez souvent l'un des sociétaires, après la conférence, fait part de ses observations, ou bien livre aux confrères la trouvaille d'un détail documentaire.

Le soir du trente octobre dernier, M. l'abbé Beaudé présentait à la Société et à ses hôtes M. l'abbé Lionel Groulx. On a pu apprécier, dans le Devoir du neuf novembre, l'allocution délicate et bien académique du vice-président. Une ovation salua l'orateur annoncé. Ainsi, quand une épidémie condamne chez nous au silence ce professeur de fierté française à l'Université Laval de Montréal, il vient obligeamment au pays des Bostonnais rappeler aux Franco-Américains leurs origines qui sont les nôtres, heureux s'il peut du même coup illustrer, au profit de quelque professeur au repos, l'art d'enseigner l'histoire de son pays !

On aura saisi, par les réflexions qui précèdent, combien les « missions » de ce genre sont chose opportune si l'on veut que tous les groupements de la famille continuent de se comprendre et de s'entr'aider. La Société historique franco-américaine ne prétend pas être un instrument direct d’action populaire. Elle se recrute parmi une élite, parmi ceux qui suivent le mouvement des idées tout en étudiant le passé. Elle entretient un feu sacré, plus encore, elle conquiert à nos frères un incontestable prestige devant les milieux universitaires et l'élite américaine qui en sort. Plus tard, à mesure que les études secondaires bilingues, plus répandues, espérons-le, auront multiplié les intellectuels chez la génération franco-américaine, ce sera un foyer capable d'en allumer d'autres. Du reste, les sociétaires sont aussi des plus fervents de l'Union Saint-Jean-Baptiste d'Amérique et des Canado-Américains, ils sont de ceux qui peuvent davantage infuser la vie avec la pensée à ces organisations plus populaires. On le voit, il est bon, pour nous et pour eux, que nous gardions contact avec ces intéressants semeurs d'idées.

Il y aurait de l'impertinence à tenter l'appréciation d'une conférence que M. Groulx va bientôt donner au public de Montréal. Quelques réflexions en marge. Pour cette année, il a choisi la période du régime français de notre histoire nationale, afin sans doute d'éviter les questions modernes, où « des allusions diaphanes », dont a parlé l'abbé Beaudé, tout en incitant «  les jeunes générations à continuer et à parachever l'oeuvre de leurs morts », avaient le don d'exaspérer certain public unilingue qui n'y comprenait rien.

Le projet d'études sereines qu'annonce ce choix, n'empêche pas le professeur de garder à ses thèses historiques le ton et l'ardeur d'une apologétique nationale. Rien de tel que les fortes habitudes. Ainsi la paix va-t-elle sans doute ennuyer plus d'un vaillant troupier habitué à l'amer baiser de la cartouche.

C'est qu'aussi bien, en choisissant de rester français, il semble que nous ayons fait la gageure de tenir tête au genre humain à certains jours, « un beau devoir, en vérité, et difficile. »

Il a donc fallu établir, premièrement, que nous sommes d'origine française; deuxièmement, que nos pères vinrent des parties les plus françaises de la France du dix-septième siècle, et troisièmement, que dans ces parties, les pères de la Nouvelle-France ont choisi les éléments les plus sains de corps et d'âme, pour fonder les familles du Canada naissant.

Cette troisième partie est capitale, elle répond aux calomnies les plus vieilles et les plus tenaces contre nos grands-pères et nos aïeules. Les deux premières auraient moins d'importance en elles-mêmes, si toute erreur historique ne méritait pas son procès, et si nous n'avions pas le devoir d'opposer un solide démenti aux légendes dont on se fait une arme contre notre parler et contre notre désir de le garder.

Nous avons commencé par sourire devant ceux qui tiennent si souvent à métisser notre ascendance. Les Américains ont pris le parti de se glorifier comme d'un quartier de noblesse, d'avoir quelque squaw parmi leurs ancêtres; c'est du moins ce qu'on affirme de la seconde femme du président Wilson. Peut-être cette coquetterie réussirait-elle mieux chez nous à détruire la fable, on ne sait jamais. Croit-on, par exemple, que l'on diminue en quoi que ce soit la noble et grande figure de Mgr Laflèche, en rappelant qu'il y avait chez lui du sang indien, et de source rapprochée? Lui ferait-on réellement un honneur plus grand en essayant d'avancer qu'à son sang de Français se serait mêlé celui, disons, d'une race supérieure quelconque ?

Toujours est-il. que nous n'aimons pas être traités de sauvages, ni par des journalistes imbéciles, ni par des académiciens, gens d'esprit par état. Nous prétendons que ce n'est pas simple susceptibilité, mais légitime souci de la vérité. Et puisque l'on cherche à tourner cette niaiserie en injure, nous ne pouvons qu'applaudir à la conclusion où le conférencier exprime avec éloquence son honnête indignation : « Nous voulons bien être admis dans la grande famille française, mais nous ne voulons pas que ce soit par la porté de l'humiliation. » C'est-à-dire que, plus exactement, nous entendons bien rester de la grande famille française, puisque nous en avons toujours été, mais nous n'aimons pas que ceux qui nous découvrent, aient toujours l'air de s'ébahir comme les Parisiens de Montesquieu devant le Persan : «  Ah ! Monsieur est Canadien français, comment peut-on être Canadien et Français ? » Il faut à la fin imposer des limites à la badauderie, si innocente qu'on la suppose.

C'est la tâche du conférencier. Il accumule les preuves, les chiffres consciencieux, les témoignages les plus irrécusables.

Une conférencière a récemment expliqué aux Bostonnais que nos gens ont peu de sympathie pour la France, ce qui est un mensonge, parce qu'ils ne sont pas Français mais Bretons d'origine, ce qui en est un autre, et très injurieux pour les Bretons, qui sont d'autant meilleurs Français qu'ils sont de meilleurs Bretons, comme chacun sait. M. l'abbé Groulx rétablit les faits. Ce nous serait un sujet de fierté de descendre des Bretons. Il nous suffit de savoir que nos pères vinrent de toutes les parties de la France, surtout des provinces du centre, de l'ouest et du nord-est, et même du midi, mais de ce côté, en bien petit nombre, à notre regret ! L'orateur aligne ses démonstrations, suivi avec un intérêt toujours croissant, malgré le mauvais chant que font entendre, d'une salle voisine, des Américains qui devancent peut-être les joies de la victoire.

La documentation est fortement nourrie. Il a fallu dépouiller et remettre au point ce que les historiens ont écrit depuis Garneau jusqu'à Salone, compléter les citations de ce dernier, mettre toutes ces preuves en face des affirmations aventureuses, et ramasser toute cette riche substance en un texte qui nous a paru trop court. Ce texte doit faire le voyage de France, selon le voeu du R. P. Rochain, de Worcester. Il y a tout à parier que M. Barrès, en le lisant, revisera ses jugements du temps de la guerre. Il reviendra à une époque où la paix lui laissait le loisir de réfléchir, de parler du miracle canadien, d'affirmer aimablement que la race française au Canada s'est aérée — ce que nous entendons naturellement dans le sens flatteur du mot —,d'écrire enfin dans sa préface au livre de M. de Beauvau-Craon, que nos pères furent de noble race.

On escompte à l'avance, à la Société historique franco-américaine, le plaisir d'entendre au printemps M. Montpetit parler des Canadiens français d'aujourd'hui, de ce qu'ils sont et de ce qu'ils peuvent être.

Il ne peut pas être assez dit combien sont opportunes ces missions d'Action française chez nos frères des ÉtatsUnis.

(1) À l'exception de l'America , publiée sous la direction des Jésuites, du Catholic Church Extension Magazine, dirigé par Mgr Francis Kelly, un ami sincère de notre peuple, du Collier's, dont le rédacteur principal, un catholique, vient de mourir, et enfin, du New-York Evening Post, où quelques-uns des nôtres ont pu se faire lire, on peut dire que l'ensemble de la presse américaine a répété contre nous ce qui s'imprimait en ce sens à Montréal, Ottawa ou Toronto.

(2) On voudra bien croire que ceci donne exactement et presque mot à mot la pensée d'hommes sérieux, de l'élite des plus fervents Franco-Américains nés aux États-Unis, et qui ont étudié dans des collèges de chez nous.

(3) Dans le deuxième tome du Congrès de la langue française à Québec (1912), on trouvera l'intéressant mémoire présenté par M. Arthur Favreau, de Boston, sur les origines et les activités de cette Société, alors âgée de quatorze ans.

(4) On se rappelle que le disert président représentait la Société aux fêtes de Champlain, à Plattsburg (1909), et qu'il fit honneur à l'éloquence française, à côté de M. Jusserand, de M. Rodolphe Lemieux et de M. A.-P. Pelletier. On n'a pas oublié non plus le discours, un peu pessimiste peut-être, mais d'une si belle tenue littéraire, que prononça M. le docteur Bédard au congrès de Québec (1912).

Source : Georges Courchesne, « Une soirée d’action française à Boston », dans L’Action française, Vol. 2, No 11 (Novembre 1918) : 510-519. Quelques erreurs typographiques ont été corrigées.

© 2001 Claude Bélanger, Marianopolis College