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2001-08-13

Bourassa, Henri, « Les Franco-Américains », Le Devoir, 1915. (Série de trois articles sur la situation des Franco-Américains)

[Note de l’éditeur : En septembre 1915, Henri Bourassa se rendit au 8ième congrès de l’Union Saint-Jean-Baptiste d’Amérique qui s’est tenu à Worcester. Le grand tribun était l’un des invités d’honneur. À son retour, il publia une série de trois articles dans Le Devoir.]

Premier article

Les pessimistes et les sceptiques ont souvent prédit l'absorption graduelle et rapide des Franco-Américains dans le grand-tout yankee. À Worcester, l'autre jour, en présence du plus magnifique auditoire français qu'il m'ait encore été donné de rencontrer aux États-Unis, le plus vibrant, le plus sympathique, le plus intelligent, le plus représentatif, je rappelais un souvenir déjà vieux de près de trente ans, ma première impression des hommes et des choses de la grande république.

On m'avait envoyé au collège de Holy Cross, poursuivre mes études d'anglais. Ferdinand Gagnon venait de mourir, jeune encore, usé à la tâche ardue de relever le niveau moral, intellectuel, économique et social des Canadiens-français émigrés aux États-Unis. Il avait lancé successivement quatre journaux français : la Voix du Peuple, l'Étendard national, le Foyer Canadien et le Travailleur. Il stimulait partout l'établissement de sociétés nationales. Il ne manquait aucune occasion d'induire ses compatriotes à se faire naturaliser citoyens américains, afin de travailler avec plus d'efficacité à la préservation de leur patrimoine religieux et ethnique. Tous rendaient hommage à son patriotisme désintéressé, à son merveilleux talent d'organisation, à son inlassable énergie.

« Mais, ajoutaient invariablement la plupart de ses admirateurs et de ses amis, son oeuvre va périr avec lui. La conservation de la langue et de la mentalité françaises aux États-Unis est une utopie. De cet immense creuset où bouillonnent et se fondent tous les éléments hétéroclites venus d'Europe, il ne peut sortir qu'un composé ethnique dont la base principale et la forme extérieure seront tout anglaises. Voyez avec quelle rapidité les Celtes, les Germains, les Slaves et les Latins eux-mêmes, y compris les Français de France, s'assimilent et deviennent en peu d'années plus américains que les descendants des Pilgrim Fathers et des quakers de William Penn. Tous ces éléments divers apportent des modifications profondes aux moeurs, au tempérament, aux facultés du peuple américain, et même à son apparence physique. Mais la langue et la formation intellectuelle restent anglaises, comme les lois et la constitution. Comment les seuls Canadiens-français, noyés dans cette mer de métal en fusion, pourraient-ils rester réfractaires! »

« Et puis, ajoutaient les gens pratiques, il n'est pas désirable que les Canadiens-français s'isolent dans la grande nation américaine. S'ils veulent participer à tous les avantages matériels du pays, il leur faut se mettre au diapason de tout le monde, parler la langue, de tout le monde, vivre la vie de tout le monde. »

Jusqu'à la fin, Ferdinand Gagnon avait lutté contre les sceptiques et contre des pratiques. Trois ans avant sa mort, dans le meilleur peut-être des discours que ses amis ont pieusement conservés, il adjurait ses compatriotes de résister à l'assimilation.

« Devenez citoyens américains, leur disait-il, c'est votre devoir. Protégez vos intérêts en devenant électeurs; soyez loyaux aux constitutions; jouissez en paix des libertés qu'elles accordent. Mais n'allez pas vous courber devant les préjugés; n'allez pas vous confondre dans un mélange hybride de croyance, d'erreurs et de liaisons hétérogènes. Restez Français par la langue, Canadiens-français par la foi, et que vos enfants suivent votre exemple (1) . »

« Canadiens-français par la foi » c'est-à-dire catholiques. Ce patriote éclairé ce vrai croyant, avait compris — toute son oeuvre le prouve — que non seulement la langue, commune à tous les fils de France, mais les traditions particulières des Canadiens-français sont le plus sûr garant humain de la conservation de leur foi religieuse. Il avait aussi compris que deux siècles et demi d'enracinement dans le sol d'Amérique avaient donné aux Canadiens-français une force de résistance à l'absorption, qui fait entièrement défaut aux nouveaux-venus d'Europe, aux Français comme aux autres. Cette connaissance profonde des faits et des lois qui dominent les races et le monde a donné raison à Ferdinand Gagnon contre tous les désespérés de la survivance française, contre tous les protagonistes de l'assimilation, du désarmement, de la fausse conciliation.

J'étais revenu au Canada, partagé entre mon admiration pour la pensée et l'oeuvre de Gagnon et les doutes suggérés par les pronostics de ses contradicteurs.

À quelques années de là, je visitais deux ou trois villes de la Nouvelle-Angleterre. J'avais déjà goûté à la coupe amère de la politique canadienne. Je connaissais la pensée et les calculs de nos apostats, de nos conciliateurs, de nos hommes pratiques. « À quoi bon lutter? disaient-ils, pour excuser leurs reculades. La langue française n'a aucune chance de survie en Amérique. Elle expire aux États-Unis; elle va bientôt disparaître du Canada anglais. Quand la province de Québec ne sera plus qu'un faible îlot, battu de toutes parts par le flot anglo-saxon, elle ne tardera pas à être submergée. » Ces paroles navrantes, je les avais entendues tomber des lèvres d'hommes haut placés, de ceux même à qui le peuple canadien-français avait aveuglement confié la défense de ses droits et la garde de ses destinées.

À mon grand étonnement, je retrouvais les groupes franco-américains plus nombreux, plus forts et plus vivants que jamais. Mais dans les classes dirigeantes, les sceptiques dominaient encore. « Ce qui nous tient, disaient-ils, c'est le flot constant de l'émigration de la province de Québec. Ce sont les nouveaux arrivés qui parlent français et conservent les traditions de la race. La deuxième génération est vite absorbée. Que l'immigration cesse, et l'assimilation aura la condamnation à mort. » Ils y mettaient d'autant plus de rondeur satisfaite qu'ils avaient joliment amassé d'écus, depuis dix ans. Ils attribuaient leurs succès matériels à leur apostasie et ne doutaient nullement que leur exemple dût porter ses fruits : les Esaü devraient être nombreux parmi les centaines de mille pauvres diables venus du Canada aux États-Unis sans autre objet immédiat que celui d'accroître leur bien-être matériel.

À peu de temps de là, le mouvement migrateur du Canada français aux États-Unis se ralentit, puis cessa complètement. C'était l'éventualité redoutée par les trembleurs, espérée par les renégats.

* * * * *

Quinze ans se sont passés et j'ai retrouvé, l'an dernier et cette année, les mêmes centres et d'autres encore, plus français, plus catholiques que jamais; et, ce qui ne gâte rien, leurs conditions sociales et économiques se sont prodigieusement améliorées. Ils ont donné le démenti aux sceptiques en conservant leur langue et leur mentalité françaises; ils ont prouvé que les gens pratiques avaient doublement tort et qu'il est possible d'améliorer son sort matériel tout en restant fidèle à sa foi, à sa race, à sa tradition morale et intellectuelle.

Naturellement, c'est cette progression matérielle qui frappa l'esprit au premier abord. Il y a trente ans, il y a quinze ans encore, on désignait sous le nom de petit Canada le quartier des villes industrielles où s'entassaient, dans de vastes baraques de bois, les multiples familles de Canadiens-français. La plupart des hommes et trop de leurs enfants, garçons et filles, alimentaient les filatures de coton et les autres usines où ils remplissaient les fonctions les plus infimes et les plus pénibles. Par ci, par là, la plaque traditionnelle du médecin au nom français marquait la seule supériorité sociale, en dehors du clergé encore trop peu nombreux; et la clientèle de ces médecins, souvent improvisés à la faveur de lois très élastiques, ne s'étendait guère hors des frontières de la colonie canadienne.

Aujourd'hui, les petits Canadas sont choses du passé. Les Franco-Américains ont abandonné leur sales tenements et leurs vilains quartiers aux nouveaux-venus : Portugais, Slaves ou Hongrois. Ils sont montés à l'assaut paisible mais constant des quartiers bourgeois et aristocratiques. Les noms de chez nous s'étalent partout sur les enseignes de commerce, depuis la boutique du barbier jusqu'aux portes à glaces biseautées des grands magasins à rayons. Le nom et les titres de l'avocat franco-américain s'inscrivent fièrement au beau milieu de la longue énumération des occupants des bureaux les plus fashionables et les mieux aménagés. La plaque de cuivre du médecin franco-américain brille au pignon des cottages les plus coquets, des maisons bourgeoises les plus solides des rues aristocratiques. Elle marque non seulement la profession de l'habitant mais son titre de propriété. Et cette aisance solide, le médecin franco-américain l'a souvent acquise, en grande partie, de sa clientèle anglophone et protestante, à laquelle il n'a sacrifié ni sa croyance religieuse, ni sa langue, ni ses traditions françaises. Il doit même généralement sa popularité à ses qualités natives de politesse, de cordialité et de psychologie plus affinée.

Ce seul fait prouve la valeur économique des traditions françaises; et aussi que les Américains sont plus civilisés et plus larges que nos Anglo-Canadiens. Nous reviendrons sur cet aspect de la situation des nôtres aux États-Unis.

* * * * *

Cette aisance matérielle éclate davantage dès qu'on rencontre les Franco-Américains en groupes nombreux : à l'église, dans les réunions publiques, les fêtes champêtres, etc. Mais ce qui frappe en même temps l'observateur qui cherche l'âme sous les apparences matérielles, c'est que les Franco-Américains sont infiniment plus français d'esprit, tout en étant plus américains, qu'il y a un quart de siècle. L'assurance du ton, le sans-gène de la tenue, l'étalage des toilettes et des automobiles, sont déjà corrigés par un goût plus affiné, par une cordialité de bon aloi et une dignité d'allure qui promettent de faire du Franco-Américain un type à part, composé de quelques-uns des meilleurs éléments de la civilisation des deux continents. Pour qui a connu le vrai Canayen des States, tel qu'il s'épanouissait dans toute sa suffisance, il y a vingt-cinq ou trente ans, alors qu'il avait imbibé les pires travers du Yankee de fraîche date tout en gardant les naïfs défauts du Canadien colonial, le contraste est tout simplement merveilleux. Et cette transformation éclate davantage dès que l'on éveille l'âme collective, que l'on fait vibrer la meilleure fibre franco-américaine, faite de l'amour inviolable du passé, des nobles fiertés du présent, des légitimes ambitions de l'avenir.

Que l'on me pardonne cette note de l'orateur déjà vieilli dans le métier : j'ai rarement rencontré, au Canada, et même en France, des auditoires plus répondants, plus aptes à saisir les nuances de la pensée, à laisser paraître avec plus de discernement et de spontanéité leur appréciation des idées et des sentiments les plus divers, que ces foules de Woonsocket, de Lewiston et de Worcester.

À Worcester, il est vrai, se trouvaient réunis les représentants de plus de deux cents villes et villages franco-américains, venus d'une trentaine d'États différents, du nord, de l'est et de l'ouest. Mais ailleurs, je n'ai rencontré que des auditoires absolument locaux et largement composés d'ouvriers en simple tenue de travail. De décade en décade, cette transformation tout avantageuse m'a frappé profondément.

Deuxième article

La conservation des Franco-Américains, la graduelle évolution qui fixe leur type à côté du nôtre dans l'ordre des groupes ethniques de langue et de mentalité françaises, tiennent à quelques causes principales.

C'est, en premier lieu, celle que j'ai signalée samedi et qui est commune aux deux peuples : l'acclimatation des Canadiens-français à l'ambiance américaine et leur facilité d'adaptation au milieu qu'ils habitent. C'est ensuite le régime paroissial, qui a sauvé le Canada français et qui a fait davantage pour les Franco-Américains, puisque c'est la paroisse qui est la pierre angulaire de toutes leurs institutions nationales et religieuses : églises, écoles, orphelinats, cercles d'études et de récréation.

Partout, aux États-Unis, l'on peut mesurer le degré de conservation et d'avancement des Franco-Américains à l'aune du zèle et de l'intelligence des prêtres qui ont fondé et dirigé les paroisses, des communautés religieuses qui ont formé l'enfance. Dans la mesure où les curés ont été apostoliques et français, où les instituteurs ont gardé ou inculqué à leurs élèves le culte de la langue et des traditions, les Franco-Américains sont restés catholiques et français, tout en devenant américains. Les déchéances ont été plus nombreuses, l'assimilation a exercé plus de ravages, là où les curés ont trop exclusivement borné leur ardeur à l'établissement d'oeuvres de charité ou, pis encore, à thésauriser pour eux-mêmes ou pour leurs paroisses; là aussi où les instituteurs ont trop cédé aux exigences des parents désireux de faire donner une formation trop anglaise à leurs enfants.

Ce préjugé est encore assez généralement répandu chez les Franco-Américains. Saurait-on s'en étonner quand l'on sait quelle emprise il a sur tant d'esprits dans notre province toute française ? Les curés et les communautés enseignantes qui réagissent contre ce système arriéré ont d'autant plus de mérite que, d'une façon générale, aux États-Unis comme au Canada anglais, les autorités pédagogiques de l'État sont encore tout imbues de l'idée simpliste et utilitaire qu'il faut prédominer partout dans l'enseignement. Les méthodes bilingues modernes, en usage au pays de Galles, en Suisse, en Belgique, en Hollande, en Allemagne — les pays les plus avancés dans l'étude des langues — ne sont pas encore adoptées aux États-Unis. Elles y font leur chemin, pourtant. Et l'on peut prédire à coup sûr que l'enseignement du français sera en honneur dans toute la Nouvelle-Angleterre, longtemps avant que la stupide obstination de nos anglicisateurs désarme devant le vrai progrès. L'an dernier, un prêtre polonais a fait, en pleine séance de la Commission parlementaire d'éducation de la Législature du Massachusetts, un plaidoyer en règle pour l'école confessionnelle et l'enseignement des langues maternelles. Il a eu, paraît-il, un prodigieux succès.

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Le besoin le plus pressant et le plus général des Franco-Américains, c'est l'établissement d'écoles secondaires pour les garçons. Grâce au dévouement inlassable de nos communautés de femmes, les jeunes filles sont mieux pourvues. Les Révérends Pères Assomptionnistes ont établi, à Worcester, un collège classique où il semble bien que l'on conservera la langue et les traditions françaises, adaptées aux conditions d'Amérique; c'est dire que l'on n'y méprise pas, comme ont fait trop souvent, les communautés françaises en pays de langue anglaise, les expériences canadiennes.

Aux États-Unis, comme dans l'Ouest canadien, la plupart des religieux, des prêtres et des évêques français, ont commis l'erreur profonde de penser que la meilleure manière de servir les intérêts de la religion et de la race, c'était d'accepter comme une faveur des bribes de privilèges que nous, les pionniers de l'Amérique du Nord, avions appris à réclamer comme un patrimoine de naissance; et aussi d'accepter comme inévitable l'anglicisation de tous les peuples du continent. Il n'est que juste d'ajouter que le plus grand nombre est revenu graduellement à une notion plus exacte de la situation.

Les fondateurs du collège de l'Assomption ne sont pas tombés dans cette erreur. Souhaitons que cet esprit se conserve et engendre de nouvelles fondations, d'inspirations catholique et française, surtout pour l'enseignement commercial et technique que la plupart des jeunes Franco-Américains sont forcés d'aller recevoir dans les écoles de l'État, sans âme, sans moralité ferme, et tout anglaises de ton et d'allures.

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La deuxième cause principale de l'étonnante conservation des Franco-Américains, c'est le développement de leurs organismes économiques. Longtemps, ils ont cru, comme nous et comme trop de Français, que le patriotisme et les « affaires » n'ont rien de commun. Le spectacle de l'action collective des races rivales, et particulièrement des Irlandais, leur a ouvert les yeux sur la nécessité de grouper leurs forces économiques et de faire bénéficier leurs propres institutions de l'appoint de leurs épargnes et de leur richesse grandissante.

L'Union Saint-Jean-Baptiste est la plus connue et la plus puissante de ces fondations. Son président général, M. Henri Ledoux, est l'un des types les plus complets de la nouvelle génération franco-américaine. Né aux États-Unis, d'un père et d'une mère également nés en terre américaine, il est l'exemple vivant de la force de résistance à l'assimilation. Profondément catholique, nettement français de coeur, d'esprit et de langue, il est en même temps citoyen américain dans toute la force du mot. Il a le culte des traditions, un sens très net des réalités vivantes et une calme et robuste confiance dans les espérances de l'avenir. Appelé à une heure critique à rétablir la paix et l'unité dans la société dont il est le chef, son influence et sa force se sont rapidement affirmées. Il est puissamment secondé dans son travail par le génial secrétaire-général de l'association, M. Vézina, de Woonsocket.

Les chefs de cette intéressante société ne bornent pas leur action aux oeuvres d'assurance et de secours mutuels : ils supportent et activent tous les mouvements propres à alimenter la vie nationale des Franco-Américains.

D'autres oeuvres également intéressantes sont les sociétés du genre du Club Ferdinand Gagnon, de Nashua, et du Conseil de Ville Modèle, de Holyoke. Ces associations ont pour objet principal de hâter la naturalisation des Canadiens-français et de les préparer à jouer le rôle de citoyens américains. Ces groupements ont l'énorme avantage de n'être pas à base de parti. Ils contribuent ainsi à réprimer le fatal esprit de parti, dont les Franco-Américains étaient presque aussi infestés que nous.

Troisième article

Sans doute, à ce beau tableau, il y a des ombres. Les Franco-Américains sont encore atteints, comme nous, de l'esprit de chicane et de jalousie. Ils gâtent parfois leur cause par des divisions intestines ou des intempérances de langage. Il y a encore parmi eux trop de partisans de la fausse conciliation, trop de victimes du respect humain et de l'ambiance anglicisatrice. On parle encore l'anglais au foyer, dans les relations sociales et professionnelles. Mais ces défauts sont en baisse. Les apostasies nationales se font de plus en plus rares. Les traductions de noms, de Roy en King, de Boileau en Drinkwater, ont disparu. On cesse partout d'avoir honte de son sang et de sa langue. On comprend de plus en plus que la préservation de la langue, loin d'être un inconvénient et une charge, est un précieux avantage. Cette évolution est accélérée par la considération grandissante dont les Franco-Américains jouissent aux États-Unis. Ils s'aperçoivent que la conservation de leur langue et de tout ce qui fait leur caractère propre, loin de les isoler dans la nation américaine et de leur attirer le mépris de leurs concitoyens, les relève dans leur estime, et particulièrement dans celle des Américains de vieille souche.

C'est par là surtout que la situation des Franco-Américains s'améliore davantage objectivement. On peut affirmer que, dès aujourd'hui, les Franco-Américains sont infiniment mieux traités, dans toute la Nouvelle-Angleterre, que les Canadiens-français et les Acadiens dans n'importe laquelle des provinces anglaises du Canada. Et cette situation, ils la tiennent indépendamment de leur puissance numérique et de leur influence électorale, laquelle est encore loin de correspondre à leur nombre.

* * * * *

Qu'on me cite une seule province anglaise du Canada où un Canadien-français serait porté au faîte des honneurs politiques et réélu quatre fois par une majorité aux trois-quarts anglo-protestante. C'est le cas de M. Pothier, quatre fois nommé gouverneur du Rhode-Island, élu de plus à la présidence de l'une des institutions financières les plus puissantes de la Nouvelle-Angleterre, l'Union Post, de Providence.

Un cas peut-être encore plus typique, c'est bien celui de M. Pierre Bonvouloir, trésorier général de l'Union Saint-Jean-Baptiste. Catholique et français, pour vrai, de plus démocrate, M. Bonvouloir est contrôleur général des finances de la ville de Holyoke, aux trois-quarts protestante, de langue anglaise et républicaine. M. Bonvouloir a été élu à cette charge, par le suffrage populaire, chaque année, depuis plus de vingt ans, et presque toujours sans opposition. Quelqu'un demandait un jour à un Américain, protestant et républicain, pourquoi il ne songerait pas à faire opposition à M. Bonvouloir. « Opposition to Bonvouloir! Just as well start a rebellion in Holyoke! »

Notez que cet homme d'un rare mérite est à la tête de tous les mouvements français, de toutes les oeuvres paroissiales, de toutes les entreprises sociales ou économiques propres à aider ses compatriotes et qu'il a une mentalité française infiniment plus intacte que celle de la plupart de nos hommes publics.

Dans tous les centres de la Nouvelle-Angleterre où les Franco-Américains comptent un quart ou un tiers de la population — ce qui ne représente généralement qu'un huitième ou un sixième des votes populaires — ils détiennent quelques-uns des emplois publics les plus importants, les uns dépendant du pouvoir administratif, les autres du suffrage universel.

* * * * *

Y a-t-il une seule cité, une seule ville, une seule bourgade du Canada anglais où les Canadiens-français jouissent de privilèges analogues ?

Sans doute, il y a des points douloureux, entre Irlandais et Franco-Américains surtout. Toutefois, je ne crois pas qu'il existe, en un diocèse quelconque de la république américaine, une situation comparable à celle qui est faite au clergé et aux fidèles de langue française du diocèse de London. Et je doute fort qu'il fût permis à un seul prêtre irlandais des États-Unis d'insulter impunément, dans un journal protestant, à la mémoire d'un archevêque et à l'autorité d'un cardinal, comme M. l'abbé Whelan a pu le faire, sans subir la moindre réprimande.

A l'ouverture du Congrès de l'Union Saint-Jean-Baptiste, le gouverneur du Massachusetts, M. Walsh, Irlandais catholique, a rendu aux Franco-Américains, à leurs traditions, à leur système scolaire, un hommage vibrant et sans réserves. Il les a loués particulièrement du zèle qu'ils mettent à conserver leur langue. Notez bien que la majorité anglaise et protestante du Massachusetts est proportionnellement beaucoup plus forte que celle du Maine, du Rhode-Island ou du New-Hampshire.

Le gouverneur-général du Canada, le lieutenant-gouverneur ou le premier-ministre d'une seule des provinces anglaises du Canada, oseraient-ils prononcer une semblable parole, en ce pays de liberté où, paraît-il, la constitution canadienne et le drapeau britannique garantissent aux deux races « une parfaite égalité de droits » ?

La semaine dernière, à une réunion de Franco-Américains républicains, M. Cabot Lodge, sénateur, a prononcé un discours en excellent français. Aucun journal américain, de l'un ou l'autre parti, n'a songé à s'en étonner. Presque le même jour, M. Rowell, leader du parti libéral dans l'Ontario, a osé balbutier quelques mots de Parisian French, made in Toronto, devant un auditoire de Canadiens-français. L'un des principaux organes du parti conservateur a dénoncé ce crime. Ces deux incidents donnent l'exacte mesure de l'esprit qui domine des deux côtés de la frontière.

Selon toute vraisemblance, la supériorité de la situation morale des Franco-Américains sur celle des Canadiens-français va s'accentuer de jour en jour, d'année en année. Ajoutez à cela la comparaison des situations matérielles, la croissance de la misère, des impôts et des charges accumulés sur nos têtes par la participation irraisonnée du Canada à la guerre européenne; et vous comprendrez sans peine que les Franco-Américains songent de moins en moins à regretter leur changement de patrie et d'allégeance.

Tandis qu'ils croissent chaque jour en puissance morale et matérielle, qu'ils se débarrassent peu-à-peu de la mentalité coloniale, qu'ils acquièrent le sens et la pratique de la dignité nationale, qu'ils affermissent et coordonnent leurs forces d'action religieuse, et de solidarité française, nous nous enfonçons plus avant dans le servilisme colonial, nous laissons sacrifier partout les minorités françaises et catholiques, nous négligeons nos devoirs nationaux pour assumer des obligations contraires à nos traditions, à la pratique d'un siècle, à la dignité même d'un peuple libre. Cette double évolution marque de plus en plus profondément les traits qui différencient le peuple franco-américain des Canadiens-français.

Il fut un temps où nous allions porter aux exilés le réconfort du patriotisme canadien-français. Il serait plus utile pour nous, aujourd'hui, d'aller demander aux Franco-Américains des leçons de dignité et d'énergie nationales.

P. S. — Mes nombreux amis des États-Unis voudront bien ne pas croire qu'en citant les noms de MM. Pothier, Ledoux et Bonvouloir, j'ai méconnu le mérite d'un grand nombre de Franco-Américains marquants, qui travaillent avec un égal dévouement à l'oeuvre nationale. J'ai choisi ces trois hommes, parmi ceux que j'ai le mieux connus, parce que, très différents de caractère, d'aptitudes et de situation, leur travail et leurs succès illustrent à merveille la marche ascendante de la race. Je n'ai pas nommé de prêtres, parce que l'oeuvre admirable du clergé franco-américain est beaucoup mieux connue chez nous que celle des laïques; et du reste, le travail accompli aujourd'hui par les chefs laïques est, dans une large mesure, la résultante du travail préparatoire accompli par le clergé depuis un demi-siècle.

(1) Ferdinand Gagnon, sa vie, ses œuvres, Worcester, 1886, page 172.

Source : Ces trois articles furent originellement publiés dans Le Devoir du mois de septembre 1915. Ils furent reproduits dans le Bulletin de la Société historique Franco-Américaine, Nouvelle série, Vol. 2, 1956, pp. 158-167. Le texte original a été reformaté pour cette édition sur le web.

© 2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis College