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Last revised:
23 August 2000


Siegfried: the Race Question

André Siegfried, Le Canada, les deux races: problèmes politiques contemporains, Paris, 1906.

CHAPITRE II

L'ÉGLISE CATHOLIQUE

I - SON RÉGIME

[Note de l'éditeur: toutes les notes de bas de page qui paraissent dans l'édition de 1906 ont été reportées à la fin de chaque chapitre et renumérotées.]

 

Sur 5.371.000 habitants, le Canada contient 2.229.000 catholiques, dont 1.429.000 dans la seule province de Québec (1). L'Église trouve donc son principal appui dans le pays français et, si l'on excepte l'élément irlandais assez important, on peut dire d'une façon générale que, dans l'Amérique britannique, les Français sont catholiques et les Anglais protestants. Ce fait est la clef de toute la situation politique du Dominion ; aussi ne faut-il jamais craindre d'y exagérer la place tenue par la religion : qu'il s'agisse de catholiques ou de réformés, elle est énorme. Sur les Canadiens français en particulier l'ascendant clérical est si fort qu'il convient sans doute d'y voir le facteur essentiel de leur évolution.

On a trop dit qu'en matière ecclésiastique la séparation est devenue la règle dans le Nouveau Monde. C'est vrai pour les protestants, mais ce n'est pas tout à fait exact pour l'Église romaine, considérée dans son camp retranché de Québec : elle y jouit en effet d'un véritable régime de privilège.

Hâtons-nous de reconnaître du reste qu'elle tient, sur les bords du Saint-Laurent, une place à part, qu'elle a de tout temps été pour ses disciples une protectrice fidèle et puissante, que notre race et notre langue lui doivent peut-être leur survivance en Amérique. Cette situation exceptionnelle lui permettait, dès la conquête, de revendiquer du vainqueur lui-même des droits spéciaux. A bien des égards, les avantages archaïques qu'elle conserve sont la reconnaissance de services rendus à notre nationalité. N'est-elle pas doublement chère aux Canadiens, qui voient en elle non seulement le représentant de leur foi, mais encore le défenseur attitré de leur race !

Les garanties confessionnelles tenaient ainsi une large place dans les capitulations et traités qui livrèrent à l'Angleterre notre ancienne colonie. Les capitulations de Québec en 1759 et de Montréal en 1760 commencèrent par protéger les vaincus contre une persécution religieuse qu'ils redoutaient par-dessus tout. Le traité de Paris, en 1763, confirma ces assurances préliminaires et reconnut formellement aux annexés le droit « de professer et d'exercer librement leur culte, conformément aux rites de l'Église romaine et dans les limites des lois britanniques (2). » Enfin le Quebec Act, voté en 1774 par le Parlement impérial, détermina d'une façon organique en quelque sorte les droits civils, politiques et religieux des Français.

On peut donc considérer le régime de l'Église catholique, dans la Colonie, comme résultant d'une espèce de concordat. Le Quebec Act a le caractère d'un traité presque autant que d'une loi. N'en devait-il pas être ainsi, presque nécessairement, dans un pays bilingue, où deux races vivent côte à côte sans se pénétrer ?

Les privilèges de l'Église au Canada français sont les suivants. Elle bénéficie tout d'abord d'une sorte de reconnaisance [sic] officielle. En effet, le Quebec Act, respectueux de la tradition française de l'ancien régime, et confirmé du reste en cela par le Code Civil de 1877, donne au clergé catholique le « droit de percevoir, garder, employer les revenus traditionnels qui lui sont dus, à condition toutefois que ce droit s'exerce seulement sur ceux qui professent la religion romaine (3) ».

Les protestants restent donc complètement indépendants. Mais il n'en est pas de même des autres citoyens qui, eux demeurent soumis à l'impôt ecclésiastique, tant qu'ils n'ont pas expressément déclaré, ou bien qu'ils se convertissent au protestantisme, ou bien qu'ils cessent d'appartenir à toute religion. Les catholiques libéraux ou libérés, les libres penseurs religieux, s'ils existent là-bas, subissent de ce fait une légère intimidation, puisque la loi les oblige à l'obéissance, ou alors les contraint à une petite apostasie, sévèrement jugée par l'opinion et en tout cas fort désagréable.

Ainsi classés, sauf protestation expresse de leur part, les fidèles sont astreints au paiement de la dîme (4), ou plus exactement du vingt-sixième minot de blé de leur récolte, car cette contribution n'existe officiellement que dans les campagnes : elle y ressemble absolument du reste à un impôt régulier, le clergé possédant pour sa perception un recours légal. Dans les villes, elle est remplacée par une taxe de capitation qui n'est pas d'habitude reconnue par la loi ; à plusieurs reprises cependant, des tribunaux en ont admis le caractère obligatoire et, comme elle n'est jamais pour ainsi dire contestée dans l'application, on peut pratiquement l'assimiler à la dîme. On voit donc clairement qu'en ce qui concerne cette question, la séparation de l'Église et de l'État n'existe en aucune façon.

Il est encore d'autres cas où le clergé peut recevoir l'appui du bras séculier pour le recouvrement de ses recettes. Lorsqu'il s'agit par exemple de construire une église, l'évêque, assisté du conseil de fabrique, frappe les contribuables de la paroisse d'une taxe spéciale, et il peut obtenir du Parlement un bill qui la rende obligatoire.

Répétons qu'aucun protestant n'est soumis à ces charges - ce qui vraiment est bien naturel - mais qu'il est difficile à un catholique, même indifférent, d'y échapper. Bon gré mal gré, il faut que tout le monde paie et les poursuites ne sont pas du tout tombées en désuétude. Elles sont cependant infiniment rares; le système est si bien enraciné, et depuis si longtemps, que personne ne proteste :les Français sont très dévoués à leur Église, les libres penseurs sont rares, les mangeurs de prêtres presque inconnus. Aussi ne parle-t-on jamais de supprimer cette survivance archaïque de la vieille France.

On pourrait croire que ces avantages importants, accordés à l'Église, ont pour contre-partie une certaine restriction de ses libertés. II n'en est rien : son organisation, sa hiérarchie échappent absolument au contrôle et même à la simple surveillance de l'État. Nous allons pouvoir en résumer les traits essentiels, sans avoir jamais à mentionner même le nom du pouvoir civil.

La paroisse canadienne, unité primordiale de la société ecclésiastique, est à peu près constituée sur les bases de la paroisse française. Elle est desservie par un curé et gérée par un conseil de fabrique, composé de marguilliers en charge et de marguilliers honoraires ; ils se renouvellent par cooptation, néanmoins c'est l'évêque qui, par l'intermédiaire du curé, a la haute main sur leur recrutement. De même, bien que les fabriques jouissent d'une certaine autonomie, il ne faut pas se dissimuler qu'elles sont - et de plus en plus - inspirées foncièrement par l'évêché.

Les nominations ecclésiastiques se font également avec une liberté complète. La désignation des curés appartient aux évêques ; celle des évêques au pape, dont le choix se fait sur une liste de trois noms (dignus, dignior, dignissimus), qui lui est présentée par les évêques en charge. Aucune intervention extérieure ne peut officiellement se produire, quoique la présence d'un délégué apostolique rende possible des négociations officieuses. Mais l'Église est assez puissante au Canada pour ne pas s'y prêter volontiers, et sa fierté se blesserait sans doute de certaines suggestions. Il faut entendre avec quel ton d'ironique dédain des membres du haut clergé canadien parlent de « ce Concordat, sous lequel un M. Dumay, qui est franc-maçon, nomme les évêques ! »

La création et la délimitation des diocèses n'échappe pas moins à l'État. Ce sont des affaires qui se règlent à Rome et dans lesquelles Ottawa n'a rien à dire. Aucune notification même n'est obligatoire. Ainsi l'Église forme bien « cette société parfaite, indépendante et complète » dont aiment à parler ses hauts dignitaires. Elle existe en dehors du pouvoir civil ; au-dessus de lui, prétendent-ils parfois et pensent-ils toujours. Nul n'ose, comme chez nous, proclamer la suprématie de l'État laïque.

La conception de la laïcité ne semble pas en effet avoir pénétré dans la Nouvelle-France. On voit bien vite, en la visitant, qu'elle n'a pas fait son 1789. L'état civil y est encore confié au clergé, et l'opinion publique trouve cela fort naturel. Même situation dans l'enseignement : il y a des écoles catholiques et protestantes, il n'y a pas d'écoles laïques au sens français du mot. Les inhumations enfin ne peuvent se faire que dans des cimetières confessionnels : un catholique, mort sans les sacrements, n'est pas admis dans le cimetière catholique; il faut que sa famille sollicite pour son cercueil une place au cimetière protestant ou israélite; le cas s'est présenté plusieurs fois. Mais là encore, malgré des protestations très vives, aucun réel mouvement de réforme ne se prononce. On conçoit bien la tolérance mutuelle entre des religions diverses, on ne veut pas admettre qu'il y ait place pour l'absence de religion.

La plupart des ententes ou concordats négociés avec le Saint-Siège ont tendu à restreindre l'intervention du clergé dans la politique. Au Canada, la liberté du prêtre à cet égard est restée entière. Aucune loi ne lui interdit d'aborder en chaire les questions publiques les plus brûlantes. Quant aux évêques, ils peuvent en toute sécurité jeter dans la balance le poids de leur autorité sacrée, par des lettres pastorales ou des mandements collectifs. Ils l'ont fait à plusieurs reprises, sans que le gouvernement, désarmé, ait trouvé le moyen de s'y opposer efficacement. Tout au plus a-t-on cassé quelques élections où l'ingérence cléricale avait vraiment dépassé les bornes et où l'on avait usé ouvertement du refus des sacrements pour gagner des voix. Mais ces invalidations demeurent très rares et les leaders libéraux eux-mêmes, quoique longtemps combattus par l'Église, reconnaissent au prêtre le droit strict de se mêler à la bataille électorale.

Ainsi, le clergé n'a guère qu'à se féliciter de sa situation légale. Nulle part il ne rencontre d'obstacle et, dans plus d'un cas au contraire, la loi elle-même vient à son aide. C'est seulement dans son propre domaine qu'il a trouvé des rivaux qui ne sont autres que les membres des ordres religieux.

Lors de la conquête, il avait été stipulé que les communautés de femmes ne seraient pas inquiétées (5). La même assurance n'avait pas été donnée aux Jésuites, Récollets et Sulpiciens; mais en fait le nouveau pouvoir les traita de la façon la plus tolérante. Seuls, les Jésuites disparurent vers la fin du XVIIIe siècle, et de par une loi leurs biens passèrent à l'État canadien. Les autres ordres par contre purent s'épanouir tout à leur aise, et les Sulpiciens en particulier se développèrent remarquablement.

Depuis une vingtaine d'années, le pullulement des congrégations au Canada a pris des proportions considérables ; les Jésuites sont rentrés et même un vote du Parlement de Québec leur a alloué deux millions de francs comme indemnité de la confiscation jadis subie par eux. D'autre part, la réputation catholique du pays, le libéralisme de son régime ecclésiastique, sans parler des lois anticléricales promulguées en France, ont attiré vers le Dominion des milliers de religieux. Quelques formalités, il est vrai, sont la condition de leur établissement, mais ce ne sont que des formalités ; ils doivent obtenir du Parlement provincial un bill qui leur est rarement refusé ; ils sont en outre soumis à l'autorisation de l'évêché. Cela fait, ils peuvent acquérir, recevoir des legs, sans être entravés en rien dans leur activité.

Cette activité des ordres religieux au Canada est très diverse. Le public les voit d'un bon oeil et approuve cordialement la plupart de leurs entreprises. Les uns se livrent à la contemplation; des quêtes fructueuses leur en fournissent aisément les moyens. D'autres s'adonnent à l'enseignement : les Sulpiciens par exemple ont la haute main sur les séminaires; les Jésuites tiennent une grande place dans l'instruction secondaire; les Frères des Écoles Chrétiennes s'occupent plus spécialement des écoles primaires et des écoles secondaires commerciales. Nombreux aussi sont ceux qui, profitant de l'exemption d'impôt qui les favorise, gagnent tout simplement de l'argent, comme de simples laïques, en faisant de l'imprimerie, du blanchissage, des cultures maraîchères, etc. Mentionnons encore la charité et l'assistance, vaste champ d'action qui tout naturellement s'offre à eux, dans un pays où les devoirs de l'État laïque ne sont pas encore bien déterminés. Enfin les réguliers se mêlent parfois de fonder des chapelles, et c'est là qu'ils rencontrent sur leur chemin l'opposition décidée des séculiers.

La chapelle est pour l'église paroissiale une redoutable concurrente, on s'en est aperçu au Canada comme ailleurs. Les religieux disposent en effet de puissants arguments de propagande : tout leur temps leur appartient, il leur est aisé par des visites ou des secours de se recruter des fidèles, tant parmi les riches que parmi les pauvres ; ceux-ci viennent dans l'espoir de trouver des protecteurs qui leur soient plus exclusivement dévoués, matériellement et moralement; ceux-là sont attirés par une mode qui marque certaines congrégations d'un cachet d'élégance.

Qui fait ces reproches ? Est-ce un étranger, jugeant la question de son point de vue tout extérieur? Nullement: ce sont les curés de paroisse et les évêques eux-mêmes. Ces derniers en effet se sont émus d'une concurrence qui, dans certains cas, devenait dangereuse; ils ont été jusqu'à consigner à leurs ouailles certaines chapelles trop fréquentées ; pour prévenir le mal, ils ont aussi cherché à décourager la venue de nouveaux religieux en trop grand nombre. Non pas ouvertement, mais à demi-voix et sur le ton de l'amitié, ils laissent entendre à ceux qui viennent et à ceux qui voudraient venir, que le Canada, certes, est grand, mais que sa population est petite, et qu'il n'y a pas place, dans ce milieu encore restreint, pour un nombre infini de bonnes volontés. Allez au moins dans l'Ouest, leur disent-ils, coloniser la prairie.

On entend même des gens liés de près à l'Église, mais tenus à moins de réserve que ses chefs, se plaindre à haute voix de cette invasion gênante et parler de la possibilité d'une loi sur les associations, à laquelle les curés et évêques ne feraient peut-être pas une opposition irréductible….. Mais ce ne sont là que des paroles en l'air, inspirées par la mauvaise humeur et la jalousie. Contre l'ennemi commun, protestant, libre penseur ou libéral, toutes les forces catholiques se retrouvent unies, sans qu'il manque un homme. Il peut exister deux courants distincts, mais ils reçoivent du Vatican une direction unique.

L'Église catholique canadienne est en effet profondément soumise au Saint-Siège. Elle s'est pliée, non sans quelques résistances peut-être, mais complètement, à l'évolution qui, depuis trente ou quarante ans, a fait de l'Église une monarchie absolue et centralisée. Nous en saisirons fréquemment la preuve au cours des chapitres qui suivent.

(1) Recensement du Canada, 1901, t. I, tableau X, p. 154 et 226.

(2) Traité de Paris, 1763, art. 20..

(3) Quebec Act, 1774, art. 5.

(4) Code Civil de la province de Québec, art. 1997: « La dîme est privilégiées sur celles des récoltes qui y sont sujettes. »

(5)Capitulation de Montréal, 1760, art. 32.

 

 

André Siegfried, Le Canada, les deux races: problèmes politiques contemporains, Paris, 1906.

 

CHAPITRE III

L'ÉGLISE CATHOLIQUE (suite)

II - SA CRAINTE DE L'INFLUENCE ANGLAISE ET PROTESTANTE

Les croyances d'autrefois, parmi les Canadiens français, se sont pour ainsi dire conservées dans la glace, et il ne semble pas que le grand courant des idées modernes ait jusqu'à présent entamé, chez eux, le roc de la foi catholique. II est rare de trouver un corps de fidèles aussi soumis : ce ne sont pas seulement les habitants des campagnes qui restent serrés autour de leurs prêtres, ce sont aussi les gens des villes et même les ouvriers de la grande industrie. Assurément, l'indifférence existe, comme partout, mais elle ne se fait presque jamais irrespectueuse. Nous sommes très loin de la France moderne.

Dans un pays bilingue et peuplé de deux races, comme celui dont nous parlons, il est naturel que les limites de la société religieuse soient très nettement dessinées; c'est la conséquence normale des conditions historiques, aussi bien que d'une politique très ferme et très tenace, poursuivie par le clergé romain depuis les premiers jours de la conquête, la politique de l'isolement.

La dispersion et l'absorption sont deux dangers qui menacent sans cesse l'unité de notre race au Canada. C'est pourquoi l'Église, dont la pensée profonde est de maintenir français les Canadiens pour les maintenir catholiques, a compris immédiatement que l'isolement était la première sauvegarde d'une individualité menacée, de tous côtés, par l'environnement du Nouveau Monde. Tous ses soins tendent donc à séparer autant que possible son troupeau du reste de l'Amérique; plutôt que de chercher à faire des conversions dans le camp adverse, entreprise ingrate et difficile, elle s'attache, avec bien autrement d'énergie, à garder les âmes que le passé lui a transmises. Dans cette oeuvre, deux influences sont principalement à redouter pour elle, celle du protestantisme anglo-saxon, et celle de la libre pensée française. Soustraire les siens à ces deux puissantes tendances de la vie contemporaine, tel est le programme qu'elle applique, aujourd'hui comme hier, avec un esprit de suite admirable.

Le premier péril est le plus proche, car le bloc solide des franco-catholiques est de toutes parts battu par les flots d'un océan anglo-américain. Anglais et protestant sont devenus deux mots synonymes, dans un pays où les catholiques anglais sont sans doute nombreux, mais où les protestants français sont pour ainsi dire inexistants. Il est inutile de le dissimuler en effet, la conversion au protestantisme entraîne généralement le passage du converti dans la société britannique; les deux choses vont ensemble. Afin d'éviter ces défections, l'Église fait tout ce qui est en son pouvoir pour diminuer le contact entre les deux races. Le développement des Canadiens a pu souffrir de cette espèce de confinement, mais c'est à lui qu'ils doivent, en grande partie, l'étonnante persistance de leur personnalité.

Les circonstances naturelles rendent relativement facile l'accomplissement de ce programme. Vainqueurs et vaincus, Anglais et Français, protestants et catholiques doivent logiquement s'éviter plutôt que se rechercher : tout ou presque tout les sépare.

La différence de langage en particulier élève entre eux un réel obstacle, que le clergé ne fait rien pour abattre : la situation actuelle lui est en effet favorable et il a grand intérêt à ce qu'elle ne se modifie pas.

Pareille politique cependant ne peut convenir à la bourgeoisie, car les affaires, comme les carrières libérales, exigent une connaissance approfondie de l'anglais. Les collèges d'enseignement secondaire dirigés par l'Église n'ont pas manqué de comprendre cette nécessité et tous les Canadiens des classes supérieures ou même moyennes parlent en général fort bien les deux langues : ils sont aussi les plus vulnérables en face de la civilisation voisine, ce qui prouve que le point de vue catholique, dans la question, n'est pas faux.

Quant à la masse du peuple français d'Amérique, elle ne sait pas de langue étrangère, n'en apprend pas et sans doute n'en apprendra jamais. Il n'est pas très utile que les paysans de la province de Québec, qui ne voient guère que des compatriotes, se lancent dans cette voie ; ce serait pour eux un effort considérable, qui ne servirait pas à grand chose. Et puis, tant qu'ils resteront ignorants de l'anglais, l'Église peut être bien tranquille, l'influence britannique ou américaine ne pourra pénétrer jusqu'à eux, ou bien se brisera contre leur ignorance. Il est aisé de le constater : dans les campagnes du Saint-Laurent, la propagande salutiste par exemple apparaît aussi ridicule, aussi exotique que chez nous, et les brochures anglaises, les discours prononcés en anglais sont d'un effet absolument nul. On devine donc tous les avantages que présente un pareil statu quo. D'une phrase restée célèbre, Mgr. Laflèche, évêque de Trois-Rivières, résumait à cet égard toute sa pensée, en disant à ses ouailles : « mes amis, sachez le français, mais pour ce qui est de l'anglais, apprenez-le pas trop bien ! »

La langue est ainsi la forteresse avancée qui protège au Canada le domaine catholique. Lorsqu'elle vient à être forcée, comme c'est le cas pour la bourgeoisie, dans les villes, d'autres moyens d'attaque se précisent aussitôt : la fréquentation de la société anglaise et surtout le mariage mixte.

Il est impossible d'empêcher tout contact entre deux sociétés qui vivent ensemble dans les mêmes cités. L'Église ne l'a pas tenté, reconnaissant que certaines relations étaient inévitables, parfois même désirables. Mais elle a réservé toute sa force de résistance pour chercher à supprimer les mariages entre catholiques et protestants. Ses conditions, à cet égard, sont habituellement draconiennes : elle n'accepte pas la cérémonie faite aux deux églises et quant aux enfants, elle exige qu'ils soient toujours élevés dans la religion romaine. II faut donc que le mariage mixte échoue ou qu'il se fasse complètement en faveur du catholicisme.

Cette intransigeance s'explique parfaitement et ses effets sont très nets. L'Église veut maintenir ses frontières précises; rien ne lui serait plus préjudiciable que de les atténuer. Elle aime mieux perdre tout à fait un fidèle, qui passe au camp opposé, qu'introduire un protestant dans une famille catholique. Ce serait la fissure redoutée et justement redoutée ; il pourrait alors se constituer une société mi-protestante, mi-catholique, bientôt peut-être libre penseuse et qui en tout cas risquerait fort d'être perdue pour Rome.

Le succès de cette tactique a été à peu près complet. Les mariages mixtes ne sont pas très nombreux et, s'ils se produisent, il faut toujours que le ménage penche entièrement d'un côté ou de l'autre. Ce n'est pas le clergé seul qui pousse à une semblable solution, c'est toute la société canadienne, anglaise comme française. Chacune des deux races semble en effet s'approprier le mot de l'Évangile : il faut servir Dieu ou Mammon; ce qui, dans l'espèce, signifie : il faut être Français ou Anglais, catholique ou protestant, mais on ne peut être à la fois l'un et l'autre et surtout on ne peut rester en équilibre entre les deux partis. Dans cette bataille, chacune des armées a fait de nombreux prisonniers, mais toutes deux en somme ont conservé leurs positions.

Pris entre les deux lignes, les protestants français se trouvent dans une situation très difficile. Le protestant anglais est parfaitement à sa place au Canada, le catllolique français de même; mais le protestant français y demeure une sorte de paradoxe. Le moment vient vite où il lui faut choisir entre sa race et sa religion. Décide-t-il de rester fidèle à sa race? Il lui est bien malaisé de conserver sa foi : aucune Canadienne ne sera autorisée à l'épouser s'il n'abandonne pas ses enfants à l'Église. S'il veut par contre garder sa religion, il sera presque fatalement amené à se marier parmi les Anglais, et alors l'attraction britannique sera trop forte pour qu'il y puisse résister; personnellement, il restera français sa vie durant, mais ses enfants parleront à peine sa langue et seront sans doute de parfaits Anglo-Saxons.

C'est en effet à la seconde génération que se manifestent avec éclat ces changements. Les exemples sont si probants qu'il n'est pas besoin d'observer bien longtemps le milieu canadien pour les trouver. Voici un Français, très protestant mais en même temps très français, qui s'établit au Canada; il y a fait fortune, ses fils y sont élevés et partagent ses sentiments ardemment patriotiques. Quand arrive pour eux l'heure de se marier, ils considèrent, très naturellement, qu'une femme anglaise serait pour eux une étrangère, et afin de ne pas trahir tout un ensemble de traditions, ils épousent des Canadiennes, cédant aux conditions du clergé. Leurs enfants seront catholiques : un jour ils sauront à peine que leur père a été protestant.

Voici maintenant un Français protestant qui est surtout protestant. Ne voulant à aucun prix passer au catholicisme, il est logiquement conduit à épouser une Anglaise de sa religion. Que se passe-t-il dans son foyer ? Une chose qu'il fallait prévoir : on n'y parle qu'anglais et si, sur son désir exprès, ses enfants apprennent le français, ils ne le sauront jamais que comme une langue étrangère. Bien vite, dans cette famille, notre civilisation ne sera plus qu'un souvenir.

Il existe certes, au Canada, des petites communautés réformées de langue française, des colonies faudrait-il presque dire, car elles n'ont à proprement parler rien de canadien. Leur cohésion, l'élévation de leur niveau moral méritent tous les éloges. Mais si l'on croit qu'elles sont destinées à un brillant avenir, on se trompe absolument. Leur position sera toujours précaire : c'est la logique brutale d'une situation que l'Eglise romaine n'a pas créée, mais dont elle se sert avec une merveilleuse habileté.

On aurait du reste tort de croire que c'est par esprit anti-anglais que le clergé catholique s'oppose si résolument à tout ce qui est britannique; c'est par crainte du protestantisme et du libéralisme. Voilà pourquoi son exclusivisme vise au même titre les Américains, et même les catholiques américains.

Ces derniers en effet sont suspects d'indépendance à l'égard du Saint-Siège et les évêques du Canada ne désirent pas du tout que leurs ouailles les fréquentent. Aussi les relations, proprement religieuses, des deux peuples voisins sont-elles minimes. On dirait qu'une cloison étanche les sépare ; l'esprit canadien français suit son propre courant, qui est absolument à part et n'a vraiment de source qu'à Rome.

Dans ces conditions, on devine que l'Amérique protestante, juive ou déiste doit être un objet de crainte, comme l'Angleterre, davantage même, parce que plus vivante et moins conservatrice. La politique de l'annexion n'a pas d'adversaire plus résolu que le clergé de Québec, Le jour en effet, où la vieille province serait, entraînée dans le tourbillon américain, c'en serait fait de son isolement séculaire et les idées nouvelles s'y précipiteraient à la façon d'un torrent. Ce pourrait être la fin de la puissance catholique dans ce coin du monde, peut-être aussi la perte de la race française au Canada.

Telle est, dans ses traits principaux, la politique d'isolement suivie par l'Église, et non sans efficacité. Elle devient de plus en plus difficile à soutenir, en présence des progrès constants des moyens de communication et aussi du développement de l'éducation, de la presse et de la publicité. Néanmoins, le clergé tient bon, sa rigueur ne se relâche pas ; il surveille, avec le même soin qu'autrefois, les moindres menaces d'infiltration; il lutte désespérément pour conserver la haute main sur l'enseignement. Et s'il ne conquiert pas les protestants, il retient du moins sous son autorité l'ensemble du peuple catholique.

Jusqu'à présent, son front de défense n'a pas été trop entamé du côté de l'attaque anglaise. Nous allons maintenant passer à un autre point du champ de bataille, celui où l'Église se trouve face à race avec la France révolutionnaire de 1789. Nous verrons que, dans cette direction, sa résistance n'est ni moins persistante, ni moins énergique.

 

Source: André SIEGFRIED, Le Canada, les deux races: problèmes politiques contemporains, Paris, Armand Colin, 2e edition, 1907, 415p., pp. 11-28.

© 2000 Claude Bélanger, Marianopolis College