Documents
on Public Immorality in Quebec in the Duplessis Era / Documents sur l'immoralité
publique sous Duplessis [1956]
Réforme
des lois et des moeurs électorales Editorial, Le Devoir, Wednesday, August
8, 1956 by Gérard Filion L'étude
de deux théologiens que nous avons publiée hier est un texte remarquable par la
densité de la pensée et le courage des opinions. Les lecteurs qui l'ont manqué
devront se hâter de le lire. C'est une analyse lucide et courageuse du comportement
de l'électorat québécois durant la dernière campagne électorale. Les
constatations de deux théologiens confirment le témoignage d'un vieux curé de
campagne. Quelques jours après l'élection, il me confiait sur un ton à la fois
désabusé et inquiet: "D'une élection à l'autre, on constate une baisse sensible
de la moralité de nos gens. Les faiblesses qui étaient naguère le fait de quelques-uns
deviennent la ligne de conduite du grand nombre. je me demande où cela va nous
conduire". Il
n'y a pas que les naïfs et les faibles à s'y être laissé prendre. Que des religieux
et des religieuses, dont la bonne foi fut surprise, aient cru défendre la religion
et protéger le Québec contre le communisme en votant pour M. Duplessis, il n'y
a pas lieu de s'en scandaliser. Mais je pense à ce moment à tel ou tel laïc, homme
d'œuvre , chrétien convaincu, père de famille irréprochable, qui a trouvé avant
et après le 20 juin des excuses à la corruption généralisée et institutionnalisée.
"Ça s'est toujours passé ainsi", affirmait-il. "Si les libéraux ou les sociaux
démocrates étaient au pouvoir, ils feraient la même chose". A ce compte, il n'y
aurait pas lieu de jamais changer de gouvernement, puisque la nature humaine étant
ce qu'elle est, les hommes politiques retombent toujours dans les mêmes fautes. Ce
qui m'inquiète plus que toute chose, c'est que la capacité de scandale de la population
québécoise paraît être émoussée. L'élection du 20 juin est une affaire classée.
Je ne crois pas que beaucoup de curés aient sermonné leurs paroissiens sur la
façon dont ils se sont conduits. J'ai beau lire les journaux catholiques et les
revues pieuses, je ne trouve nulle part la moindre allusion à la tornade d'immoralité
qui a déferlé sur la province en juin dernier. Si on allait au fond des choses,
on se rendrait probablement compte que chacun a des raisons toutes particulières
d'oublier le passé. La
façon dont les choses se sont passées en juin dernier démontre l'urgence de quelques
réformes radicales. Une profonde réforme électorale s'impose. Réforme de la loi
d'abord. Celle qui est actuellement en vigueur permet au parti au pouvoir de voler
l'élection dans les villes. La démonstration par l'absurde en a été faite le 20
juin dernier. Si la police montréalaise n'avait pas désorganisé la machine de
M. Marcel Lafaille à trois heures de l'après-midi le 20 juin, il y a gros à parier
que le leader du Conseil municipal serait aujourd'hui député de Saint-Henri. Dans
Laurier, des gangsters ont pénétré, revolver au poing, dans une vingtaine de bureaux
de scrutin et ont bourré les boîtes de bulletins marqués d'avance. je sais bien
que la plus parfaite des lois laissera toujours des fausses issues aux entrepreneurs
malhonnêtes. Mais quand la loi favorise délibérément le vol, il faut crier : Halte-là. Il
s'est dépensé durant la dernière campagne électorale des dizaines de millions.
On parle de trois à quatre millions du côté des libéraux et de quinze à vingt
millions du côté de l'Union nationale. Ces chiffres paraissent nettement conservateurs.
On nous dirait que la caisse de l'Union nationale a déboursé trente millions que
nous n'en serions nullement surpris, tant les flots d'argent pour les fins les
plus inimaginables parurent inépuisables. "Money was no object" comme on dit en
anglais. S'est-on
seulement demandé d'où provenaient ces fonds ? S'est-on posé la question de savoir
qui avait intérêt à dépenser tant d'argent pour maintenir un gouvernement au pouvoir,
car des montants aussi astronomiques ne proviennent pas uniquement des propriétaires
de buvettes et des entrepreneurs de voirie ? Regardons
plutôt du côté des grandes corporations qui bénéficient de commutations d'impôts,
du côté de celles qui exploitent les richesses naturelles de la province moyennant
de ridicules redevances. Qu'est-ce que serait après tout pour une compagnie comme
l'Iron Ore de verser cinq millions à la caisse électorale de M. Duplessis, si
elle a la garantie que, pour tant d'années à venir, elle ne paiera en royauté
qu'un cent la tonne de minerai ? L'opération serait avantageuse et je ne serais
pas surpris qu'elle s'y soit laissé tenter. Je
sais qu'il n'est pas facile d'exercer un contrôle sévère sur les dépenses électorales,
N'empêche que les démocraties qui en ont fait la tentative sont quand même arrivées
à certains résultats. Il se dépense moins d'argent en Grande-Bretagne pour une
élection générale que dans la seule province de Québec. Une élection générale
en Ontario ne coûte pas le cinquième d'un appel au peuple dans le Québec. Il paraît
même qu'une élection fédérale ne coûte pas plus qu'une simple élection québécoise. De
telles réformes ne viendront que d'une opinion publique vigoureuse. Or l'apathie
de la population ne s'éveillera que par une patiente campagne de moralité publique.
RappeIons-nous ce qui s'est passé à Montréal ces dernières années : cinq années
de luttes contre l'administration Asselin, une enquête judiciaire, un jugement
retentissant. Ce n'est qu'à la toute dernière minute que le public montréalais,
apparemment apathique, eut un sursaut de conscience civique. Il
faudrait accomplir le même travail sur le plan provincial. Dénoncer le mal, c'est
bien, mais c'est insuffisant. Il faut dénoncer les malfaiteurs, les montrer du
doigt, les rendre odieux à l'opinion publique. Sans ça, rien à faire; nous aurons
en 1960 la répétition de 1956.
Par-dessus tout, il nous faut une réforme des moeurs et un réveil de la conscience.
Les prédicateurs nous rappellent fréquemment nos devoirs envers nous-mêmes et
envers nos semblables, mais rarement envers la société. La plupart des Québécois
paraissent avoir deux consciences, une pour leur vie privée, une pour leurs actes
publics. Tel qui est scrupuleux quand il s'agit de ses affaires personnelles affiche
une immoralité désespérante quand il s'agit d'affaires publiques. Mentir, tricher,
voler pour soi est odieux, mais pour son parti, pour son député, pour son gouvernement,
c'est un geste innocent, presque un acte de vertu. Un
tel réveil de la conscience publique est urgent. La seule chose qui m ' inquiète,
c'est de savoir si les bonnes œuvres et la bonne presse, muselées par la peur
ou les faveurs, auraient le courage d'y apporter leur concours. |