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23 August 2000


Tentative de créer un Ministère de l'Instruction publique / Attempt to create a Ministry of Education, 1897-1898

Lettre de Marchand à Mgr Bruchési

 

Québec, 11 décembre 1897.

MONSEIGNEUR,

J'ai reçu votre lettre du 22 novembre dernier m'informant de l'entrevue que vous avez eue avec le Saint-Père, au sujet du projet de loi sur les écoles que mon gouvernement soumet à la Législature, durant sa présente session. Par déférence pour Sa Sainteté, je me suis conformé au voeu qu'elle vous avait chargé de me transmettre par votre dépêche du même jour (22 novembre) en retardant jusqu'à l'arrivée de cette lettre, dont vous m'annonciez l'envoi, pour présenter ce Bill aux Chambres.

Vous me permettrez, Monseigneur, dans une circonstance aussi grave, de vous parler ouvertement, sans aucune réserve mentale, et avec toute la franchise respectueuse que je vous dois, au sujet du contenu de cette missive.

Je vous avouerai que j'en ai été surpris autant que désappointé. Je m'étais permis de croire que mes soixante années de fidélité à l'Eglise étaient pour vous une suffisante garantie de ma bonne foi et de la sincérité de mes intentions. Mais j'apprends, avec regret, par votre lettre, qu'au lieu de m'accorder votre confiance, vous vous êtes fié aux articles de certains journaux politiques dont les rédacteurs ne possèdent aucun renseignement au sujet de mes projets, pour motiver sur cette mesure, l'appréciation que vous avez communiquée au Saint-Père. Permettez-moi, Monseigneur, de vous déclarer très respectueusement, que cette préférence que vous avez accordée à ces journalistes et la suspicion qu'ils vous ont inspirée, à mon égard m'ont profondément affligé, en me plaçant, aux yeux du Saint-Père, dans une attitude d'hostilité à l'Eglise, que mes antécédents ne justifient pas et qui répugne à ma conscience et à mes sentiments de catholique.

Ce projet de loi n'a pas été conçu inconsidérément; il n'est pas soumis aux chambres à l'improviste. Durant la dernière période électorale, il a été le sujet de toutes les discussions. Les électeurs manifestaient impérieusement leur désir d'une amélioration de la condition de nos écoles primaires. Ils exigeaient de tous les candidats qui s'offraient à leurs suffrages l'engagement solennel qu'une législation dans le sens de ces améliorations serait adoptée par la nouvelle Législature. J'ai fait moi-même, sur toutes les tribunes populaires, des promesses formelles à cet égard; je les ai accompagnées de déclarations qui offraient toutes les garanties possibles qu'un homme d'honneur pouvait donner, quant à la sauvegarde et au respect de l'enseignement religieux; à la conservation de notre système d'écoles séparées et à l'autorité du Conseil de l'instruction publique sur la direction morale et religieuse de l'enseignement. L'immense majorité de nos corréligionnaires a manifesté sa confiance dans mes déclarations et son approbation de la politique énoncée, par un vote prépondérant qui me donnait le pouvoir, avec l'appui des deux-tiers de la députation nouvelle. Le mouvement était considérable et ne pouvait être enrayé sans danger. J'ai cru qu'il était possible, en guidant ce mouvement au lieu de le contrarier, de satisfaire l'opinion publique tout en la maintenant dans les bornes de l'orthodoxie et du respect de l'autorité religieuse.

Toute cette période électorale s'est écoulée, et plusieurs mois se sont passés depuis, sans qu'aucune voix autorisée ne se soit fait entendre pour démontrer que la mesure en question pût affecter l'enseignement moral et religieux dans nos écoles. J'étais donc fondé à croire que ma loyauté n'était pas mise en doute; mais voici que, le jour même de l'ouverture des Chambres, lorsque cette législation a été pendant des mois annoncée publiquement et qu'elle se trouve inscrite au discours du Trône, je reçois de Votre Grandeur, d'abord une première demande, par dépêche, de la suspendre, et, plus tard, une seconde, de renoncer à la proposer aux Chambres. Je me suis volontiers rendu à cette première demande, malgré les embarras considérables auxquels elle me soumettait; mais je ne vois pas comment je puis me conformer à la seconde, sans violer toutes mes promesses, sans compromettre à jamais ma réputation comme homme public et sans soulever dans toute la province une agitation profonde et dangereuse, dont je ne puis prendre la responsabilité. Non seulement une majorité composé de fils dévoués de l'Eglise se montrerait violemment indignée d'une pareille démarche de ma part; mais, en tenant compte des conditions bien spéciales de notre société canadienne, composée d'une population mixte où se trouve l'élément angle-protestant [sic], intransigeant sur les formes constitutionnelles, - minorité importante dans notre province et majorité prépondérante dans la Confédération - on ne peut s'empêcher d'appréhender que cette démarche produirait un désordre sérieux et nuisible à nos institutions civiles comme aux intérêts de l'Eglise que j'ai sincèrement à coeur de respecter.

Monseigneur, la position que j'occupe et que je n'ai pas recherchée, m'impose tous les devoirs qui se rattachent au gouvernement civil de cette province; je suis résolu de les accomplir consciencieusement et au mieux de mes humbles capacités, d'après les règles et usages constitutionnels qui nous régissent comme sujets britanniques. Je sais, et vous savez, Monseigneur, que si, comme j'en ai la conviction, la démarche que vous me proposez est suivie des conséquences que je prévois, c'est moi, et moi seul, qui en subirai devant le pays, toutes les responsabilités.

Ce qui précède, Monseigneur, suffira, je l'espère, à convaincre Votre Grandeur que, loin de faire naître les effets désastreux que ces articles de journaux vous ont fait appréhender, la mesure législative que je propose, donnera satisfaction à l'opinion publique, sans diminuer en rien l'autorité épiscopale sur la direction morale et religieuse de nos écoles, et produira au sein de notre population cet apaisement, tant désiré par le Saint-Père, auquel je tiens avant tout.

J'espère donc, Monseigneur, qu'après avoir lu ces explications, vous voudrez bien rassurer Sa Sainteté sur la loyauté de mes procédés.et déposer à ses pieds le témoignage de mon dévouement filial.

Agréez pour vous-même, Monseigneur l'assurance du profond respect avec lequel je me souscris.

Votre tout dévoué serviteur,

(signé) F. G. MARCHAND

Source: Louis-Philippe Audet, « Le projet de ministère de l'instruction publique en 1897 », dans Mémoires de la société royale du Canada, Vol. 1, quatrième série, juin 1963, pp. 133-161, pp. 143-145.

© 2000 Claude Bélanger, Marianopolis College