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Documents in Quebec History

 

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20 August 2001


Documents sur la grève de l’amiante de 1949 / Documents on the 1949 Asbestos Strike

Pierre-Elliott Trudeau et La Grève de l'Amiante (troisième partie)

Les défauts de notre société

C'est donc une société que Trudeau se proposait de décrire, afin de montrer dans quel climat social éclatait la grève de l'amiante. Et cette société, il a prétendu la caractériser à travers la pensée, dite « monolithique », de ses chefs. Cette pensée, telle qu'il l'a décrite, représentait bien selon lui l'univers mental dans lequel évoluait cette société, car ce seraient ces chefs eux-mêmes qui l'auraient créée et qu'il conviendra par suite de proclamer responsables de ses déficiences.

Mais au fait, que lui reproche-t-il à cette société ? Peut-être vaut-il mieux y venir tout de suite, de même ensuite qu'aux dénonciations des erreurs nationalistes, avant de dégager les autres vices généraux de l'exposé. Nous en comprendrons mieux ainsi la nature et les conséquences.

Tableau de nos déficiences

En réalité, Trudeau n'a pas voulu, je pense, entreprendre le procès systématique de toutes nos déficiences ou faiblesses. Il ne s'agissait pour lui que de retenir ce qui paraissait le plus propre à éclairer le phénomène qui faisait l'objet du livre : encore une fois, la grève d'Asbestos. Aussi toutes ses critiques se résument-elles en une seule, que l'on trouve exprimée à l'épilogue (p. 394) : « le conservatisme social qui imprégnait nos idéologies. . . » « Pensée timorée et réactionnaire », lira-t-on aussi à la page 12, . . . excessivement traditionaliste, qui nous a jetés dans l'anti-modernisme, dans un idéalisme impénitent, dans une attitude de satisfaction résignée aux manifestations de l'autoritarisme (p. 19 et autres). Par là, nous nous sommes tenus trop éloignés de l’ « esprit de recherche » (p. 24), de « la liberté de jugement que présuppose la démocratie » (p. 24).

Un reproche d'un autre ordre intervient lorsqu'à la page 19, l'auteur fustige aussi notre culte de l’ « à peu près ». De même encore que (page 12), ce qu'on pourrait appeler un excès de susceptibilité ou d'agressivité défensive : à cause des circonstances difficiles dans lesquelles nous avons été placés, nous nous serions « créés un système de sécurité » (sous forme de valeurs à défendre envers et contre tous); et ce système « en s'hypertrophiant (nous) fit attacher un prix parfois démesuré à tout ce qui (nous) distinguait d'autrui, et considérer avec hostilité tout changement (fût-ce un progrès) qui lui était proposé de l'extérieur ».

Mais le tout est sans aucun doute bien ramené à sa donnée essentielle quand Trudeau écrit, à la page 11, que nous sommes « un peuple (...) amené par la force des choses à vivre sur un plan (et l'auteur pense ici à la vie industrielle, à laquelle il aurait pu ajouter la démocratie de style britannique) -- alors que l'ensemble de ses disciplines intellectuelles et morales l'engageait à vivre sur un autre. » Et s'il s'en était tenu à exploiter scientifiquement ce thème, sans parti pris, sans préjugés, sans la prétention hautaine de dresser un procès et de déboulonner le prestige d'une série d'hommes dont les erreurs ont surtout consisté (comme j'espère avoir l'occasion de le montrer plus tard) à ne pas partager les idéologies et le « monolithisme » de pensée particulier à l'auteur et à son groupe, -- il aurait pu apporter sa pierre à la réelle compréhension de nos problèmes.

Comme je le disais, en effet, dans le précédent article, c'est là, en dépit de certains manques de nuance, l'aspect le plus valable de son exposé. A travers des mots inutilement chargés de sentimentalité indignée (comme « réactionnaire ») ou d'expressions équivoques ou désinvoltes, qui apparaissent comme autant d'incantations magiques pour exorciser les démons du nationalisme, il y a malgré tout du vrai, et beaucoup de vrai dans une telle description. Mais du vrai présenté tout du long dans de fausses perspectives, non seulement historiques mais aussi bien idéologiques. Du vrai, en quelque sorte « mythisé », de sorte qu'à « l'astrologie » (p. 12) ou mythologie créée, selon Trudeau, par les penseurs nationalistes autour de notre survivance, les antinationalistes pourront maintenant grâce à lui opposer une démonologie mythique de nationalisme.

Des valeurs ou des nuisances

Cependant, si l'on n'est pas franchement un adversaire des valeurs fondamentales chrétiennes (par définition imprégnées d'un certain conservatisme, de traditionalisme, de résistance au faux modernisme, d'une forte dose d'idéal et par suite de l'acceptation d'un certain idéalisme, du sens de l'autorité, de la tempérance même dans l'esprit de recherche et dans l'exercice de la liberté de jugement comme d'action), valeurs chrétiennes qui forment indiscutablement la base de la civilisation canadienne-française et la structure de sa pensée sociale, c'est -- Trudeau me pardonnera de le lui dire sans détours -- manquer singulièrement de sérieux que de les mettre en cause aussi lestement et de les mépriser aussi profondémnt qu'il le fait dans son fameux chapitre. Il n'y a guère eu jusqu'ici que les gens du Jour, dont les sentiments anti-religieux se dissimulaient assez peu, pour parler sur ce ton. D'habitude, devant le grand public ou dans des écrits qui restent, on ménage ses sarcasmes aux choses que l'on hait et que l'on veut détruire; on parle autrement, même sur le ton vert, des verrues de ceux qui représentent une grande idée et une grande tradition, si indigne que soit le témoignage qu'ils en portent.

Après tout, quiconque veut examiner objectivement la question (même s'il estime que toutes ces valeurs ont pu gêner considérablement nos aptitudes à tirer parti de notre situation en cette terre nord-américaine), ne saurait manquer de constater et d'admettre leur signification profonde dans l'évolution spirituelle et intellectuelle du monde contemporain. Certes une grande bataille d'idées est actuellement en cours à l'échelle universelle; et sur les plans des prévisions purement humaines, on peut aller jusqu'à entrevoir la perte de bien des batailles pour tous ceux-là qui essaient de garder allumée la flamme des valeurs traditionnelles. Mais c'est montrer bien de la mesquinerie, que de n'en considérer que les côtés ridicules. Et un groupe comme Cité Libre ne fait pas honneur au sens élevé qu'il prétend avoir de la spiritualité en se voulant si progressiste, si engagé dans un prétendu courant de l'histoire ainsi définie, qu'il ne sait plus rien trouver de bon ou de valable chez ceux que leur tempérament incite à entretenir les feux déjà anciens plutôt que d'en allumer de nouveaux.

D'ailleurs, ne faut-il pas signaler que c'est une singulière façon d'engager le dialogue, dont le groupe de Trudeau se donne comme particulièrement friand, que de commencer par traiter d'imbéciles tous ceux qui ne pensent pas comme soi, et de ne voir dans leurs positions et attitudes que matière à ricanement et à sarcasme ? Après tout, si dans ces milieux on n'est vraiment prêt à dialoguer qu'avec ceux qui ont les mêmes positions de fond que Cité Libre, et ne s'en distinguent que par des détails, pourquoi reprocher aux autres de ne pas montrer plus d'ouverture d'esprit devant les idées nouvelles ? Car il y a aussi bien une ouverture d'esprit nécessaire à l'égard des idées anciennes. Cela m'a d'ailleurs paru être un des plus graves défauts de Cité Libre que de s'ériger en juges des attitudes de divers individus de nos milieux sociaux, politiques et religieux en fonction de leurs idées, alors que le groupe ne se distingue le plus souvent de ceux-ci que par la différence des idées, non pas par celle des attitudes.

Les défauts de nos qualités

En définitive, ce sont les défauts de certaines qualités que Trudeau stigmatisent. Car à moins d'être anarchiste, il faut bien admettre qu'une certaine dose de conservatisme, de prudence dans la pensée, de résistance à toutes les fantaisies du modernisme, de tendance à voir les choses par leurs principes et à se régler sur ceux-ci, de respect de l'ordre et de l'autorité, sont autant de précieuses vertus dans une aventure humaine qui prétend être autre chose qu'une simple dérive ou évolution sur les flots d'un destin aveugle, d'une aventure qui s'inscrit comme civilisatrice, c'est-à-dire comme une réalisation de l'esprit, créateur de principes, en lutte contre la matière, engendreuse de phénomènes plus ou moins monstrueux. N'est-ce pas d'ailleurs ces qualités, si archaiques ou inusitées qu'elles puissent apparaître dans certaines perspectives du monde contemporain, que ne manque jamais de louer l'observateur étranger dont l'esprit est suffisamment impartial et dégagé des mythes particuliers de notre époque ? C'est justement qu'il retrouve le contrepoids dont a besoin pour trouver son équilibre, la pensée contemporaine, telle qu'issue du renversement engendré par les phénomènes historiques mentionnés au premier article (Renaissance, Réforme et Révolution politique ou industrielle).

D'ailleurs n'est-ce pas à ces qualités, avec leurs défauts, que nous devons d'avoir mieux réussi que la civilisation anglo-canadienne à nous préserver contre les invasions de l'américanisme ? Et n'est-ce pas à cause même de notre fidélité à les entretenir que les meilleurs esprits anglo-canadiens sont disposés à concéder au Canada français de l'heure actuelle, la vertu de constituer le meilleur rempart du Canada tout entier contre l'américanisation définitive, politique aussi bien que culturelle ? N'est-ce pas d'ailleurs dans les milieux spécifiquement affectés de l'esprit Cité Libre, que l'on soutient contre le nationalisme canadien-français la thèse de « l'intégration lucide » avec le Canada anglais, en vue de sauver l'ensemble du Canada contre l'emprise états-unienne; et cela en vertu même de la thèse que la collaboration du Canada français (étant donné ce qu'il est) se révèle indispensable au Canada anglais pour lui permettre de soutenir l'assaut de l'américanisme ?

L'antithèse de l'américanisme

Effectivement, ce sont les positions ou les situations que Trudeau dénonce qui font de nous l'antithèse de l'américanisme, à l'exception peut-être du conservatisme social où une optique de gauche peut trouver facilement des points communs; encore que, dans ce domaine, notre inclination pour les formes rurales de civilisation a fortement tendu à engendrer nos réactions contre l'industrialisation et à nous camper, en Amérique anglo-saxonne, dans une attitude comparable à celle des Arabes du Moyen-Orient en face de l'occidentalisme. Par ailleurs, notre prudence de pensée s'est opposée à une audace effrénée, qui risque de dépasser toute mesure et de supprimer tout respect, même pour les choses les plus sacrées et les plus intimes.

Notre « archaisme » a tranché sur un modernisme sûr de lui et qui considère automatiquement comme ce qu'il y a de mieux tout ce qui est frais déballé d'hier. Notre idéalisme offre un rempart efficace à un matérialisme sans frein, qui tend à subordonner toutes les valeurs spirituelles au culte de l'argent : comme il interdit un pragmatisme qui subordonne tout idéal à la norme des résultats pratiques immédiats, et l'enseignement aux exigences techniques, avec les risques qui en résultent pour la culture. Notre sens de l'autorité et de la discipline apparaît comme le correctif nécessaire à une liberté de jugement sans contrainte, qui aboutit à saper les fondements même de l'ordre (comme en France), quand elle n'est pas compensée (comme aux Etats-Unis) par des aliénations moins dignes que celle de l'autoritarisme, telles la publicité massive, le régime des slogans ou la propagande orchestrée de la presse et des techniques de diffusion.

Naturellement, comme les défauts de l'attitude contraire à la nôtre sont aussi des défauts de certaines qualités, celui qui les possède ne sera pas sans produire également des effets favorables et susceptibles de séduire les esprits. De l'audace, de l'ambition matérielle et du pragmatisme américain sont sorties de très grandes réalisations techniques qui épatent le monde . . . et ont étendu sur nous leur domination très immédiate. Mais dans d'autres domaines, ceux de l'intelligence au sens de culture, de la moralité, de la santé sociale, certains signes ne sont-ils pas de nature à indiquer, que tout n'y est pas, mais sous un autre jour que chez nous, parfait dans le meilleur des mondes ? Et dans la mesure où nous sommes atteints des mêmes faiblesses et des mêmes maux, n'est-ce pas dans la proportion en quelque sorte exacte où nous nous sommes laissés déplacer de nos positions traditionnelles pour nous orienter vers les leurs ? Autrement dit, la sortie à fond de train contre l'un ou l'autre système n'est pas une preuve d'objectivité, de sorte que Trudeau ne montre pas en définitive une bien grande supériorité d'esprit sur ceux dont il prétend frapper les attitudes au coin de l'insignifiance et de l'étroitesse d'esprit. Dans le domaine de la pensée, un extrême est rarement bien supérieur à l'autre extrême.

Du vrai dans de l'équivoque!

Dans une image ainsi replacée au foyer, je suis, pour ma part -- et la plupart des nationalistes n'ont en somme jamais dit autre chose -- bien disposé à rejoindre Trudeau pour trouver que nous avons souffert fortement des défauts de qualités qui, dans les circonstances où nous nous sommes trouvés placés, nous ont entraînés vers un état de passivité, dans la défensive comme dans l'action, plutôt que vers des initiatives dynamiques. Ainsi avons-nous été portés plus à résister aux influences étrangères (non sans de fortes pertes de terrain, comme toujours quand on se contente de tenir) qu'à produire des fruits originaux, en fonction de nos adaptations culturelles propres à l'évolution des faits; et là où nous avons bougé, ce fut surtout pour imiter les autres. Ici, cependant, il est assez déroutant de constater que là où il s'est fait des efforts de réalisations originales, Trudeau ne voit qu'une volonté de se « créer un système de sécurité », et que « manifestation d'hostilité » envers tout ce qui est étranger.

D'un point de vue scientifique, notre auteur devrait, ce me semble, faire ici un effort pour distinguer dans ces affirmations qui courent des milieux bien connus, ce qui est propagande politique bon ententiste, c'est-à-dire écran de fumée tendu par les jeux de la politique britannisante pour nous attirer à l'assimilation par un discrédit jeté sur tout effort de vie culturelle originale au niveau canadien-français. Ses maîtres en sociologie dont il invoque l'autorité doivent tout de même lui avoir appris qu'un groupe culturel donné ne saurait jamais s'affirmer et s'épanouir en copiant tout simplement les réalisations d'un autre groupe et que, par ailleurs, quand deux groupes ethniques ou culturels vivent l'un à côté de l'autre, le groupe physiquement le plus puissant s'essaie inévitablement à imposer ses habitudes et sa culture à l'autre.

Au fond de la pensée de Trudeau, je crois en somme retrouver tout simplement ce fameux complexe d'infériorité dont nous souffrons, qui nous incite à n'accepter comme bien et beau que ce qui vient de l'étranger, et à ridiculiser à l'aide d'un jargon sarcastique bien caractérisé tout ce qui est pensé par les « nationaleux », « patriotards », « mangeurs de balustre », « piliers de sacristie », etc., (nous sommes très riches en invention de vocabulaire, à ces fins), c'est-à-dire par tous ceux qui font un effort pour penser en fonction de ce qu'ils sont. Je ne dis pas bien sûr que tout ce qui sort de ces tentatives -- tentées parfois par des esprits bien charpentés, tantôt par d'autres qui sont mieux intentionnés que doués -- mérite de passer à la postérité. Mais le savant ou le penseur qui n'a jamais commis d'impair est tout simplement celui qui n'a jamais cherché ni pensé; et qui n'a réussi éventuellement à se faire passer pour savant ou penseur que parce qu'il a su habilement se parer des dépouilles des autres.

Dans certains domaines comme l'enseignement notamment, il est aussi assez exact que notre crainte de succourber à des influences étrangères nous a induit à un trop grand immobilisme, à une trop grande peur d'aborder certaines réformes nécessaires. Mais il n'est même pas sûr que ceux-là avaient tellement tort de craindre le mouvement en face du type de pressions qu'on exerçait sur eux. Car depuis que nous remuons, il semble plutôt que nous nous sommes lancés inconsidérément, sous l'influence des nouvelles écoles, dans des imitations inconsidérées et hétéroclites, qui nous ont plutôt plongés dans la confusion et dont les effets néfastes commencent à se faire sentir sous le rapport de la qualité des produits de notre enseignement. Les fils de Trudeau ou de ses amis pourraient bien demain les juger encore plus sévèrement peut-être qu'ils ne se permettent de juger leurs aînés.

Dans ces milieux, on ne prise pas trop le fait que des étrangers de marque affirment, à certains moments, que c'est la province de Québec, en Amérique du Nord, qui a le système d'enseignement le plus riche de culture et d'humanité, et par conséquent le plus prometteur pour l'avenir. Il est facile d'ailleurs d'y aller de la boutade que ces gens-là nous encouragent tout simplement à persévérer dans un régime d'éducation qui nous maintient dans les hautes spéculations; pendant qu'ils s'emparent de nos ressources naturelles. Mais là encore, ne faudrait-il pas réfléchir au lieu de ricaner ? Ce qu'affirment ces gens n'est peut-être pas vrai intégralement, dans tous les sens que nous pourrions donner de l'intérieur à l'idée d'un bon régime d'enseignement. Nous sommes loin de la perfection et nos déficiences sont assez évidentes. Cela pourtant devrait nous inciter à nous demander si, leur expérience étant faite, ces gens-là ne nous avertissent pas que ce n'est pas en copiant leur méthodes jusqu'au point de changer la nature profonde de notre système d'enseignement, que nous arriverons vraiment à quelque chose de mieux.

Je suis bien d'accord, pour ma part, que notre cours classique n'a pas assez cultivé les mathématiques et les sciences, et n'a, par suite, pas suffisamment donné à nos jeunes la culture complète de l'homme ambivalent, qui sait être ferme dans ses principes et réaliste dans ses approches. Il a tendu à nous donner un certain type d'homme de principe (pas trop ferme) et de spéculation abstraite, mais quelque peu démuni de moyens devant les exigences de la vie quotidienne. Seulement s'agissait-il vraiment d'un problème de quantité comme on a eu tendance à le prétendre ? S'agissait-il vraiment de changer les programmes ? Ou n'aurait-il pas suffi, pour réellement améliorer la situation, de songer davantage à la qualité ? A-t-on été vraiment réaliste en voulant ici, comme ailleurs, faire fi de la tradition, parce que tradition, et régler le problème enfonction d'une autre boutade, à savoir qu'il ne peut plus, au XXe siècle, être question d'éduquer nos jeunes selon le système du XVIIe siècle ? A mon sens, ceux qui réfléchissent en profondeur sur nos problèmes d'enseignement se posent bien d'autres questions !

Il est bien sûr encore que les tendances rurales de notre société ont constitué un formidable handicap à notre expansion économique. Encore faut-il avant d'ériger cette affirmation en reproche, se demander si notre histoire étant ce qu'elle est, il nous était réellement possible de faire autrement. Attribuer cette attitude à du conservatisme social, à « notre astrologie » nationaliste, n'est-ce pas couper l'affaire un peu court ? Trudeau aurait atteint à plus de vérité s'il s'était penché avec un peu plus de sympathie sur ce peuple qui a été obligé par les circonstances « de vivre sur un plan, alors que l'ensemble de ses disciplines intellectuelles et morales » (et le tableau eût été plus juste aussi en disant : de sa situation historique et de son état social) « l'engageaient à vivre sur un autre. » Toujours comme sociologue ou « political scientist », Trudeau doit bien savoir qu'avant d'atteindre un niveau d'expérience et de connaissance technique suffisant pour diriger un système économique moderne, un peuple que les circonstances avaient complètement découronné de son élite bourgeoise devait nécessairement passer par une évolution qui exige le temps, quel que soit le mode d'exploitation ou de propriété qu'on puisse envisager. C'est le propre de la mentalité à prioriste ou abstraite de chercher des boucs émissaires chez les dieux, les démons ou les hommes pour expliquer les phénomènes anormaux; l'esprit scientifique, devant l'inévitable que lui révèle les lois de sa science, évite généralement de tomber dans de telles équivoques.

Grand vent . . . ! Petite pluie !

Mais pourquoi tout cela ? A quoi aboutit cette impressionnante mise-en-scène, sous le signe de « la pensée juridique universelle de Duguit jusqu'à Pound », de « la sociologie de Durkheim jusqu'à Gurvitch », de « l'économie de Walras jusqu'à Keynes », de « la science politique de Bosanquet jusqu'à Lask »", de « la psychologie de Freud jusqu'à Piaget », de « la pédagogie de Dewey jusqu'à Ferrière », qu'hier, Trudeau a lu alors que les nationalistes ignares n'y ont pas mis le nez (p. 19) ?

Elle se dégonfle finalement en quelque chose d'assez minuscule.

L'ensemble de l'exposé sous-entend bien des choses qu'il conviendra de dégager. L'auteur y développe assez explicitement (entre les lignes) qu'il n'y a qu'un sens à l'histoire et qu'une solution aux problèmes sociaux de l'ère moderne, ce qui n'est pas, je suppose, du « monolithisme » ! Et que la pensée sociale et politique au Canada français est en marge de ce courant. Mais le tout aboutit, au dernier paragraphe de l'épilogue, à nous dire en termes pompeux d'abord qu’ « une génération entière hésite au bord de l'engagement »; puis à préciser, haletant, que l'engagement c'est l'industrialisation et le syndicalisme !

Vraiment fallait-il écrire tant de pages et enguirlander tant de monde pour arriver à formuler cette proposition aussi évidente pour tous, à l'exception de quelques ruralisants impénitents ou de quelques patrons ou politiciens attardés ? Et surtout, Trudeau a-t-il vraiment voulu nous faire croire, et s'est-il fait croire lui-même que la grève d'Asbestos nous est arrivée aux termes d'une évolution où notre société refusait encore d'une façon générale l'industrialisation et le syndicalisme ? Que la grève, par suite, aurait constitué l'éclair et le coup de tonnerre qui ont exorcisé nos démons maléfiques, épuré l'atmosphère et ouvert nos yeux à ces évidences ? Telle est bien l'atmosphère de tout le livre, et tel est bien sa conclusion. Mais c'est invraisemblable à rien croire ni ses yeux ni ses oreilles ! Car si nous voulons exprimer en ces termes les questions qu'Asbestos a pu soulever à l'attention de notre société, le plus qu'on puisse dire est ceci : plusieurs ont été amené à revenir sur une question qu'ils s'étaient posée antérieurement quant à la sorte d'industrialisation et à la sorte de syndicalisme qu'il nous importe d'appuyer, si nous voulons arriver à réaliser une Cité libre, prospère et pacifique.

Et si le chapitre vengeur de Trudeau a dû être écrit, apparemment pour narguer une élite que le groupe de Cité Libre ne trouve pas assez sympathique aux causes syndicales, peut-être y aurait-il lieu pour tout le groupe de s'examiner et de se demander s'il ne tombe pas dans une erreur de perspective. A savoir, si l'apparente réserve de toute une société, en ces dernières années, à l'égard du syndicalisme, porte bien sur le principe même du syndicalisme, ou n'aurait pas trait plutôt à la sorte de syndicalisme que plusieurs membres de Cité Libre ou plusieurs de leurs amis ont essayé de réaliser. Même si les mis en cause ont toutes les raisons théoriques du monde de croire qu'ils entretiennent des vues absolument justes à ce sujet, le réalisme dont il est si souvent question dans le livre de Trudeau leur commanderait encore de savoir d'abord s'intégrer non seulement aux dimensions physiques et extrinsèques de leur action (telles la Révolution industrielle et ses conséquences sociologiques directes), mais aussi bien aux dimensions idéologico-sociales ou intrinsèques de leur milieu.

Source : François-Albert Angers, « Pierre-Elliott Trudeau et La grève de l’amiante. Troisième partie. Les défauts de notre société », dans l’Action nationale, novembre 1957, pp. 291-304. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées.

© 2001 Claude Bélanger, Marianopolis College