Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Esdras Minville

Contre le manuel d'histoire unique

[1950]

 

[Directeur de l'Ecole des Hautes Etudes Commerciales de Montréal, directeur de la collection Etudes sur notre milieu, M. Minville a écrit Invitation à l'étude, Le Citoyen canadien-français. Pour la référence bibliographique exacte de ce document, voir la fin du texte.]

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Monsieur le Chanoine Groulx l'établissait il y a quelque temps : au point de vue objectivité de l'histoire, le manuel unique est une utopie. L'essentiel étant dit, nous pourrions en rester là.

 

Mais, par définition, un manuel est un ouvrage des­tiné à l'enseignement, à l'éducation. Or, à ce point de vue, il est peut-être bon de rappeler qu'une nation est un fait de culture qui se réalise dans le temps; que, dans l'oeuvre historique de toute nation, il y a l'effort accumulé des générations successives pour occuper la terre, l'aménager, la mettre en valeur, mais aussi et même surtout, une volonté latente ou active d'y établir un ordre, d'y inscrire une pensée, et qu'à cette détermination les faits eux-mêmes doivent leur signification; que, par suite, l'histoire a valeur éduca­tive, humanisante dans la mesure seulement où, par delà les faits dans leur réalité concrète, elle découvre les motifs et saisit l'esprit qui les anime. « L'histoire, écrivait naguère Henri Massis, n'est pas seulement une suite de faits qui se succèdent dans le temps, c'est une suite d'idées qui s'inscrivent et s'enchaînent au plus profond des âmes et leur communiquent un sens ».

 

L'histoire étant, avec l'éducation morale et la langue, facteur d'intégration à la culture nationale, la question que nous avons à nous poser touchant son enseignement est donc celle-ci; que voulons-nous pour nos descendants, pour le Canada de demain ? La conservation ou la fusion des deux cultures nationales qui, depuis bientôt deux siècles, grandissent côte à côte, contribuant chacune selon son esprit au progrès du pays? Car tel est le problème fondamental de la politique canadienne d'après laquelle tout citoyen de l'un ou l'autre groupement ethnique doit régler ses attitudes — le citoyen canadien-français surtout, car s'il doit y avoir fusion, le fusionné, il y a bien des chances que ce soit lui.

 

Si nous sommes pour la fusion, c'est-à-dire pour la création d'une culture canadienne originale à même les deux cultures existantes, les partisans du manuel unique ont raison : il faut atténuer, détruire au plus tôt les particularismes, donc éviter à tout prix de rap­peler les divisions anciennes et leurs causes, laisser les générations à venir ignorer l'apport respectif des deux éléments ethniques, les luttes politiques et les conflits de toutes sortes qui, tout au long de notre histoire, se sont élevés du fait de la complexité culturelle de la population canadienne. Il ne restera peut-être plus grand-chose à raconter et l'histoire du Canada pren­dra sans doute une allure assez étriquée; mais l'unité canadienne étant un primat, la vérité historique devra y consentir sa part de sacrifices. Nous ne disons pas l'exactitude concrète, matérielle des faits — celle-là pourra être respectée; mais la vérité, la vérité inté­grale, celle qui considère l'apport de la pensée et de l'esprit comme une réalité aussi féconde et aussi précieuse que l'apport des bras et du nombre, de la force militaire ou économique.

 

Mais, ainsi engagé, il ne suffira pas, ajoutons-le tout de suite, d'unifier l'enseignement de l'histoire; il faudra, pour être logique, unifier aussi ce qui, au cours de l'histoire, a été cause d'opposition et de division. Les langues, par exemple. Y a-t-il quelque chose de plus révélateur de la dualité culturelle du pays que la dualité des langues, et de plus propre à faire douter de l'unicité de l'histoire unique? Et les religions ? Le grand problème politique du pays se pose à la fois en termes de religion et en termes de culture. Supprimons si nous le voulons les différences de culture; les différences de religion subsisteront avec tout leur poids de conséquences politiques. Au fond des luttes anciennes, par delà les attitudes sociales et politiques, il y avait très souvent autrefois et il y a encore aujourd'hui une attitude religieuse, une action ou une réaction commandée en définitive par une conception religieuse de la liberté, du droit et de la dignité humaine. Le canadianisme intégral s'accom­moderait sans doute difficilement d'une dualité si fondamentale, si propre à faire réapparaître à tous les moments de l'activité sociale et politique les oppositions, les conflits, les luttes d'un passé dont l'en­seignement de l'histoire s'attacherait par ailleurs à masquer le vrai visage. Que ceux qui sont pour la fusion lèvent donc la main... et prennent leurs res­ponsabilités.

 

Exagération tout cela, dira-t-on. Aucun partisan du manuel unique ne souhaite la fusion des cultures et des religions; tous, au contraire, en veulent la sauvegarde et le libre épanouissement. Sans doute, mais la logique a ses droits, même en sociologie, même en politique. Pourquoi paraît-on avoir honte d'un passé qui doit sa grandeur, sa valeur d'enseignement au fait que les générations anciennes ont été fortement ani­mées des mêmes convictions, au point d'en informer leur vie quotidienne, leur comportement social et politique, la bonne entente dût-elle à certains mo­ments en souffrir un peu ? Prétend-on supprimer les problèmes qui naissent de la dualité culturelle et reli­gieuse du pays en laissant les prochaines générations en ignorer les caractères véritables et les grandes ma­nifestations historiques? L'ignorance a-t-elle jamais été un élément de solution à quelque problème ou difficulté que ce soit? Et prétend-on conserver à l'histoire sa force d'intégration à la culture nationale en camouflant l'esprit, sous prétexte de ne pas froisser les sentiments de ceux qui ne pensent pas comme nous ?La paix politique n'est-elle possible en ce pays qu'à la condition que l'un des éléments de la popula­tion dissimule ses convictions et sacrifie sa liberté et ses droits à l'humeur de l'autre? Que serait la valeur éducative d'un enseignement de l'histoire qui s'en tiendrait à la chronologie sans explication, sans com­mentaire ? Et si l'on se réserve de faire en classe les commentaires qu'exige la vérité historique, à quoi servira le manuel, sinon à masquer sous un voile de pudeur mensongère les intentions véritables ? L'har­monie sociale et la paix politique ont-elles jamais ré­sulté de l'hypocrisie érigée en règle d'action?

 

Si, au contraire — même les partisans du manuel unique ne cessent de l'affirmer — nous sommes pour la conservation et le libre épanouissement des deux cultures nationales, acceptons la pleine responsabilité de nos positions et enseignons l'histoire comme les générations antérieures l'ont vécue, sans rien cacher de l'esprit dont elles étaient animées. Nos enfants y puiseront la fierté de leur culture et de leur foi. En seront-ils pour autant hostiles à l'autre élément ethnique et religieux? La fierté, c'est-à-dire une juste appréciation de sa propre valeur, est-elle nécessairement synonyme d'hostilité envers les autres? exclut-elle toute idée de collaboration? Une vertu peut assurer la paix et l'harmonie au Canada — et c'est la justice. Et à ce point de vue, les Canadiens français catholiques peuvent sans doute recevoir bien des leçons — mais pas de tout le monde.

 

Non, le manuel d'histoire unique est une fantaisie des centralisateurs. Malheureusement, une fantaisie dangereuse et qui, sans s'en douter peut-être, procède d'un certain esprit dont le monde contemporain a eu quelque peu à se plaindre : le totalitarisme.

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Source : Esdras MINVILLE, « Pour ou contre le manuel d’histoire unique ? », dans l’Action nationale, Vol. XXXV, No 5 (mai 1950) : 383-387.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College