Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia


Esdras Minville et l'idée de décentralisation


[Ce texte rédigé par Dominique Foisy-Geoffroy fit l'objet d'une communication prononcée le 26 octobre 2001, dans le cadre du 54e congrès de l'Institut d'histoire de l'Amérique française.]

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Esdras Minville, économiste et sociologue, est né en 1896 à Grande-Vallée, un petit village de la côte nord gaspésienne. Après avoir obtenu sa licence en sciences commerciales à l'École des Hautes Études commerciales, il est devenu membre du corps professoral de l'institution en 1924, avant d'en occuper le poste de directeur de 1938 jusqu'à sa retraite en 1962. Minville était aussi un intellectuel qu'on associe aux milieux nationalistes, catholiques et traditionalistes canadiens-français (autrement qualifiés de «clérico-nationalistes») de la première moitié du XXe siècle. On pouvait le voir prendre la parole sur les diverses tribunes associées à ce courant intellectuel, soit par exemple les revues L'Action française et L'Action nationale, l'École sociale populaire, les Semaines sociales du Canada, etc. Il est décédé en 1975. L'oeuvre économique de Minville s'articule autour des notions de décentralisation, de développement régional, de relations entre le monde urbain et le monde rural, le tout appliqué à un grand programme de réformes économiques, sociales et nationales élaboré, en bonne partie durant les années de la dépression, en réponse aux problèmes de la nation canadienne-française et de la société québécoise. Une discussion de l'application de l'idée de décentralisation à ce programme fait l'objet de la première partie de cet article. En second lieu, nous nous pencherons sur les sources profondes, les sources doctrinales de cette idée de décentralisation chez Minville, qui fait que la décentralisation, dans son esprit, prend figure de principe ordonnateur fondamental de l'organisation des sociétés et même de la vie humaine, et constitue donc un des piliers de son oeuvre.




1. Une économie décentralisée

Minville était tout particulièrement soucieux des problèmes économiques du Québec et du Canada français. Il en observait la situation économique, et constatait qu'on avait procédé à un développement industriel trop rapide, improvisé et inadapté à la situation et aux caractères de la nation. Le résultat en fut une excessive centralisation géographique et industrielle autour de Montréal et le dépérissement corrélatif des régions, provoquant ainsi une rupture de l'équilibre entre la ville et la campagne. Ceci a eu de profondes conséquences tant sur le plan social - chômage urbain, risque de désordre social - que sur le plan national - prolétarisation et dénationalisation (acculturation) des Canadiens français. Minville s'attela donc à la tâche d'élaborer un vaste programme de réformes comprenant principalement un projet de développement économique rationnel et planifié, ce dans le but d'assurer et le bien commun de la société tout entière, et l'épanouissement de la nationalité canadienne-française. L'essentiel de ce programme de réformes économiques est contenu dans une triple décentralisation, soit, premièrement, une décentralisation démographique, deuxièmement, une décentralisation de l'activité économique, et troisièmement, une décentralisation sociale et étatique.

D'abord, la colonisation des territoires inoccupés du Québec est, dans l'esprit de Minville, la solution de choix au problème de centralisation démographique qu'il déplore, ou, si on préfère, au problème de ce qu'il estime être la surpopulation des grands centres causée par une urbanisation effrénée. En fait, cet élément de son programme doit servir à la mise en oeuvre de la décentralisation démographique qu'il appelle de ses voeux. La colonisation devrait ainsi préserver l'existence du peuple canadien-français au Canada dans son intégrité catholique et française en lui assurant la possession de l'élément qui serait le plus stable de l'économique: le sol. Il faut bien comprendre que la colonisation, pour Minville, représentait bien plus qu'une simple réponse ponctuelle aux problèmes engendrés par la crise, mais devait être conçue comme une «politique permanente répondant à un besoin permanent», du moins, tant qu'il resterait une parcelle de terre libre sur le territoire. Pour lui, la crise des années 1930 était en quelque sorte l'aboutissement et l'exacerbation de problèmes qui, bien que latents, lui étaient bien antérieurs. C'est pourquoi dès 1927, donc avant la Crise, il indiquait la colonisation comme une voie de développement économique à suivre pour le peuple canadien-français. En outre, la colonisation telle que la concevait Minville n'avait rien à voir avec une quelconque vision idéaliste du colon héroïque partant de rien et créant à force d'efforts un domaine prospère. Il écrit par exemple, au début des années 1930, qu'«il ne s'agit pas, pour nous, de nous armer de haches et de pioches et de nous installer à la lisière de la forêt», et demande de ne pas lui faire dire ce qu'il ne pense pas. Pour avoir quelque chance de réussir, la colonisation devait selon Minville être organisée avec beaucoup de soin, ce qui voulait notamment dire recevoir le soutien de l'État.

Toutefois, Minville était bien conscient du fait qu'une simple politique de colonisation serait en soi insuffisante. En effet, pour qu'une telle politique ait une chance de réussir, elle devrait être accompagnée d'une vaste politique de restauration rurale dont l'objectif serait de stimuler la vie économique des régions de façon à ce que la vie rurale soit aussi attrayante sur le plan matériel que peut l'être la vie d'ouvrier dans l'industrie urbaine. Selon Minville, une telle politique de restauration rurale serait appelée à faire contrepoids à la politique de développement industriel à outrance par la grande industrie que le gouvernement québécois aurait suivie jusqu'alors, pour autant que cette politique fût savamment élaborée et appliquée avec compétence.

L'agriculture, on l'aura peut-être deviné, est la première étape de ce développement, et tient notamment son importance fondamentale du fait qu'elle constitue en quelque sorte les fondations de l'édifice économique d'une nation donnée. C'est d'ailleurs ce que Minville écrivait dès 1924, dans son article «Le capital étranger». L'agriculture telle qu'il la conçoit doit être établie «sur la base d'une prospérité stable et définitive» et doit permettre à la nation, le cas échéant, de s'élever jusqu'à l'industrie. D'autre part, elle permettrait à la nation de prendre possession du sol, qui est non seulement la base de tout organisme économique bien conçu, mais aussi la seule ressource qui échappe encore aux intérêts non canadiens-français dans le Québec. Pour ces raisons, l'agriculture s'imposerait donc logiquement comme la base d'une réforme de l'organisme économique canadien-français.

Minville souhaitait de plus harmoniser l'exploitation de toutes les ressources d'une région donnée en vue du développement de celle-ci et de la prospérité de sa population. Au gré des diverses situations des régions et en fonction des données recueillies par un inventaire des ressources et du potentiel économique des différentes régions, il suggère ainsi de développer une forme de colonisation mixte qui combinerait, selon le cas, l'agriculture, l'exploitation forestière et la pêche. Minville souligne notamment les mérites d'un type de colonisation mi-agricole (durant l'été), mi-forestier (durant l'hiver). Une telle formule permettrait, d'une part, de stabiliser la population rurale et de lui assurer un bon niveau de vie en lui offrant du travail à longueur d'année et le revenu qui y correspond, et, d'autre part, d'augmenter de façon notable la quantité de terre colonisable en rendant disponibles des domaines dont la terre, d'un rendement médiocre, ne saurait faire vivre une famille, mais qui, grâce à l'appoint de l'exploitation forestière, se trouveraient offrir des conditions de vie plus intéressantes. Cela assurerait en outre l'exploitation optimale et intégrale des ressources du territoire.

Pour que soit assurée une véritable prospérité régionale, et parce que «l'activité économique ne se résume pas à l'agriculture», Minville complète son programme de développement économique intégré de la province et de ses régions par un volet industriel qui passe par la petite et la moyenne entreprise. Celles-ci présentent de nombreux avantages. Le premier en est certainement de nécessiter une mise de fonds moindre que la grande entreprise et donc de correspondre à la modicité des capitaux que les Canadiens français sont en mesure d'y investir, car, en effet, c'est l'épargne canadienne-française qui, en premier lieu, serait appelée à financer ce développement industriel. Dans la même veine, un réseau de petites et de moyennes entreprises prospères permettrait éventuellement aux Canadiens français de se rompre aux affaires et de se forger des traditions commerciales et industrielles, expérience que Minville estime essentielle au développement économique d'une nation. Finalement, le troisième avantage de la petite et de la moyenne entreprise est que, contrairement à la grande entreprise qui serait «centralisatrice par nature», elles se prêtent bien à la décentralisation. En effet, elles sont bien adaptées à une économie à échelle réduite et peuvent répondre à des besoins très spécifiques, caractéristiques qui correspondent à l'économie régionale. De plus, leur grand nombre permettrait de faire bénéficier toutes les régions de petits centres industriels locaux et des avantages que cela représente pour le développement économique. Les petites et les moyennes entreprises auraient en somme le potentiel de revitaliser les régions sur le plan économique, et non de les saigner de leur population et de leurs ressources comme le ferait la grande entreprise.

Minville propose donc de construire dans les régions québécoises, «en marge de l'organisation existante» un réseau de petites et de moyennes entreprises. Ces entreprises pourraient constituer un débouché local pour les ressources agricoles et forestières, pour les produits de la pêche, etc., exploités dans les régions. Les populations locales seraient ainsi en mesure de bénéficier des retombées de la transformation des produits bruts, ce que n'offre pas, en tout cas pas au même degré, le régime de la grande entreprise. En outre, elles deviendraient de petits centres d'appel de main d'oeuvre. À ce titre, elles sauraient tout particulièrement attirer ceux que le travail agricole n'intéresse pas et détourneraient donc ceux-ci de la grande ville, combattant ainsi, à leur façon, l'exode rural.

À la grandeur du territoire québécois, on assisterait à la fondation d'une myriade de petits centres industriels qui constitueraient autant de petits «foyers» locaux d'activité économique autour desquels s'articulerait le développement économique des régions. Ces foyers, qu'en langage savant on appellerait probablement «pôles de développement», draineraient vers eux les hommes, les capitaux et la production des régions, et feraient fructifier ces ressources au bénéfice, en fin de compte, des régions et de leur population.

Le programme de restauration rurale serait ainsi complet. Un développement intégré des régions du Québec selon ce plan permettrait de les revitaliser sur le plan économique et d'y rendre la vie plus confortable et plus prospère. Ce faisant, se trouverait éliminé le problème qui serait à la source de tous les problèmes socio-économiques de la nation et de la province, c'est-à-dire le dépérissement des régions et du monde rural. Leur organisme économique ainsi solidifié, stabilisé et revigoré, les Canadiens français, ayant accumulé capitaux et traditions commerciales, pourraient éventuellement, en quelques générations, se lancer dans le développement industriel par la grande entreprise et partir à la reconquête de Montréal, notamment en se portant acquéreurs des entreprises fondées par des étrangers. Car, dit-il, «[nous] ne prétendons pas qu'il nous faille décourager l'établissement chez nous de la grande industrie et qu'il nous faille, quant à nous, y renoncer à jamais.» Comme on le voit, Minville n'était pas opposé à l'évolution du Québec et du Canada français dans le sens d'une plus grande industrialisation. Au contraire, il en est venu à estimer que la vocation économique du Québec était avant tout industrielle. Il souhaitait seulement que cette évolution se fît de façon progressive, en accord avec les exigences des milieux physique et humain, en fonction des intérêts supérieurs de l'homme en général et des Canadiens français en particulier.

Sur le plan politique et social maintenant, l'idée de décentralisation se traduit par l'application du principe de subsidiarité. L'application du principe de subsidiarité consiste à distribuer la responsabilité de la «gestion» des diverses activités humaines (qu'elles soient d'ordre économique, culturel, social, etc.) des fondements de la société (c'est-à-dire l'individu et, surtout, la famille) jusqu'à son sommet (c'est-à-dire l'État) en passant par les différents «corps intermédiaires» (Église, syndicats, associations patronales, etc.), en confiant le maximum de responsabilités aux constituants qui sont les plus proches de la base. Un État qui serait le produit d'un tel système, un État «supplétif» donc, se trouverait investi de fonctions plus restreintes que, par exemple, l'État providence, mais néanmoins substantielles et surtout d'une importance primordiale, fonctions qui sont, grosso modo, celles de surveillance, de supervision, de coordination et de stimulation des activités humaines. Plus précisément, l'État se verrait investi dans un tel cadre de pouvoirs tels que la surveillance du régime économique et la prévention des abus, l'adoption de législations sociales d'appoint ainsi que l'orientation générale du développement économique du pays. Une telle conception des fonctions de l'État, c'est à la Doctrine sociale de l'Église que Minville l'avait principalement empruntée, et notamment à l'encyclique Quadragesimo anno, promulguée en 1931 par le pape Pie XI. On pouvait par exemple lire, dans cette encyclique, le passage suivant:

De même qu'on ne peut enlever aux particuliers, pour le transférer à la communauté, les attributions dont ils sont capables de s'acquitter de leur seule initiative et par leurs propres moyens, ainsi ce serait commettre une injustice, en même temps que troubler de manière très dommageable l'ordre social, que de retirer aux groupements d'ordre inférieur, pour les confier à une collectivité plus vaste et d'un rang plus élevé, les fonctions qu'ils sont en mesure de remplir eux-mêmes.

Dans l'esprit de Minville, la Doctrine sociale de l'Église répond mieux que les autres doctrines aux exigences de la vie humaine prise dans son ensemble, les satisfaisant tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. Elle prend donc une vue complète de l'homme et hiérarchise toutes les facettes de son existence comme il se doit, c'est-à-dire en accordant la primauté à l'aspect spirituel, le tout appuyé sur des principes «sûrs et humains». Soit dit en passant, cette position doctrinale qu'adopte Minville le range résolument dans le mouvement catholique social.

Minville, comme la Doctrine sociale de l'Église, plaide donc pour une revitalisation de la société civile, cette société hors l'État formée notamment des individus, de la famille et des corps intermédiaires, qu'il souhaite voir prendre une place importante dans la gestion des affaires humaines. La revitalisation de la société civile, c'est la réforme corporative qui, dans son esprit, devait l'opérer.

Avant toute chose, il convient d'apporter deux précisions nécessaires à une bonne compréhension de la position de Minville sur le corporatisme. D'une part, il est hors de question pour lui de revenir à la corporation médiévale ou à celle de l'époque de la Révolution française. Le corporatisme tel qu'il le conçoit doit être adapté aux conditions du temps. D'autre part, Minville fait une très nette distinction entre le corporatisme dit «politique», tel le corporatisme italien, qu'il associe à de l'étatisme pur et simple et à tous les dangers qu'il y rattache, et le corporatisme «social», celui qu'il favorise parce qu'il émane du peuple lui-même, non pas de l'État, et implique l'éducation de la masse, non une contrainte. De toute évidence, ce second type de corporatisme est, pour Minville, beaucoup plus respectueux de l'esprit du principe de subsidiarité. Le corporatisme selon Esdras Minville consisterait en somme en une sorte de complexe d'organes décentralisé, jaillissant de la réalité sociale à la suite d'une éducation et d'une sensibilisation préalable du peuple, reconnu et surveillé de loin par l'État et institué un peu comme une instance décisionnelle parallèle à l'Assemblée législative élue. Cette instance incarne en quelque sorte l'organisation de la société civile en force capable d'action concertée et ses fonctions sont établies suivant le principe que c'est en tant que représentant du secteur d'activité où il est engagé et que par conséquent il connaît à fond qu'un individu est le plus habilité à prendre des décisions éclairées.

Le rôle de l'État, dans ce contexte, est double. D'une part, il accorde l'existence juridique aux diverses corporations à mesure qu'elles se forment et en fait donc des organismes de «droit public», et non de simples institutions privées. D'autre part, il assure la surveillance du bon fonctionnement de l'appareil corporatiste, ce qu'il fait notamment au moment de l'homologation des mesures adoptées par les différentes corporations pour leur propre administration, tâche dont il a la responsabilité. On voit assez comment le rôle de l'État vis-à-vis du régime corporatiste est à la fois fondamental et en même temps respectueux du principe de subsidiarité. L'État, comme l'écrit Minville, collaborerait avec l'autorité professionnelle «pour mieux accomplir son action supplétive basée sur l'ordre hiérarchique des différents groupements sociaux», et le corporatisme ainsi envisagé «oblige donc chacun à assumer selon sa compétence sa part de responsabilités sociales».




2. L'idée de décentralisation

J'ai présenté jusqu'ici différentes figures que prenait l'idée de décentralisation dans l'oeuvre d'Esdras Minville. Si on pousse plus loin l'analyse et qu'on tente de découvrir les motifs profonds qui ont suscité ce qui est presque une obsession de la décentralisation, on aboutira au principe de la responsabilité de la personne humaine. Ce principe est certainement l'un de ceux qui est le plus mis en valeur dans l'oeuvre de Minville. On ne compte plus, en effet, les références aux «devoirs», aux «responsabilités» de l'individu: les devoirs envers les ancêtres, dont on doit continuer l'oeuvre; les devoirs envers la nation et la civilisation, dont on doit transmettre l'héritage aux générations suivantes; les devoirs de l'individu envers la société, envers lui-même, etc. Ce principe colore même la définition minvillienne de la liberté, soit «la liberté vraie, c'est-à-dire la liberté dans le respect de l'autorité, des lois, des droits individuels et collectifs.»

Mais il ne faut pas se laisser abuser. La responsabilité, si on en prend une vue globale, est bien plus qu'une contrainte qui s'exerce sur l'individu. Je pense que, telle que la comprenait Minville, elle n'était rien de moins que la clef de l'épanouissement de l'être humain. Une telle responsabilité est en réalité l'aboutissement logique de la reconnaissance par Minville de l'existence d'une part inaliénable de liberté chez l'homme. Il écrit par exemple qu'«il est exagéré de prétendre,[…], que l'individu est un automate dont l'hérédité règle tous les mouvements». L'homme est responsable parce qu'il est libre. Son devenir, son épanouissement, son salut, sont entre ses mains, et c'est par l'exercice de sa liberté responsable, par l'action suscitée par sa propre volonté, par l'accumulation d'expérience, qu'il parviendra à la plénitude de son développement.

En ayant à l'esprit ces éléments, on saisit mieux la nature des positions doctrinales de Minville ainsi que des réformes qu'il préconise: promotion de l'idée de décentralisation, et notamment du corporatisme, qui rapproche l'exercice du pouvoir de la population; valorisation du coopératisme, qui fait participer le travailleur aux profits de l'entreprise, voire à sa gestion; méfiance envers l'étatisme trop poussé, qui dépossède l'homme de son agir responsable; condamnation de l'aliénation et de la servilité de l'ouvrier prolétaire; valorisation d'un capitalisme encadré, de la libre entreprise et de l'initiative individuelle; valorisation du travail autonome en général. À la lumière du principe de responsabilité, tout ceci s'explique naturellement et prend un sens plus profond.

De plus, tout cela m'amène à poser l'hypothèse qu'il existe, chez Minville, un ferment d'esprit démocratique, bien qu'il s'inscrive plutôt en rupture avec la «démocratie» telle qu'elle s'incarnait dans les institutions de son temps. Car Minville ne s'est jamais réellement identifié comme un «démocrate». Il affichait même à l'endroit d'une certaine forme de démocratie, la démocratie comme régime politique basé sur la souveraineté du peuple, avec élections et partis, produit du libéralisme, du Siècle des Lumières, de la Révolution française et de la modernité, un dédain qu'il ne mettait en veilleuse que pour se résigner à une situation de fait: «le régime est ce qu'il est, et nous devons tout faire pour en tirer le meilleur parti». Pourquoi cette défiance? D'une part, ce type de démocratie conçu et envisagé dans la perspective anthropocentrique du couple modernité - libéralisme devait lui être insupportable, car laissé à lui-même, le règne du «peuple-roi» risquerait trop de dégénérer en tyrannie de la masse, de l'inconstance et des passions humaines sur le bon sens et l'intelligence, mise en garde qui, d'ailleurs, vaut assurément pour tout type de régime. «Nous savons ce qu'il en est, écrit cyniquement Minville, de la prétendue bonté native de l'homme et de sa naturelle propension au bien et au beau.» Bref, la démocratie, soit, mais la démocratie encadrée par les principes universels et intemporels du christianisme, contre le principe de la souveraineté populaire : voilà certainement la première exigence de la démocratie selon Minville.

D'autre part, Minville se défie de la démocratie comprise dans un sens strictement politique car, privée de réelle portée sur les plans économique et social, celle-ci ne lui paraît que prendre l'allure d'une mascarade couvrant une ploutocratie de fait. Il décrit ce phénomène par une belle image: «Derrière le trône [du peuple-roi], des puissances se dissimulent qui tirent les ficelles par quoi s'agitent ses pauvres membres de polichinelle découronné.» Une véritable démocratie, pour Minville, doit donc prendre solidement racine dans la vie économique et sociale. Il s'agit là de la seconde exigence de la démocratie.

Finalement, élément peut-être plus secondaire parce que plutôt circonstanciel, Minville dénonça avec véhémence l'«esprit de parti» et les bassesses de la politique de son temps, fruits du système politique démocratique qu'il connaissait. En cela, il reprenait à son compte une rengaine prise et reprise jusqu'à plus soif par les intellectuels canadiens-français de toute allégeance idéologique qui lui sont contemporains. Mais prenons garde aux conclusions trop rapides: l'objet de sa dénonciation était le manque d'envergure des hommes chargés d'orienter le devenir de la nation sur le plan politique, les politiciens, dont plusieurs, incapables de s'élever au-dessus de la mêlée et de travailler en fonction des intérêts supérieurs de la nation, s'enlisaient dans de stériles querelles de clochers et s'assoyaient confortablement sur les privilèges que leur position leur accordait. À notre avis, Minville n'en avait pas contre le politique en tant que tel, car après tout, il a passé sa vie à tracer les grandes lignes d'une politique de restauration nationale à la mise en oeuvre de laquelle l'État devait jouer un grand rôle, en plus de proposer, en 1928, les éléments d'un programme destiné à revigorer le Parti conservateur fédéral, moribond au Québec depuis la Première Guerre mondiale. Ce n'est certainement pas là le fait d'un individu désintéressé du politique, on en conviendra. Troisième exigence de la démocratie selon Minville donc: contourner le danger que représente pour la démocratie la subordination du politique à l'électoralisme et à l'esprit de parti.

Comme nous l'avons dit, et c'est ce que nous tenterons maintenant de démontrer, l'oeuvre de Minville, bien qu'elle ne soit pas «démocrate» à proprement parler, est néanmoins imprégnée d'un esprit démocratique assez marqué, mais en rupture avec la «démocratie» telle qu'elle s'incarnait dans les institutions de son temps pour les raisons données précédemment. Le coeur de cette hypothèse consiste en la convergence que nous avons pu observer entre le leitmotiv de la pensée de Minville, soit l'idée de responsabilité, et la substance de l'esprit démocratique telle que la définit Georges Burdeau, soit «l'inaliénable vocation des hommes à prendre en charge leur destin, tant individuel que collectif». En effet, il me semble qu'on peut très bien soutenir qu'en ayant oeuvré à rendre aux individus l'exercice de leurs responsabilités dans les domaines économique et social, Minville a, d'une certaine façon, voulu «démocratiser» ceux-ci, si bien sûr on comprend ce terme dans le sens très général que lui donne Burdeau. Les idées de subsidiarité, de décentralisation, de développement régional, de coopératisme et de corporatisme peuvent toutes être rapportées à un idéal d'autogestion adapté au goût du jour, et permettent à mon avis de ranger Minville parmi ceux qui, désabusés d'une démocratie politique inapte à empêcher dans les faits une poignée de puissants de s'arroger le monopole de l'exercice de la liberté et de faire de celui-ci le jouet de leurs caprices, ont voulu étendre ce privilège au plus grand nombre en abattant les obstacles, notamment économiques, qui l'en empêchaient, afin d'établir les conditions d'une véritable démocratie. L'inquiétude de Minville, par exemple, quant à la possible formation de ce qu'il appelait un «sur-État économique», s'inscrit dans ce contexte.

Le fait que je classe le corporatisme parmi les éléments «démocratiques» de la pensée minvillienne peut surprendre, entendu qu'on a pu parler du caractère antidémocratique de ce système qui, dit-on, soustrairait au contrôle des élus de vastes pans de la vie économique et sociale. Je crois que ce serait commettre une erreur que de prendre une si courte vue de la démocratie en la diminuant aux proportions réduites du seul système électoral. Dans sa définition la plus large en effet, la démocratie est quelque chose comme l'aspiration de chacun à l'exercice responsable de sa liberté, il faut le rappeler. Ce que je dis est simplement que le corporatisme bien compris, tel que le concevait Minville, était susceptible d'assurer aux travailleurs une réelle possibilité d'exprimer leurs idées, de discuter, d'innover, bref, de participer activement au processus de prise de décision concernant la gestion de tel ou de tel secteur d'activité économique. Simplement, cette participation devait s'exprimer non par la voie électorale traditionnelle, mais par celle de la concertation professionnelle. Évidemment, comme un tel système n'a jamais eu l'occasion de faire ses preuves dans la réalité, on ne peut savoir quels en auraient été les résultats. Cependant, il me semble raisonnable de croire que la réalisation de cet objectif faisait partie des intentions premières et des espérances de Minville à l'égard du corporatisme, et c'est ce qui compte pour mon propos.

Évidemment, l'analyse que nous proposons de la place de la démocratie chez Minville est encore au stade de l'hypothèse, et doit être affinée et démontrée.

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Bref, j'ai voulu, au cours de cette communication, présenter les différents aspects de l'idée de décentralisation reflétés par l'oeuvre d'Esdras Minville, et mettre en lumière le lien qui unit cette idée au principe fondamental de la responsabilité de la personne humaine. Cette démonstration se voulait également une illustration de l'importance, pour Minville, d'envisager la vie humaine dans sa totalité. J'irais jusqu'à dire que la poursuite des richesses, des biens matériels, la vie politique et même la vie sociale ne possèdent de valeur pour lui que dans la mesure où ils favorisent l'épanouissement intellectuel, moral et surtout spirituel des hommes et des femmes. L'organisation de la société était, dans son esprit, soumis à ces exigences, et la forme décentralisée de l'organisation qu'il proposait devait permettre à l'individu de retrouver le sens de ses responsabilités face à son propre épanouissement et face à la société, à la nation qui le voient grandir. En définitive, il apparaît assez clairement que cette responsabilité, ou l'exercice d'une liberté responsable devrais-je peut-être plutôt dire, est la clef du développement de la personne humaine selon Esdras Minville. Je soumets en outre ici l'hypothèse que ce constat peut s'appliquer à un certain nombre d'intellectuels de la mouvance traditionaliste, Lionel Groulx, François-Albert Angers, les féministes dites «maternalistes», et sans doute plusieurs autres. De façon plus générale, je crois qu'on aurait avantage à revisiter la pensée traditionaliste canadienne-française à la lumière de ce principe de responsabilité, de liberté responsable, car il me semble être un pilier de la synthèse intellectuelle de ce courant de pensée auquel on n'a peut-être pas toujours donné l'attention qu'il mérite.

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© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College