Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

 

L'histoire dans l'oeuvre d'Esdras Minville

[Ce texte a été rédigé par Dominique Foisy-Geoffroy. Il fit fit l'objet d'une communication au deuxième colloque du département d'histoire de l'Université Laval, le 15 mars 2002. Il s'agit de la version remaniée d'un travail de session présenté dans le cadre du cours HST 6570 (Historiographie - Canada / Québec) de l'Université de Montréal. Ce travail fut en outre publié dans les pages des Cahiers d'histoire de l'Université de Montréal. Nous avons ici encore supprimé les notes, question d'alléger le texte. Pour la version complète, consulter les Cahiers d'histoire, vol. XX, no 1 (automne 2000), p. 22-44. ]

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Esdras Minville, né en 1896 et décédé en 1975, était un économiste et un sociologue associé aux intellectuels canadiens-français de la mouvance traditionaliste (ou «clérico-nationaliste»), dans la foulée du journaliste et homme politique Henri Bourassa et de l'historien Lionel Groulx. Minville, sur le plan professionnel, a connu une brillante carrière à l'École des Hautes Études commerciales de Montréal, d'abord comme professeur de 1924 à 1938, puis comme directeur de 1938 à 1962, le premier d'origine québécoise dans l'histoire de l'institution. L'École des Hautes Études commerciales, l'École sociale populaire, les Semaines sociales du Canada, les revues L'Action française, L'Action nationale et L'Actualité économique sont autant de tribunes où, article après article, conférence après conférence, il énonça les éléments d'un programme de restauration économique, sociale et nationale. Il conviait en effet ses compatriotes à la réalisation de ce vaste programme qui, par le redressement de la situation économique de la nation canadienne-française, visait son épanouissement moral et, par delà, le salut de la personne.

Au cours de cette communication, je me pencherai sur la place qu'occupe l'histoire dans l'oeuvre d'Esdras Minville. D'une part, on peut observer une tension constante, chez Minville, entre la pensée chrétienne traditionnelle, qui devrait selon lui orienter l'existence des hommes, et les réalités économiques et sociales modernes. Je dirais d'ailleurs qu'une partie essentielle de son oeuvre a précisément consisté à accorder ces deux éléments dans une synthèse intellectuelle forte et cohérente destinée à orienter l'action. Dans ce contexte, le recours à l'histoire s'avérait pour lui essentiel à une connaissance approfondie, et de la tradition, et des transformations majeures de l'ensemble des aspects de la vie collective qu'a provoqué la Révolution industrielle. D'autre part, l'étude de l'histoire chez Minville fournit les clefs à l'explication de l'infériorité économique des Canadiens français. À ce sujet, nous verrons que certaines de ses conclusions annonçaient certaines des thèses les plus célèbres des historiens de l'École de Montréal, Maurice Séguin, Michel Brunet et Guy Frégault.


1. L'histoire chez Esdras Minville


L'histoire, pour Minville, a d'une part un rôle fondamental à jouer dans la formation de la nation. Pour lui, en effet, la nation est un «fait de culture» qui, parce qu'il se réalise dans le temps, est un produit de l'histoire.

Je m'explique. La nation se rattache à une civilisation, à une culture, de laquelle elle tire ses conceptions générales de la vie. Dans le cas canadien-français, la culture en question correspond à la vieille conception chrétienne de la culture française pré-révolutionnaire, que Minville définit comme qualitative (l'homme est ordonné à la pleine réalisation de lui-même, au delà des fins utilitaires), spiritualiste (elle accorde la primauté aux valeurs de l'esprit), personnaliste (l'homme, doué de liberté, est appelé à une vocation dont il est le seul responsable) et communautaire (la société est vue comme un tout organique ordonné à la réalisation du bien commun). Cependant, la nation se trouve également liée à un milieu particulier qui est le sien et auquel elle doit s'adapter: c'est l'influence de la géographie, du climat, des événements politiques, etc., qui colorent une civilisation et en façonnent des variantes, sans cependant affecter ses conceptions générales de la vie. Ainsi, au fil du temps, la variante canadienne de la culture française s'est précisée.

Dans ce contexte, le rôle de l'histoire serait, et je cite, «[d'opérer] la fusion du sens national ou attachement aux valeurs de culture, et du patriotisme ou attachement au sol humanisé par la nation». L'histoire d'une nation serait donc essentiellement l'histoire du façonnement du milieu de façon à le rendre conforme à la culture et aux conceptions de la vie de cette nation, efforts qui résultent en la création d'institutions et d'oeuvres qui donnent au milieu «sa structure, son climat psychologique et moral». L'oeuvre de l'histoire est en somme celle des liens qui s'établissent entre la culture d'une nation et son milieu, du travail incessant de la nation sur le milieu et des effets réciproques du milieu sur la nation, qui forment ce que Minville appelle le «milieu ethnique», dans les cadres duquel la nation se regénère.

D'autre part, l'histoire, pour Minville, ne revêt pas d'importance que pour les raisons que je viens d'exposer. Elle figure aussi en bonne place dans ses réflexions portant sur la formation du citoyen.

Minville rejette l'idée de fatalisme dans le devenir des collectivités (comme des individus d'ailleurs). Cependant, celles-ci doivent se conformer à une certaine logique, qui correspond à la «première orientation reçue», à ce que Charles Maurras appelait le «poids total des origines». Dans la même veine, Minville cite également Henri Massis, selon qui l'histoire n'est pas une simple succession de faits, mais un enchaînement d'idées qui donne un sens à la trame historique, s'inscrivant au plus profond des âmes. Ce qui ressort de tout ceci, c'est que Minville voit dans l'histoire le moyen par excellence d'inculquer aux individus le sens de la solidarité avec les ancêtres et de la continuité avec les principes (personnalisme, spiritualisme, «communautarisme») qui ont présidé à l'humanisation du milieu par l'homme. Cela n'exclut pas tout rapport critique avec le passé, non plus que toute volonté réformatrice (à ce titre-là, Minville est un cas exemplaire), mais marque simplement une révérence respectueuse devant un héritage, un «ordre», qui est le fruit de plusieurs siècles de pensée et d'action, et dont la seule durée témoigne en bonne partie de la juste inspiration et invite à une grande prudence dans toute entreprise réformatrice. Inspiré par sa connaissance de l'histoire, le citoyen est invité à puiser dans la tradition à la fois des règles de vie et des façons d'exercer ses responsabilités civiques qui, parce qu'elles sont conformes aux principes séculaires ordonnateurs de la nation, sont garants de l'épanouissement le plus complet de l'homme.


2. Les grands thèmes

En règle générale, Minville recourt à l'histoire pour retrouver dans le passé les racines des problèmes actuels de la nation. J'aborderai donc ici deux événements ou phénomènes qui sont, dans l'oeuvre de Minville, au coeur de l'explication de ces grands problèmes: la Conquête et l'industrialisation.

La Conquête, pour Minville, est un des événements clefs de l'histoire du Canada français. Dès le début des années 1930, dans son Histoire économique, il pose que la Conquête, en marquant l'entrée en scène d'une nouvelle métropole aux conceptions politiques, juridiques et économiques complètement différentes de celles de la France, aura des conséquences «profondes et définitives», notamment en matière économique. Ceci constitue le noyau dur d'une analyse de la signification historique de la Conquête qu'il enrichira constamment par la suite.

De cette première observation, il ne tardera pas à conclure que les institutions qu'impose cette nouvelle métropole aux conceptions si différentes de celles du peuple canadien-français ne conviennent ni à la situation, ni à «l'esprit» de celui-ci, et ont le principal défaut, à ses yeux, d'être inspirés du libéralisme, individualiste sur le plan social et justifiant selon lui, dans les faits, le triomphe du plus fort sur le plan économique. En somme, la politique économique et sociale introduite par les nouveaux maîtres de la colonie n'est adaptée ni aux particularités du milieu physique, ni surtout aux exigences du milieu humain canadien-français. Il ajoutera que cette politique est «conçue par d'autres que nous [Canadiens français], dans un autre esprit que le nôtre et pour d'autres fins que nos progrès à nous». La Conquête devient ainsi la «tragédie» de l'histoire canadienne-française.

C'est dans le texte «La province de Québec et le cas canadien-français», datant de 1956, qu'on retrouve la forme la plus achevée de cette explication de la signification historique de la Conquête. Pour le Minville de ces années, le «drame» de la Conquête pour le Canada français, «c'est d'être assujetti à des institutions dont il ne possède ni l'esprit, et d'être ainsi mis en désaccord permanent avec les cadres de sa vie quotidienne». En conséquence, les Canadiens français doivent subir une politique économique et sociale qui, parce qu'elle correspond à la volonté des Britanniques d'imposer leur culture et leurs institutions et d'organiser le Canada selon leur conception des choses et en fonction de leurs intérêts nationaux, est inadaptée à leurs besoins de population française, catholique, pauvre et désorganisée.

L'incapacité des Canadiens français à concevoir une politique (notamment une politique économique, puisque les grands pouvoirs en ce domaine sont à Ottawa) adaptée à leurs besoins, fera qu'on ne pourra répondre efficacement aux défis qui se poseront à la nation aux XIXe et XXe siècles. On assistera alors impuissant aux déséquilibres économiques, sociaux et démographiques (émigration, urbanisation massive) de cette période, qui, à terme, menacent la culture traditionnelle du Canada français. J'aurai l'occasion d'y revenir.

En outre, la Conquête a eu des conséquences plus concrètes sur le plan économique, mais qui n'en ont pas moins fait sentir leurs effets durablement. À la suite de la Conquête, les marchands canadiens (-français), qui oeuvraient notamment dans le commerce de la fourrure, se seraient vu coupés de leurs débouchés européens ainsi que de leurs sources d'approvisionnement, et donc rapidement ruinés. La grande majorité de la population française, après 1763, «retourne à la colonisation et l'exploitation de la terre comme à son seul moyen de subsistance». Elle n'aura, durant de longues années, que des contacts très limités avec les affaires, perdant ainsi les traditions commerciales qu'elle avait commencé à acquérir durant la période précédente et se trouvant dans l'impossibilité d'accumuler des richesses, du capital.

Cette explication, on la trouve formulée dès les années 1930. Minville n'y apportera que peu de modifications par la suite, quelques ajouts et précisions, tout au plus. En 1937, il écrira que la perte des traditions commerciales et la pauvreté chronique résultant de l'absence des Canadiens français dans les affaires, constituent un «sérieux handicap dans l'oeuvre de restauration économique» qu'il juge nécessaire d'accomplir et à laquelle, par ailleurs, il travaille avec acharnement. Vers 1950, Minville apporte un nouvel élément à l'analyse. Il maintient que le confinement du peuple canadien-français à la terre comme unique source de subsistance et à la colonisation (agricole) comme seul moyen d'expansion, voue la nation à l'infériorité économique. Cependant, ce confinement est aussi la cause de son «salut national», car il lui permettait de se forger un petit domaine économique et social centré sur l'exploitation directe qui le soustrait à l'influence écrasante et délétère de l'étranger. Il écrira ainsi: «Peuple de laboureurs et de défricheurs, les Canadiens français l'ont donc été, quelques-uns par vocation, tous par exigence du sort. Mais cette nécessité en faisant d'eux des conquérants du sol, les a sauvés de la sujétion spirituelle». Finalement, dans son texte de 1956, il énumère les conséquences de la Conquête sur le plan économique. Le peuple canadien-français se trouve ruiné financièrement, retranché de sa métropole, décapité de son élite, privé de son enseignement supérieur et écarté des grandes affaires, ne pouvant plus compter que sur le Clergé pour la direction de sa vie religieuse, sociale, culturelle, voire politique.

Mais Minville a su pousser l'analyse des conséquences de la Conquête encore plus loin, jusqu'à tenter d'en cerner les effets sur les esprits, ce qui est probablement l'apport le plus original de son oeuvre sur le plan historique. Cette analyse, on la retrouve dans l'étude qu'a consacrée Minville à la colonisation dans le volume L'agriculture en 1943.

Il y constatait que «coloniser» n'a pas la même signification pour les puissances colonisatrices européennes et pour les Canadiens français: pour celles-là, coloniser équivaut à exploiter intégralement les ressources d'un territoire, tandis que pour ceux-ci, coloniser veut essentiellement dire «vouer à l'agriculture une parcelle de terre jusque-là inoccupée, inculte et d'une façon générale boisée». En toute logique, Minville se demande pourquoi les Canadiens français ont une telle «notion diminuée» de la colonisation. Il conclut que la cause en est la Conquête car, comme je l'ai dit, elle a refoulé les Canadiens français vers la terre comme vers leur unique moyen de subsistance et d'expansion économique pour des générations. C'est ainsi que «coloniser», pour eux, a fini par se réduire à «essaimer d'une terre à l'autre», vouer une terre à l'agriculture, et cette notion diminuée - «pour cause» - de la colonisation est encore celle qui a cours au Canada français. C'est donc dire que la pratique «diminuée» de la colonisation a fini par inscrire dans la pensée des Canadiens français une notion, une idée «diminuée» de la colonisation, la pensée se modelant, en quelque sorte, sur la pratique.

Dans la même veine, Minville, adoptant une perspective plus globale, écrira en 1956 que ce ne sont pas tant les idées (rationalisme, libéralisme) qui ont modifié le milieu culturel canadien-français, mais bien «la pratique des institutions économiques et politiques britanniques qui a fini par créer une mentalité individualiste et libérale chez un peuple dont la tradition religieuse, la tradition intellectuelle, la tradition sociale n'ont rien d'individualiste et de libéral». Il ajoute que les hommes pensent d'une manière mais vivent d'une autre, et finissent par penser comme ils vivent. Et quel événement a soumis les Canadiens français aux institutions économiques et politiques britanniques? La Conquête, bien sûr. La boucle est bouclée.

Le second phénomène historique qui retient tout particulièrement l'attention de Minville est l'industrialisation. Sous ce vocable, il désigne tous les bouleversements qui ont complètement changé les façons de faire traditionnelles en matière économique (notamment les modes de production), et qui ont affecté profondément tous les aspects de la vie collective (le politique, le social, le culturel) par le jeu de l'interaction et de l'interdépendance de ceux-ci. On peut avancer sans trop de risque de se tromper que, pour Minville, les défis et les problèmes auxquels sont confrontés son Québec, son Canada français (ceux de la première moitié du XXe siècle) sont tous liés de quelque façon à ce phénomène de grande ampleur qu'est l'industrialisation.

L'industrialisation a fait sentir ses effets au Canada avant même qu'elle ne s'y implante. Elle trouve en effet une place dans l'analyse que fait Minville des causes de cette «calamité» qu'est l'émigration aux États-Unis. D'une part, la politique métropolitaine britannique de faire des colonies essentiellement des lieux d'exploitation de matières premières à être traitées en Grande-Bretagne a fortement restreint, voire empêché, le développement d'industries qui auraient pu compléter l'économie du pays, et ainsi permettre à la population d'y vivre et d'y prospérer. D'autre part, les États-Unis, libérés depuis leur indépendance de cette même politique coloniale restrictive, ont connu au début du XIXe siècle une forte poussée industrielle, ce qui a provoqué la multiplication des occasions et des types d'emploi, des modes de vie, et la création d'un «puissant foyer d'appel de main d'oeuvre». Ceci, au moment où les terres qu'occupent les Canadiens français deviennent surpeuplées (vers 1820-1830) et que l'accès aux terres de colonisation est limité pour toutes sortes de raisons, a poussé ces Canadiens français, incapables de s'établir chez eux et que le pays ne pouvait faire vivre, à traverser la frontière. Et comme la politique économique et sociale n'était pas adaptée aux besoins des Canadiens français, ainsi que nous l'avons indiqué précédemment, on a dû assister impuissant à cette dispersion.

C'est vers 1840-50 que, selon Minville, les conditions politiques deviennent favorables à l'industrialisation du Canada. Cette époque marque en effet un brusque retournement de la politique coloniale britannique, qui devient libre-échangiste et abolit en conséquence la préférence coloniale, ce qui pave la voie à l'émancipation économique du pays. Suivront ensuite une série d'événements qui vont favoriser l'essor modéré de l'industrie au cours des décennies suivantes, au nombre desquels on retrouve notamment la construction des chemins de fer, le Traité de réciprocité, la stabilisation du système monétaire, la Confédération et la Politique nationale.

Tout cela allait mener aux années 1880, marquées par une importante augmentation du rythme de l'expansion industrielle et donc par le début de ce qui semble être, pour Minville, la véritable phase d'industrialisation. Cette phase est elle-même divisée en deux périodes: la première, dite du «capitalisme libéral», s'étend grosso modo des années 1880 à la Première Guerre mondiale, tandis que la seconde, celle du «capitalisme d'organisation», débute après la première guerre et est encore en cours à l'époque de Minville.

Ce phénomène de l'industrialisation a eu plusieurs conséquences. Nous ne nous pencherons ici que sur les plus importantes d'entre elles. La première est l'urbanisation rapide, l'industrialisation ayant fait des villes un pôle d'attraction de la main d'oeuvre. Minville pourra écrire que bien qu'il se réjouisse des progrès industriels du pays, il estime que l'urbanisation jusqu'à la congestion des villes «[pose], et je cite, l'un des plus inquiétants problèmes sociaux auxquels notre pays ait eu jusqu'ici à faire face» (chômage et pauvreté urbaine, entre autres). L'urbanisation massive correspond à un mouvement de concentration de l'activité économique dans les grandes villes (notamment Montréal) et accentue fortement le développement déséquilibré du territoire québécois, les villes grossissant jusqu'à la congestion pendant que les régions végètent. Dans les années 1930 et 1940, Minville perçoit l'urbanisation comme une nouvelle calamité se superposant à l'émigration hors du Québec (aux États-Unis surtout). Puis, durant les années 1950, il modifie son analyse: l'industrialisation aura réglé le problème social majeur du XIXe siècle (l'émigration) en détournant le flot d'émigrants vers les villes. Cependant, un nouveau problème, d'une tout autre ampleur, se posera dorénavant.

C'est que, dès les années 1940 mais surtout à partir des années 1950, le problème ne semble pas tant être en soi, pour Minville, le renversement de l'équilibre démographique en faveur de la ville, que les grands bouleversements qui, dans le sillage de l'industrialisation, chamboulent les modes de vie et remettent en question jusqu'à l'existence même de la nation dans son acception traditionnelle. Minville avait conscience depuis fort longtemps des effets de l'industrialisation sur la culture et l'esprit des Canadiens français (notamment l'américanisation sur le plan culturel). Cependant, au cours des années 1940 et 1950, il affine son analyse et c'est ce qui me retiendra ici. En 1946, dans son ouvrage Le citoyen canadien-français, Minville nous présente une idée, qu'on trouvait déjà en germe dans un texte de 1938, et qu'il développera par la suite. Avec l'industrialisation, on aurait assisté à l'émergence d'un nouveau régime économico-social, individualiste, libéral et basé sur le salariat, qui aurait introduit le «type ouvrier», «dont le cas social n'était pas adapté à notre conception de l'ordre social et aux exigences de notre civilisation nationale», écrit-il. Ce régime aurait concurrencé puis déclassé le vieux régime économique et social canadien-français, formé dans le cadre d'une société rurale et basé sur l'établissement autonome et familial.

Au cours de la première période de la phase d'industrialisation, celle du «capitalisme libéral», la conception traditionnelle de la vie des Canadiens français se serait plutôt bien adaptée à la nouvelle situation économique, puisque cette période fut marquée par l'entreprise de type industriel et familial, ce qui correspondait assez bien à l'idéal traditionnel de l'établissement autonome et familial ainsi qu'à la situation des Canadiens-français, sans capitaux ni tradition commerciale. Ceux-ci auraient donc assez bien tiré leur épingle du jeu à cette époque.

Il en va tout autrement de la seconde période, celle du «capitalisme d'organisation», au cours de laquelle on assiste à l'arrivée des grands monopoles anglo-saxons, surtout américains, et à la concentration économique qui s'ensuit. Ce phénomène, en plus de porter un très dur coup à l'organisme économique canadien-français en provoquant la disparition d'un grand nombre de ses entreprises, déclasse pour de bon le vieux régime économico-social et défie la conception traditionnelle de la vie qui le soutient.

Au cours des années 1950, Minville apportera des précisions et des ajustements à cette première analyse. Le capitalisme d'organisation, en brisant l'isolement du Canada français et en confrontant directement sa pensée traditionnelle avec une pensée étrangère, aurait provoqué un affrontement entre deux conceptions de l'ordre social et économique: la «conception matérialiste, technique-collectiviste, individualiste-socialisante et quantitative de l'économie industrielle» contre la «conception traditionnelle, spiritualiste, personnaliste, communautaire et qualitative des veilles nations chrétiennes occidentales», dont, bien sûr, la nation canadienne-française. Pour tout dire, «Si la conquête avait mis les Canadiens français en désaccord avec les institutions politiques, la révolution industrielle les mettait en désaccord avec les institutions sociales».

La nation canadienne-française, pour survivre, devra réagir et relever l'immense défi que lui pose ce nouveau régime économico-social, qui «remet en question toutes les données de l'ordre social et touche tous les aspects de la vie collective». La nation se trouve donc à la croisée des chemins. L'alternative devant laquelle elle est placée est posée sèchement, brutalement:

De deux choses l'une: ou bien la civilisation technique industrielle va étendre son empire à la société entière et propager dans tous les milieux la sorte d'humanisme dont elle procède et le Canada français ne sera plus bientôt qu'un souvenir historique; ou bien, cette civilisation va être elle-même repensée selon les normes permanentes de la civilisation humaine et ainsi modifiée dans son esprit et dans ses modalités concrètes. Humaniser la technique ou laisser les techniques mécaniser l'homme et la société: c'est le dilemme auquel le Canada français en particulier, mais avec lui et en même temps que lui toutes les nations de même filiation culturelle ont aujourd'hui à faire face.

On constate sans peine qu'Esdras Minville avait une très vive conscience du défi que l'industrialisation posait à la nation canadienne-française et à sa culture traditionnelle. Ce n'est à rien de moins qu'un immense travail d'adaptation des valeurs de la tradition aux réalités économiques et sociales du temps (et vice-versa) qu'il conviait ses contemporains.


3. Esdras Minville et l'École historique de Montréal

C'est Jean Lamarre qui, dans son ouvrage Le devenir de la nation québécoise, m'a mis sur la piste de la filiation de Minville à l'École de Montréal, par ailleurs évoquée par d'autres et avant lui. Dans cette section, on verra que la parenté des oeuvres de Minville et des historiens de l'École de Montréal va beaucoup plus loin que ce que nous présente Lamarre et que, sous plusieurs autres aspects, les réflexions de Minville en matière historique préfigurent celles de l'École de Montréal. On l'aura deviné, c'est autour de la Conquête et de l'interprétation de sa signification historique que le lien se fait entre les deux pensées.

Il convient de commencer par ce qui fait l'objet de l'analyse de Lamarre. J'ai fait mention précédemment des observations de Minville concernant la «notion diminuée» de colonisation des Canadiens français. Je la résume à grands traits: Minville se demande pourquoi au Canada français on a une «notion diminuée» de la colonisation. Selon lui, la responsabilité en incombe à la Conquête, qui a refoulé les Canadiens français vers l'agriculture comme vers leur unique moyen de subsistance. C'est depuis ce temps que, pour ceux-ci, coloniser équivaut essentiellement à vouer une terre à l'agriculture.

Maurice Séguin, dans ses Normes, a repris cette idée, mais en l'étendant à l'ensemble de la vie collective. En effet, la Conquête a privé les Canadiens français de leur «agir (par soi) collectif», notamment sur les plans économique et politique. De cette pratique d'une vie collective diminuée est née une pensée, des idées diminuées, qui se sont modelées sur la pratique. Le «fédéralisme» (notion diminuée du politique) et «l'agriculturisme» (notion diminuée de l'économique), sont deux des plus importantes déformations idéologiques qu'identifie Séguin. Cette déformation des esprits est une des conséquences les plus insidieuses attribuables à la Conquête.

Cela dit, les similitudes entre la pensée de Minville et celle des historiens de l'École de Montréal ne s'arrêtent pas aux déformations subies par l'esprit. En premier lieu, Minville observera à quel point, durant le régime français, et surtout durant l'intendance de Talon, on vise à l'utilisation optimale des ressources du milieu humain, donc des aptitudes de la population dans une foule de secteurs économiques, de l'agriculture à l'industrie. Il ajoutera, en 1956, que la Nouvelle-France était une société rurale mais non-exclusivement agricole, dans laquelle on exploitait intégralement les ressources du territoire.

Michel Brunet est en accord avec une telle analyse de la situation. Guy Frégault, le spécialiste du régime français, également. Quant à Séguin, s'il ne croit pas que les colons de la Nouvelle-France aient encore exploité intégralement les ressources du territoire, il estime toutefois que puisque la nation suit un développement «normal» et qu'elle est encore potentiellement maîtresse de son «agir collectif», tôt ou tard ceci deviendra réalité - si bien sûr elle continue de se développer normalement... Enfin, ce qu'il faut retenir et qui fait consensus, c'est que la nation canadienne-française se développe ou a le potentiel de se développer intégralement sous le régime français.

En second lieu, la Conquête et ses effets «structurels». Pour Minville, on l'a vu, la Conquête marque l'entrée en scène d'une nouvelle métropole aux conceptions et aux intérêts divergents de ceux du Canada français, qui introduit des institutions et une politique économique et sociale faites par et pour d'autres. Ceci, entre autres, empêchera les Canadiens français de répondre adéquatement aux défis que poseront les XIXe et XXe siècles. Plus concrètement, la Conquête marque également le déclassement des Canadiens français sur le plan économique (refoulement vers la terre) et la décapitation sociale avec le départ du gros de la bourgeoisie en France.

Pour Séguin, la Conquête est un processus de déstructuration et de restructuration: déstructuration de l'ancienne organisation française élaborée en fonction des intérêts de la population canadienne-française, et élaboration d'une nouvelle organisation en fonction des intérêts des Britanniques. C'est dire que la nouvelle métropole organise la colonie, sur tous les plans (politique, économique, etc.), en fonction de ses intérêts et de ceux de ses ressortissants, et non pas pour assurer la prospérité de la population française du pays. C'est sur cette base, en s'appuyant sur cette structure qui les favorise, que les Britanniques s'emparent de l'exploitation des secteurs les plus dynamiques de l'économie et s'accaparent les plus prestigieux offices du fonctionnariat, entre autres.

On voit donc aisément la parenté des analyses de Minville et de Séguin à ce chapitre, à cette différence près, qui reste essentielle, que Minville ne partage pas le pessimisme de Séguin. Les deux citations suivantes, respectivement de Minville et de Séguin, illustrent on ne peut mieux cette parenté :

Minville, d'une part, écrit que «même si les Britanniques qui eux n'ont jamais vécu la même expérience [la Conquête] peuvent se rendre le témoignage d'avoir été d'une certaine manière généreux, il reste que pour les Canadiens français, cette générosité était un pis-aller, un simple adoucissement à une situation en soi malheureuse.»

Séguin, d'autre part, traite dans les termes suivants de ce qu'il appelle «L'OPPRESSION ESSENTIELLE» : «le remplacement par une autre personne, pour cette seule raison qu'il est substitution, équivaut à une perte inévitable de l'agir, donc à une diminution d'être - et est une oppression inévitable, essentiellement liée à l'action même de remplacer. Et ceci se produit indépendamment des modalités du remplacement. Indépendamment des intentions bonnes ou mauvaises de la personne qui remplace...»
Quant à la déchéance de la bourgeoisie canadienne à la suite de la Conquête, on sait l'intérêt qu'a porté Michel Brunet à cette question. Notons finalement la mention que fait Minville de l'importance, pour une colonie, du rôle nourricier de la métropole, sujet qui tient une place de choix dans l'oeuvre de Séguin. Cependant, comme Minville n'ajoute cet élément à son analyse qu'au milieu des années 1950, il est très possible qu'en ce qui concerne cet aspect particulier, ce soit lui qui ait subi l'influence de l'École de Montréal.

Dans cette communication, j'ai tenté de cerner les éléments saillants de l'aspect historique de l'oeuvre d'Esdras Minville. Que ce soit dans le cadre de ses fonctions de professeur aux HEC ou d'expert pour le compte de différentes commissions, comme les commissions Rowell-Sirois ou Tremblay, ou tout simplement par le désir d'enrichir sa compréhension des problèmes auxquels est confronté son peuple, il a été amené à élaborer de fécondes analyses historiques. Ces analyses, pivotant autour de ces deux thèmes majeurs que sont la Conquête et l'industrialisation, dénotent une profonde connaissance de l'histoire, impressionnante chez quelqu'un qui n'en fait pas une profession. Esdras Minville a ainsi produit une oeuvre non dénuée d'originalité qui annonce et même, dans certains cas, a contribué directement à l'élaboration des grandes thèses des historiens de l'École de Montréal.

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© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College