Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Les conditions de l'autonomie économique

des Canadiens français

(1951)

 

[Ce texte a été publié en 1951 par Esdras Minville. Pour la référence bibliographique exacte, voir la fin du document]

Retour à la page sur Esdras Minville

Depuis Étienne Parent, surtout depuis Errol Bouchette et Édouard Montpetit, les Canadiens français ont été incités à accroître leur participation à la vie économique du pays, pressés même de conquérir l'indépendance économique. Et cela, comme condition, n'a-t-on cessé de le répéter, de survivance. Le problème ainsi posé prend une signification particulière. Il existe un problème économique canadien-français, parce qu'il existe un problème national canadien-français, et c'est en fonction du second que le premier doit être étudié.

 

Que faut-il entendre par indépendance économique ? Pourquoi un peuple désireux de sauvegarder son identité nationale doit-il avoir la maîtrise de sa vie économique ? Existe-t-il entre le national et l'éco­nomique d'autres relations qu'une simple relation de fait? Et dans ce cas, n'importe quelle forme d'orga­nisation économique peut-elle concourir à la survi­vance et au progrès d'une nation ?

– I –

 

L'idée d'indépendance économique s'est établie sur une et même plusieurs équivoques, et c'est pourquoi d'une idée saine est sortie l'une des plus dange­reuses hérésies politiques dont le monde moderne ait eu à souffrir: le nationalisme économique que l'on retrouve en bonne partie à l'origine de la guerre de 1914, de la crise de 1929 et de la guerre de 1939. L'équivoque porte sur la notion même d'indépen­dance: elle a été conçue comme l'aptitude d'un peuple à satisfaire lui-même tous ses besoins, sans recourir à l'échange ou en y recourant le moins pos­sible. Persistance de l'ancienne conception mercan­tiliste de l'économie ou, si on le préfère, transposition en termes collectifs de la vieille conception paysanne de l'établissement individuel.

 

Eh bien, ainsi conçue, l'indépendance écono­mique est une pure utopie. L'état économique d'un peuple est fonction avant tout de son sol, des virtu­alités du territoire. Or, il n'est pas un pays au monde — pas même les Etats-Unis, pas même la Russie contemporaine qui l'une et l'autre possèdent les richesses les plus abondantes et les plus variées — qui puisse, à moins d'asservir sa population, produire lui-même tous les biens nécessaires à l'infinie diver­sité des besoins humains.

 

Et pourtant, répétons-le, cette idée est bonne en soi et vaut qu'on en cherche la réalisation. A la con­dition de la concevoir sainement. Aussi y a-t-il lieu de distinguer entre indépendance et autonomie. Au sens rigoureux du terme, il ne peut y avoir au­jourd'hui ni individu ni peuple économiquement indépendants, et il n'est pas désirable qu'il y en ait. L'individu fait partie de la société, le peuple de l'hu­manité, et ils doivent, chacun à sa manière et à son rang contribuer au progrès collectif. Or, c'est par l'échange — échange de biens, échange d'idées — qu'ils apportent leur contribution à la vie commune et en retour s'en assurent le bénéfice. Mais il peut y avoir et il est hautement désirable qu'il y ait des individus et des peuples économiquement autonomes. Un individu jouit de l'autonomie économique s'il possède un métier, une profession, des moyens de travail qui lui permettent, non pas de produire lui-même tous les biens nécessaires à sa subsistance, mais certains biens économiques grâce auxquels, par l'échange, il assurera la satisfaction de l'ensemble de ses besoins. Ainsi en est-il des peuples. L'autonomie économique ainsi définie, bien loin d'exclure; impli­que l'idée de collaboration, de participation à la vie commune, sociale ou internationale.

 

On dira d'un peuple qu'il est économiquement autonome s'il est en état d'utiliser lui-même toutes ses forces de travail dans une économie dirigée selon son esprit et organisée en vue de la meilleure utilisa­tion des virtualités de son territoire. Le peuple ca­nadien-français pourra donc se dire autonome éco­nomiquement le jour où il possédera une chaîne d'en­treprises du type capitaliste ou de toute autre forme appropriée: entreprises agricoles, industrielles, com­merciales, financières, fondées sur le potentiel éco­nomique de son territoire, assez nombreuses et puissantes pour assurer un emploi régulier et des condi­tions raisonnables de vie à l'ensemble de ses forces humaines — quitte à compenser par l'échange avec les autres parties du pays ou le reste du monde les insuffisances ou les excédents de sa production. Si jamais le Canada français parvenait à l'autonomie économique ainsi comprise, il aurait réalisé l'une des conditions de sa survivance nationale tout en con­tribuant au progrès du Canada et même de l'huma­nité tout entière.

 

Soulignons tout de suite deux exigences de cette conception de l'autonomie: 1) pleine utilisation et donc connaissance parfaite du milieu physique; 2) aptitude des hommes à produire et à entretenir des relations d'échange.

 

 

— II —

 

 

Pourquoi un peuple désireux de conserver son identité nationale doit-il avoir la maîtrise de sa vie économique? La sociologie a longtemps confondu nation et société. Et c'est une autre des équivoques qui ont contribué à fausser dans une certaine mesure l'idée d'indépendance économique. Bien que formant souvent la même collectivité, la nation et la société sont des entités distinctes. La société est une entité politique dont l'objet est le bien commun. Il y a société dès qu'il y a collectivité, et donc nécessité de régler selon des normes définies, en vue du bien de tous, les relations des individus entre eux et des in­dividus avec les choses — et cela indépendamment du caractère national des unités composantes.

 

La nation, elle, est une entité sociologique, une communauté de culture, un groupement humain caractérisé par la pratique commune et héréditaire d'une certaine philosophie de la vie. Les sociologues appellent culture nationale l'ensemble des valeurs rationnelles et spirituelles propres à un groupement humain déterminé: moeurs, coutumes, traditions, croyance, langue, lois et institutions. Ces valeurs, patrimoine collectif de la nation, qui leur doit et sa physionomie et son caractère particuliers, n'existent cependant pas en dehors de l'homme, mais en lui et par lui. L'homme fait la nation en ce sens qu'il est lui-même le point de fixation des valeurs dont la nation est la dépositaire collective; en revanche, la nation constitue le milieu où, d'une génération à l'autre, l'homme reçoit en sa personnalité profonde le dépôt de richesses culturelles qui l'identifient et le mettent en état de participer, du seul fait qu'il vit, pense et agit, à l'incessante reconstitution de la nation. De l'une à l'autre il y a partie liée, action et transposition réciproques.

 

Une nation, comme tout organisme vivant, porte en elle-même le principe de sa conservation et de son renouvellement: le milieu ethnique. Celui-ci résulte du fait que, collectivité, la nation constitue un centre où sa culture est, en ses diverses manifes­tations: langue, lois, moeurs, traditions, de nécessité, en tout cas de convenance sociale — centre avec lequel spontanément, par le seul fait qu'il y grandit et en subit l'influence quotidienne, l'enfant est mis en accord d'une génération à l'autre, et auquel tout individu venant de l'extérieur éprouve le besoin de s'adapter. De cette communauté de culture et des avantages qui en découlent dans la pratique journa­lière de la vie procède la volonté de les conserver — le vouloir-vivre collectif, condition première de toute survivance nationale. L'efficacité du milieu ethnique suppose l'homogénéité, donc, d'une part, unité cul­turelle et linguistique, d'autre part, organisation, dans l'esprit de la culture nationale, des grandes fonctions de la vie collective: économique, sociale, politique. Si l'une de ces fonctions s'inspire d'une pensée étrangère ou est dominée de fait par des éléments étrangers, l'homogénéité du milieu ethnique est affaiblie, et par suite, la nation menacée dans son organe de renouvellement. D'où la propension spon­tanée des groupements nationaux à l'autonomie économique qui les soustrait à la dépendance de l'étran­ger pour la satisfaction de l'un des besoins les plus impérieux de leurs effectifs humains, et à l'autonomie politique qui les met en état de dresser eux-mêmes les cadres à l'intérieur desquels se déroule leur exis­tence. En fait, une nation n'est assurée de son destin que si elle parvient à régir elle-même et à organiser dans son esprit les diverses fonctions de la vie col­lective. Fait de culture, donc de sa nature ni éco­nomique, ni politique, elle est tenue, par les exigences même de sa survie, de faire et de l'action économique et de l'action politique et ainsi de se poser en face de l'État et d'exiger de lui certaines attitudes. (2)

 

C'est la raison pour laquelle, tout au long de ses deux premiers siècles d'histoire, le Canada français a cherché à s'assurer une mesure sans cesse crois­sante d'autonomie politique — représentée aujourd'hui par l'autonomie de la province de Québec. C'est aussi la raison pour laquelle, suivant en cela les con­seils d'Étienne Parent, de Bouchette et de Montpetit, il doit chercher à s'assurer la plus large mesure possible d'autonomie économique, car c'est en dirigeant lui-même toutes les fonctions de la vie collective, la fonction économique peut-être encore plus que les autres, qu'il gardera à sa culture valeur de nécessité sociale, et du fait même à son milieu ethnique puis­sance de conservation et de renouvellement de sa culture.

 

 

III

 

 

Les considérations qui précèdent sur la nature et le principe de renouvellement de la nation laissent déjà pressentir la réponse à donner à notre troisième question: existe-t-il entre le national et l'économique des relations autres qu'une simple relation de fait ? Ou, si on le préfère: suffit-il que l'organisme écono­mique soit aux mains des nationaux pour que la vie nationale en tire plein bénéfice ?

 

Une culture nationale est une forme d'humanisme. Elle a pour objet la personne humaine à qui elle apporte une manière de se réaliser, de parvenir à son plein épanouissement, d'accomplir sa vocation. Toute culture nationale qui n'embrasse pas l'homme dans l'intégrité de son être et de sa destinée est stérile, en tout cas destinée à être supplantée. En revanche, plus une culture nationale se conforme par ses exi­gences internes aux normes fondamentales de l'ordre humain, plus profondément elle informe la person­nalité et plus efficacement elle sert la civilisation.

La culture nationale étant ainsi conçue comme une forme d'humanisme, ses relations avec l'écono­mique se définissent de la même manière que les relations de l'économique avec l'humain. L'homme a des besoins économiques qui doivent être satis­faits — nécessité impérieuse. Mais il y a aussi, et c'est par là qu'il est homme, des besoins d'un ordre supérieur — intellectuels et spirituels — qui exigent non moins impérieusement satisfaction. Il n'y a véri­table progrès humain que s'il y a progrès de l'esprit. A la hiérarchie des besoins correspond donc une hié­rarchie des valeurs. Dans la vie des individus et dans celle des sociétés, l'économique joue un rôle nécessaire, mais par rapport aux fins de l'homme, c'est un rôle subordonné. Tout en répondant à ses fins propres, l'économique doit contribuer au progrès des valeurs supérieures par lesquelles s'accomplissent et la voca­tion de l'homme et l'avancement de la civilisation. Tout régime social qui n'embrasse pas l'ensemble des valeurs humaines ou en bouleverse l'ordre se stérilise lui-même dans la mesure où il compromet le sort de l'homme ou fausse l'orientation de sa vie.

 

Comme Canadiens français, nous avons hérité d'une culture d'inspiration chrétienne et de génie français — une des formes de l'universelle con­ception chrétienne de l'homme, de la société et du monde. Cette culture admet, respecte, voire même exalte toutes les valeurs humaines, non cependant sans les concevoir comme hiérarchisées selon leurs fins respectives et ordonnées toutes à la vocation surnaturelle de l'homme. Ce qu'il y a en elle de pro­prement national, ce n'est pas la pensée, mais l'ex-pression, c'est-à-dire en tout premier lieu la langue, et l'interprétation, c'est-à-dire le mode d'intégration dans la vie quotidienne: usages, coutumes, traditions. La France de tous les temps, mais surtout celle des débuts du Canada français, est une grande nation chrétienne, une des réalisations les plus représentatives de la conception chrétienne de l'ordre humain et de la civilisation. C'est pourquoi, né français, le peuple canadien est né chrétien, et c'est pourquoi dans la mesure où il persévère dans sa culture d'ori­gine, il s'affirme nation chrétienne.

 

Cette culture d'inspiration chrétienne et de génie français porte les caractères de sa double origine:

 

  • Elle est spiritualiste, c'est-à-dire qu'elle donne la primauté à ce à quoi l'homme doit sa qualité d'homme, donc aux valeurs de l'esprit; et d'un spiri­tualisme chrétien, c'est-à-dire qui conçoit toutes les valeurs humaines comme hiérarchisées selon leurs fins respectives et ordonnées à la vocation surna­turelle de l'homme. D'où sa répugnance pour toute forme de matérialisme doctrinaire ou pratique dont elle se garde comme d'une négation.
  •  Elle est personnaliste, c'est-à-dire que dans l'homme, quels que soient ses affinités raciales ou politiques, son état de fortune ou son degré de cul­ture, elle voit un être doué d'intelligence et de volonté libre, appelé comme tel à une vocation personnelle dont il est le maître-artisan et le seul responsable devant le temps et devant l'éternité — et qui, du fait de sa vocation et de sa dignité, possède des droits contre lesquels aucune puissance humaine ne saurait prévaloir. De là son culte de la liberté et de son refus de toute forme d'assujettissement et de collec­tivisme.
  • Elle est communautaire, c'est-à-dire qu'elle conçoit la société non comme une multitude régie de l'extérieur par les contraintes d'un État source de tout droit et dépositaire de toute autorité, mais comme une entité organique dont les communautésque l'homme crée par un besoin de sa nature: famille, profession, paroisse, commune, constituent la struc­ture permanente — partagent avec l'État, chacune à son rang et selon ses fins propres, la responsabilité du bien commun. C'est dans et par ces communautés naturelles que l'homme, être autonome, s'insère dans la société et ordonne son activité au bien commun.
  • Elle est qualitative en ce double sens qu'elle conçoit l'accomplissement de l'homme lui-même selon l'ordre hiérarchique des valeurs intégrées dans sa personnalité, donc tendues sans cesse vers la plus complète « humanisation » — et l'achèvement de l'oeuvre humaine comme une sorte d'idéalisation de la matière, appelée par l'effort créateur de l'ouvrier à exprimer et à combler tout à la fois ses plus hautes inspirations. Le sens de la qualité ainsi entendu est la condition même de toute oeuvre de l'esprit — oeu­vre d'art ou de pensée dont c'est précisément l'objet de répondre aux aspirations de l'homme vers la beauté, la bonté, la vérité. Mais il intervient aussi comme un ferment, un principe de diversification et d'enri­chissement dans toute forme d'activité créatrice. L'objet le plus ordinaire peut en être la manifestation dans la mesure où l'artisan veut que son oeuvre, par delà les fins spécifiques ressortissant à la technique, contribue par ses formes, sa valeur intrinsèque, au bonheur de l'homme, à l'embellissement et à l'enri­chissement de sa vie.

 

Tout en se pliant aux exigences géographiques, économiques et, éventuellement, politiques du milieu canadien, nos ancêtres ont organisé leur vie indivi­duelle et collective selon la conception générale dont nous venons d'indiquer les dominantes. Au long des années s'est ainsi édifié un ordre social qui en est l'ex-pression institutionnelle et en porte les caractères. Cet ordre social est:

 

  • Personnaliste, c'est-à-dire ordonné à l'accom­plissement de la vocation humaine. Il embrasse en les situant chacune à son rang l'ensemble des valeurs qui y concourent: économiques, intellectuelles, mora­les, religieuses. Et pour que ce personnalisme ne soit pas un vain mot, mais pour chacun une prérogative vécue, il lui donne comme fondement un régime de travail et un régime de propriété conçus de façon à assurer l'autonomie de l'homme sur le seul plan où initiative et responsabilité personnelles ont signi­fication et valeur réelles: celui de la vie privée, de l'activité quotidienne. Les libertés politiques, dont le jargon démocratique fait de nos jours si grand état, n'ont elles-mêmes de sens que si elles procèdent de cette liberté initiale. D'une part, la propriété ter­rienne, source de travail et de subsistance, et c'est l'établissement agricole; d'autre part, le métier et l'atelier, c'est l'établissement artisanal. Dans un cas comme dans l'autre, l'homme, maître de ses instru­ments de travail, a l'initiative de sa vie et en porte la responsabilité. En dernière analyse, on peut dire que cet ordre social est fondé sur la responsabilité personnelle de l'individu envers lui-même et envers ceux qui dépendent de lui.
  • Communautaire, donc concevant l'insertion, selon un mode organique, de l'homme dans la société. Au premier palier, la famille et la profession. En réalisant l'association de la famille, du travail et de la propriété, l'établissement familial autonome, agricole ou artisanal, fournit l'unité de base de la société.

 

Au second palier, pour remplir les fonctions dont la famille ne peut s'acquitter seule, la paroisse. Celle-ci répond à des fins spécifiques d'ordre religieux — le clocher est le symbole de notre conception de la vie et de la civilisation; elle répond aussi à des fins sociales relevant en tout ou en partie du magistère de l'Église: assistance, enseignement. La paroisse a en outre au Canada français assumé certaines fonctions écono­mico-sociales qui, bien que n'étant pas de la compétence propre de l'Église, ressortissent néanmoins à sa juridiction dans la mesure où elles touchent à la morale. Ainsi, dès le début de notre histoire, la paroisse s'est instituée en quelque sorte cellule ini­tiale, communauté première de notre vie nationale — et par elle s'affirme au regard du monde le caractère foncièrement spiritualiste de notre civilisation.

 

Lorsque, sous la poussée des pressions extérieures, l'ancienne économie paysanne a dû se transformer en économie commerciale, le coopératisme et l'asso­ciation professionnelle, l'une et l'autre dans la ligne d'inspiration de notre tradition nationale, sont venus organiser la fonction sociale du travail — et ce passage de la simple solidarité familiale des périodes antérieures à la solidarité sociale des temps actuels s'est effectué dans les cadres et sous l'égide de la paroisse. Quant à l'établissement artisanal, il est devenu, avec l'avènement du machinisme et de l'industrie, l'entreprise privée, c'est-à-dire une insti­tution aujourd'hui très discutée et pourtant fondamentale en toute civilisation personnaliste.

 

Ce régime social s'est d'abord édifié dans la forme rurale — et cela pour répondre à une nécessité rigoureuse de l'époque. Mais il s'adaptait aussi à la vie urbaine. Le régime de la propriété, du travail, de la famille, de la profession, de la paroisse, sous des modalités différentes, procède dans les villes de la même conception générale de l'homme et de sa voca­tion, des valeurs diverses qui concourent à l'accom­plissement de cette vocation, et de l'ordre dans lequel elles y concourent — jusqu'au jour où a déferlé la révolution industrielle.

 

Partant de là, il est facile de formuler la réponse à notre dernière question, savoir: n'importe quelle forme d'organisation économique peut-elle concourir à la survivance et au progrès de la nation ? L'écono­mique, fonction de la vie individuelle et de la vie col­lective, doit être en accord par son inspiration avec la culture nationale. S'il procède d'une conception différente de l'homme et de l'ordre social, il s'institue en centre d'influence étrangère au sein de la na­tion — tend à briser l'homogénéité du milieu ethni­que, donc à affaiblir la nation dans son organe de renouvellement. Il ne suffit donc pas que l'organisme économique soit aux mains des nationaux: il faut qu'il soit conçu et dirigé selon l'esprit de la nation. En fait, des entreprises aux mains d'étrangers peuvent avoir valeur nationale, cependant que des entreprises di­rigées par des nationaux ont l'effet contraire. Tout dépend de l'esprit dont elles procèdent elles-mêmes et dont procède la politique économique dont elles sont l'expression concrète.

 

Si le Canada français veut conquérir l'auto­nomie économique et s'il veut que sa force économi­que soit un facteur de vie nationale, il ne lui suffira donc pas d'acquérir des entreprises en nombre suffisant pour assurer l'emploi permanent de ses forces de travail. Il va lui falloir définir sa politique éco­nomique et l'articuler aux données maîtresses de sa culture nationale. L'effort à fournir n'en est donc pas uniquement un d'enrichissement; c'en est d'abord un de pensée.

 

 

—IV—

 

 

Est-il possible, à la lumière de ces considérations sociologiques, trop sommaires, admettons-le, pour être pleinement intelligibles, de formuler des direc­tives, c'est-à-dire de dégager les données maîtresses d'une politique économique canadienne-française — politique étant entendue non seulement de l'ac­tion de l'État, mais de l'orientation générale de la multitude et de son activité — dont l'objet serait la conquête, à plus ou moins brève échéance, d'une force économique bien adaptée à la fois à ses propres fins et aux fins nationales ? Nous ne saurions, il va sans dire, entrer ici dans les détails. Pareille politique d'ailleurs peut tenir en quelques propositions essentielles. Que l'on veuille bien remarquer cepen­dant que pour le relier au national, il faut sur chaque point dépasser l'économique proprement dit et at­teindre l'homme, car lui seul peut donner valeur na­tionale à l'action économique. Quelles seraient donc les principales données de cette politique ?

 

1) Renforcer l'économie rurale, et cela pour deux raisons: a) en premier lieu, comme peuple minori­taire ayant à souffrir de sa faiblesse numérique, notre première préoccupation doit être de sauvegarder et d'utiliser au maximum chacune de nos unités hu­maines. Or, selon l'observation constante de la démographie, la campagne est le réservoir permanent des forces vives, physiques et morales de la nation. Les villes sont des centres de consommation des forces humaines. Un simple coup d'oeil sur les statistiques démographiques révèle qu'à ce point de vue il n'en est pas autrement chez nous. b) En second lieu, c'est à la campagne que notre culture nationale s'est le plus parfaitement incarnée dans le régime institu­tionnel: famille, propriété, travail, profession, pa­roisse; c'est là, par suite, que le milieu ethnique conserve le plus complètement son homogénéité et donc son efficacité. Le Canada français tout entier a été moulé dans le cadre institutionnel d'une civili­sation rurale — la ville a dans certains cas perfec­tionné ce que la campagne avait produit; assez souvent, elle l'a faussé, en aucun cas elle n'y a ajouté. La première condition de notre survivance na­tionale, c'est la préservation de la vie rurale.

 

Renforcer l'économie rurale, cela veut dire:

 

a) Consolider les régions anciennes et y améliorer les conditions de vie par la diffusion des bonnes techniques, la diversification des productions et le renforcement des organismes d'échange. Donc, connaissance du milieu, d'une part, formation des hom­mes d'autre part. L'association professionnelle et les coopératives sont en voie de renouveler la vie des campagnes. Il faut appuyer, encourager de toute manière ces mouvements d'importance vitale, non seulement pour les ruraux, mais pour le Canada français tout entier, car avec eux, la tradition com­munautaire, sans rien perdre de sa fécondité pre­mière, se dépasse elle-même jusqu'à embrasser, com­me l'exige l'époque actuelle, tous les aspects de la vie sociale. b) Agrandir le domaine rural en y annexant, par une politique de colonisation ra­jeunie et dans son esprit et dans ses méthodes, les régions non encore peuplées de notre province, et en dirigeant vers les minorités françaises des autres provinces telle partie de notre supplément de popu­lation rurale qui manifeste le désir d'aller s'y éta­blir. Plus du tiers de la population rurale cana­dienne-française est aujourd'hui établi hors du Qué­bec; il est dans l'intérêt du Canada français tout entier de renforcer des groupements qui constituent, avec la population rurale de notre propre province, les sources même de notre vie nationale. La conquête des régions nouvelles, la colonisation, est une constante de notre histoire, non seulement parce que la terre est un mode de subsistance, mais parce que l'établissement rural, forme typique de l'établissement autonome, correspond le plus exactement à notre conception traditionnelle de l'ordre social et des relations de l'économique avec l'humain.

 

Agrandir le domaine rural, c'est en outre y inté­grer des ressources qui jusqu'ici n'ont pas été consi­dérées comme en faisant partie mais qui pourraient, comme la terre elle-même, servir de base à des éta­blissements du type rural. La forêt, par exemple, se présente dans la plupart des régions de notre province comme la grande ressource complémentaire de l'agriculture, la ressource-clé de l'économie ru­rale. A venir jusqu'à ces toutes dernières années, elle a été traitée comme ressource industrielle de type urbain, et non seulement elle n'a pas contribué à consolider l'économie rurale, mais elle a été orga­nisée comme une fonction autonome, en concurrence avec elle. Bien loin de renforcer l'agriculture, elle a contribué à l'affaiblir en y répandant l'esprit prolétaire qui est l'antithèse de l’esprit rural. Le coopé­ratisme forestier est une expérience de quelques années à peine dans notre province. Sous forme de syn­dicats autonomes ou de chantiers coopératifs, cette expérience, si minime soit-elle encore, a pourtant produit des résultats concluants. Grâce au coopé­ratisme, on peut espérer que nos populations rurales parviendront, si toutefois une opinion publique éclai­rée veut bien leur assurer son concours, à recon­quérir la forêt comme elle a naguère reconquis la terre agricole elle-même.

 

Quant aux pêcheries, elles ont été longtemps la plus négligée de nos ressources. Depuis une quin­zaine d'années, un effort considérable a été fourni pour les organiser sur une base rationnelle de produc­tion et d'échange. Le mouvement social des régions maritimes rejoint ainsi le mouvement social des ré­gions agricoles et les premières tentatives d'organi­sation forestière et il n'y a pas de raison que ces divers mouvements ne finissent par se nouer en une vaste et puissante synthèse de nos forces rurales. Ce jour-là, le Canada français aura réalisé la première condition d'une expansion économique en accord avec les exigences de sa vie nationale.

 

*     *     *

 

2) Mais la province de Québec n'est pas, comme on l'a longtemps prétendu, une province essentiellement agricole. La nature de ses ressources en a déjà fait une grande province industrielle, destinée de toute évidence à une industrialisation de plus en plus étendue. N'en concluons pas qu'il faille négliger l'agriculture et l'organisation rurale. Au contraire, notre province doit pratiquer une politique rurale d'autant plus clairvoyante et compréhensive que pré­cisément sa vocation est plus nettement industrielle — et cela pour la raison déjà évoquée, savoir, la préservation de notre véritable réservoir de forces humaines et du centre le plus efficace de renouvellement de nos forces nationales. L'industrie sera pour longtemps encore à ce double point de vue une péril­leuse aventure.

 

Si les Canadiens français veulent parvenir à l'autonomie économique, il va donc leur falloir se plier aux exigences de leur milieu, entrer dans le mouvement d'industrialisation. Or, l'expansion industrielle procède d'un ensemble de conditions:

 

  • La connaissance du milieu. Tout est à faire en ce domaine. L'exploitation en gros de nos ressources a pu suffire jusqu'ici. Nous en sommes arrivés au point où, pour stabiliser notre production et l'ac­croître, il va falloir la diversifier, donc tirer de nos ressources naturelles le maximum de ce qu'elles peuvent donner. Cela suppose études, recherches, donc concours de nos grandes institutions scienti­fiques. Mettre ces institutions en état _de remplir efficacement leur rôle, c'est réaliser la première con­dition d'un développement économique sain.
  • La création de capitaux — donc la pratique de l'économie et l'orientation des épargnes vers nos propres institutions. Ici encore, nous en sommes à des commencements.
  • La coopération de toutes les classes de la so­ciété — donc la pratique de la solidarité: solidarité de l'épargne, solidarité de la consommation.
  • La coopération de l'État — entendons, non pas son intervention directe dans l'activité économi­que, mais la mise en œuvre d'une politique économi­que déduite elle-même des particularités du milieu physique, d'une part, du milieu humain, d'autre part; donc conforme, par son inspiration générale, à la culture nationale de la population. Et c'est ici que l'autonomie de la province de Québec prend, du point de vue économique canadien-français, sa pleine si­gnification.

Chacune des données ci-dessus pourrait faire l'objet de longues études. Nous nous contentons de les mentionner en passant.

 

  • Mais le facteur principal, c'est l'homme lui-même. II n'y aura émancipation économique du Canada français que s'il y a parmi nous des hommes qui en acceptent la tâche.

Nos traditions culturelles et sociales ne nous in­clinent pas spontanément vers les carrières du com­merce et de l'industrie, comme c'est le cas des Amé­ricains ou des Anglo-Canadiens. Elles ne s'y oppo­sent pas non plus — pas plus qu'elles ne s'opposent d'ailleurs à toute carrière que l'homme reconnaît être celle où il peut le plus complètement donner sa mesure et se réaliser lui-même. Il s'agit donc, avant tout, d'assurer la formation d'hommes d'affaires le plus nombreux possible et compétents, entendons aptes à réussir dans les affaires, et à y réussir selon l'esprit de notre culture nationale.

 

L'homme d'affaires remplit trois fonctions: une fonction technique qui exige la maîtrise des méthodes industrielles, commerciales, financières et administratives; une fonction économique néces­sitant l'aptitude à diriger une entreprise, c'est-à-dire à la situer à tout moment dans un contexte économi­que lui-même en continuelle transformation; une fonction sociale exigeant l'aptitude à ordonner l'entreprise d'une façon générale au bien commun et d'une façon particulière au bien commun de tous ses participants. Pour remplir cette triple fonction, le chef d'entreprise a donc besoin de beaucoup plus que de simple habileté technique. Il lui faut une culture qui lui permette d'embrasser sa propre pro­fession dans toute son ampleur et d'en dominer les exigences. Ils ne sont pas nombreux chez nous, ni ailleurs, les hommes d'affaires ayant ainsi la pleine intelligence de leur fonction. Et pourtant, à une époque comme la nôtre, leur action est d'une impor­tance capitale, car c'est sur eux que s'accomplit à l'heure actuelle l'évolution sociale, et la société de demain sera en bonne partie ce qu'ils auront su la faire. Un grand prestige s'attacherait à leur nom s'ils consentaient enfin, dépassant les positions tradition­nelles de leur classe, à entrer à fond dans leur rôle.

 

L'homme d'affaires canadien-français sera évi­demment le principal artisan de la conquête économique dont nous parlons. Mais cette conquête elle-même sera, au point de vue national, une éman­cipation ou une simple déviation selon l'esprit dans lequel elle aura été conduite. Si nos hommes d'affaires sont d'authentiques témoins de la nation, c'est-à-dire des hommes qui vivent assez intégralement leur culture nationale pour lui en communiquer l'esprit et le caractère, leur oeuvre aura valeur nationale. Si, au contraire, faute d'un sens assez éveillé des exi­gences de la culture nationale, ils se contentent de demander à des sources étrangères l'esprit et les règles de leur vie professionnelle, leur oeuvre sera en fait une détérioration sous les apparences du progrès. Et le danger est grand d'une méprise. Nos centres urbains où la vie des affaires se déploie dans toute son ampleur sont autant dire un produit de l'industrie. C'est elle qui, depuis un demi-siècle surtout, en a provoqué la formation ou l'expansion, en a façonné l'esprit et créé le climat. Eh bien, si l'on analyse la pensée dont procède la civilisation dite industrielle qui a ainsi déterminé chez nous l'expansion ur­baine, on constate qu'elle est en contradiction sur tous les points avec notre tradition culturelle.

 

Notre civilisation à nous est spiritualiste, avons-nous dit; celle-là est matérialiste dans son inspiration (l'économique est à lui-même sa fin et sa loi; il n'a de relation avec la morale que dans la mesure où celle-ci est facteur d'ordre et ainsi condition de prospérité économique); la nôtre est personnaliste; celle-là est technique et se révèle collectiviste dans ses formes les plus avancées (primauté des exigences techniques sur les exigences humaines du travail; entreprises de plus en plus puissantes, résultant du rassemblement de capitaux recueillis dans tous les coins du pays et d'un continent, et de masses ouvrières de plus en plus nombreuses soumises à des conditions identiques de travail et de vie); la nôtre est communautaire; celle-là est individualiste dans son principe et socia­liste dans ses aboutissants (au nom de la liberté et de la dignité individuelles, l'État est invité à assumer des fonctions économiques et sociales qui aboutissent en pratique à la négation de la liberté); enfin, la nôtre est qualitative; celle-là est quantitative et dans ses procédés et dans ses fins (même mode de vie, même manière de se nourrir, de se loger, de s'habiller, de s'amuser, en définitive, même manière de penser) — conséquence de la production standardisée et con­ditions de son succès.

 

Il y a donc danger, et danger grave, qu'en em­pruntant comme ils doivent le faire couramment à cette civilisation industrielle ses techniques — qui, reconnaissons-le, se sont révélées et se révèlent de plus en plus d'une extraordinaire puissance — nos hommes d'affaires ne lui empruntent aussi son esprit; qu'eux aussi finissent par penser que la conquête de la richesse est une fin en soi, l'objet premier de l'industrie et du commerce; que les exigences techni­ques de la production et des échanges l'emportent sur les exigences humaines du travail et de la consommation; que les responsabilités dont l'homme d'affaires ne peut personnellement s'acquitter doivent être refilées à l'État; que les aspirations des travailleurs et des classes populaires ne sont légitimes que dans la mesure où elles ne dérangent aucune combinaison financière et n'entraînent aucune adaptation du ré­gime économique.

 

Si nos hommes d'affaires finissaient par penser ainsi, quelle serait, il y a lieu de nous le demander, leur contribution à notre vie nationale ? A quoi ser­viraient les plus magnifiques réussites industrielles ou commerciales si elles devaient en définitive faire triompher dans les esprits une conception de l'économique si diamétralement opposée à ce que nos traditions culturelles et sociales ont de plus profon­dément humain, et donc de plus essentiellement sain ?

Non: la conquête économique, l'autonomie éco­nomique n'auront de valeur nationale que si elles sont réalisées selon les exigences permanentes de notre culture. Le problème ne consiste donc pas seu­lement pour nous à accroître le nombre et la puis­sance de nos entreprises; il consiste aussi, et nous dirions même surtout, à les adapter, et par leur forme sociologique et par leur inspiration, à notre vie na­tionale — sans quoi, répétons-le, elles seront au milieu de nous comme des forces de détérioration d'autant plus agissantes qu'elles se présentent sous les appa­rences du progrès.

 

Le chef d'entreprise est engagé dans quatre types de relations qui, au temps du libéralisme, étaient censées être réglées automatiquement par le jeu des lois économiques: relations avec la clientèle et rela­tions avec le personnel, réglées naguère par la loi de l'offre et de la demande; relations avec ses collègues du commerce et de l'industrie, réglées naguère par la loi de la concurrence; relations avec l'État, qui autrefois n'étaient même pas censées exister, le bon gouvernement étant celui qui s'abstenait de toute intervention dans l'activité économique. Mais, au­jourd'hui, le libéralisme est dépassé et si les lois éco­nomiques existent toujours, l'expérience a révélé leur inaptitude à promouvoir la paix sociale et la prospérité commune. Selon quelle norme seront donc désormais réglées les relations économiques, sinon selon la norme de toute relation humaine: la justice? Mais comment restaurer la justice dans un monde établi sur l'égoïsme et l'antagonisme des intérêts ? Tel est le problème — et qui ne concerne pas seulement le Canada français, mais tous les peuples de civilisation chrétienne, industrialisés ou en voie d'industrialisation.

 

Deux solutions se présentent: l'étatisme, le diri­gisme, ou autre forme avouée ou camouflée de socialisme, d'une part; le renouvellement et l'adapta­tion de l'économie libre, d'autre part. Quelles qu'en soient la forme et les méthodes, doctrinaires à la russe ou pratiques à l'anglaise, le socialisme est un bour­bier où toute civilisation du type spiritualiste et per­sonnaliste est destinée au naufrage. Les tendances centralisatrices, étatisantes, socialisantes qui, depuis une vingtaine d'années, sous prétexte de solution à la crise ou d'effort de guerre, se développent au Canada, représentent, à notre avis, le plus grave danger qui ait jamais pesé sur le Canada français; car le socialisme est dans son inspiration même opposé à notre tradition culturelle et sociale; au surplus, il se réaliserait sous l'égide d'une majorité qui n'a jamais eu de sympathie particulière pour notre groupe, et d'autant moins qu'elle a déjà fait pour son propre compte le sacrifice des valeurs que nous considérons comme de l'essence même de notre civi­lisation nationale.

 

La seule solution conforme au bien commun ré­side donc dans le renouvellement de l'esprit et des méthodes de l'économie libre. L'entreprise privée, quelles que soient les critiques dont elle est aujourd'hui l'objet, constitue l'une des données sociales maîtresses d'une civilisation humaniste, car elle re­présente la réalisation institutionnelle de deux des prérogatives essentielles de l'homme: la liberté de travail, ou faculté de choisir le métier le mieux en accord avec les tendances de sa personnalité et de l'exercer sous l'empire de la morale et du droit; le droit de propriété, ou faculté de faire servir à son avantage personnel, dans les cadres du bien commun, les biens légitimement acquis. Si ces deux libertés étaient abolies ou restreintes dans des proportions indues, l'homme serait privé de deux prérogatives nécessaires au plein exercice de son activité et au plein accomplissement de sa personnalité.

 

Mais entreprise privée ne signifie pas exclusivement entreprise du type capitaliste selon la concep­tion individualiste du siècle dernier. D'autres types d'entreprise privée peuvent prendre leur place dans l'économie de la nation — les coopératives, par exem­ple. Surtout, l'entreprise privée, quelle qu'en soit la forme sociologique, devra renouveler ses formules, entrer, par l'inspiration et les modes de réalisation, dans un ordre social fondé sur l'ensemble des valeurs nécessaires à l'accomplissement de la destinée humaine. L'association professionnelle, ou corpora­tisme social, se présente comme le mode le plus effi­cace d'adaptation de l'entreprise privée à ses fins propres et au bien commun. Et nous rejoignons ainsi l'enseignement social de l'Église, le seul qui permettra à la société moderne d'échapper aux sombres arcanes du socialisme et de recouvrer l'ordre et la paix. Et en rejoignant la doctrine chrétienne, nous renouons la pensée qui a inspiré l'ordre social au Canada français depuis les débuts de son histoire. Peuple chrétien dont l'originalité nationale tient essentiellement à sa conception chrétienne de la vie, nous devons au monde, dans tous les secteurs d'activité, le témoi­gnage chrétien. Nous n'avons même pas d'autre raison d'être.

 

*     *     *

 

Directives économiques ? Est-il possible d'en formuler qui ne soient d'abord culturelles et philosophiques ? Les techniques ont certes leur importance, mais les hommes ont surtout besoin d'une pensée. Les conquêtes économiques les plus éclatantes n'au­ront pour nous valeur nationale que si elles ont d'abord valeur humanisante. En des temps comme ceux que nous traversons, alors que le monde hanté par la folie de la destruction court au suicide pour avoir perdu la notion des valeurs et le sens de sa pro­pre vie, vous me pardonnerez bien, Mesdames et Messieurs, d'avoir pris une heure de votre temps pour réaffirmer cette vérité.

 

(1). Conférence prononcée le 30 mars 1951, au Cercle Univer­sitaire sous les auspices de la Section Duvernay de la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, lors du troisième d'une série de quatre diners-causeries, dont le thème général est "directives nationales."

 

(2). Cf. Le Citoyen canadien français, t. 1.

Retour à la page sur Esdras Minville

 

Source : Esdras MINVILLE, « Les conditions de l’autonomie économique des Canadiens français », dans Action nationale, Vol. XXXVII, No 4 (mai 1951) : 260-285.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College