Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Le capitalisme et ses abus

(1933)

 

[Ce texte fut publié en 1933 par Esdras Minville. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

Retour à la page sur Esdras Minville

Au sens exact du mot, le capitalisme est un régime fondé sur la propriété privée et la liberté indivi­duelle, dans lequel les hommes participent à l'ac­tivité économique, les uns par leur travail, les 'autres par leurs capitaux — le travail recevant sa rémunération sous forme de salaire, et les capitaux, sous forme d'intérêt ou de dividende. En soi, le régime n'offre rien d'illégitime, d'intrinsèquement mauvais. Au contraire, et à la condi­tion, comme dit S. S. Pie XI, « d'être organisé selon la justice », c'est même le régime le plus propre à assurer l'épanouissement de la vie économique, support de la vie intellectuelle et morale et de la vie sociale.

 

Mais la définition ci-dessus correspond-elle exactement au capitalisme comme l'entend le monde contemporain ? Les abus ne l'ont-ils pas quelque peu défiguré ? Selon Valensin (1), le capitalisme comme on le pratique aujour­d'hui est « un régime dans lequel ceux qui possèdent l'ar­gent se subordonnent tous les autres et assument en quelque sorte la direction de la vie humaine ». En d'autres termes, c'est un régime caractérisé par le rôle prépondérant du capital-argent, par une organisation de la production qui octroie au capital une influence dominante et même exclusive dans la direction des entreprises et de la vie économique en général.

 

Comment en est-on arrivé à cette conception déformée, étroite ? Les caractéristiques du capitalisme contempo­rain, que nous venons d'énumérer, indiquent assez l'origine des abus qui ont fait d'un régime légitime en soi, un régime vicieux dans son application. Le capitalisme s'est inféodé au libéralisme économique, il s'est accroché aux postulats fondamentaux de la théorie libérale, à savoir: priorité ab­solue de l'intérêt personnel comme mobile de l'activité économique; existence de lois naturellement productrices d'équilibre, d'harmonie sociale; prééminence de la liberté comme principe de prospérité et de civilisation.

 

Guidé par ces postulats soi-disant intangibles, il s'est élancé à la conquête d'un monde où les grandes décou­vertes appliquées à l'industrie et aux transports étaient en voie de transformer de fond en comble le régime de la production. Pouvait-il ne pas verser dans les multiples abus qu'on lui reproche aujourd'hui et qui sont en fait responsables pour une large part de la crise actuelle ?

Que la participation du capital à l'activité économique soit nécessaire, surtout de nos jours, quoi de plus évident ? Que le capital engagé dans une entreprise ait droit à une équitable rémunération, il n'y a que les socialistes de toute marque à le contester, et ce n'est pas le moment d'entrer en discussion avec eux. Au surplus, que le capital faisant appel à la collaboration du travail rémunéré se réserve la direction de l'entreprise, rien encore là qui ne paraisse légitime, puisque, aussi bien, advenant insuccès, le capital serait perdu, cependant que le travailleur conserverait sa force de travail. Mais, encore, est-ce une question de mesure et d'équité. C'est justement à propos de la rémuné­ration du capital et de la direction de l'entreprise que le capitalisme, inspiré du libéralisme économique, est tombé dans une erreur de principe et même de tactique dont procèdent tous ses abus. Investi de la direction des entreprises, le capital n'a voulu exercer cette direction qu'en vue de son « avantage réel ou présumé, en estimant tout à la valeur de ce qui seul comptait à ses yeux, la valeur de l'argent ». Sans se demander s'il y aurait toujours équivalence entre le prix de vente et le pouvoir d'achat, si la production ne finirait pas par dépasser la consom­mation et ainsi par déséquilibrer tout l'organisme écono­mique, il a fixé les prix en fonction du profit individuel, laissant au libre jeu de la concurrence le soin de les ré­gulariser et ainsi d'adapter spontanément la production à la consommation. Perdant de vue la fin suprême de l'activité économique, il n'a voulu voir partout que profits à réaliser et que besoins à créer afin de réaliser de nou­veaux bénéfices en travaillant à les satisfaire. De cette erreur initiale découlent toutes les autres.

 

Le premier abus du capitalisme libéral fut donc de méconnaître la véritable nature du travail, et ainsi de rendre extrêmement pénible, difficile, précaire une colla­boration indispensable à l'activité économique: celle du capital et du travail. Selon la théorie libérale, le travail est un produit comme un autre, qui tombe, comme le blé et le coton, sous le coup de la loi de la concurrence. On doit donc l'évaluer à sa valeur commerciale, sans se préoccuper du caractère humain de celui qui le fournit. Cette erreur devait avoir pour conséquence, dans l'ordre des faits, la misère profonde et généralisée du monde des tra­vailleurs, « misère imméritée » que dénonçait Léon XIII, et qui en définitive se retournerait contre le capitalisme lui-même, puisqu'elle ruinait le consommateur sur qui, par ailleurs, le capital comptait pour acheter ses produits et lui procurer les bénéfices convoités. Nous n'insisterons pas sur ce point, puisque aux oreilles de chacun d'entre nous résonne encore l'écho des luttes, toujours désas­treuses et souvent haineuses, que tout au long du dernier demi-siècle le travail et le capital se sont livrées. La situation s'est un peu améliorée. Il reste cependant encore bien des préjugés à extirper, bien des idées fausses à redresser.

Nous venons de toucher en passant à deux autres abus du capitalisme qui, tout comme la méconnaissance de la véritable nature du travail, découlent de son âpreté au gain et de son adhésion sans retour aux principes libéraux. Nous voulons parler de l'excessive centralisation de la ri­chesse entre les mains d'un nombre de plus en plus res­treint d'individus, et de l'organisation anarchique de la production. Disons immédiatement un mot de la pre­mière, nous réservant d'étudier l'autre un peu plus loin, à propos des exagérations du crédit.

 

« L'évolution économique au déclin du XIXe siècle, écrivait Léon XIII, avait abouti à diviser toujours davan­tage la société en deux classes: d'un côté, une minorité de riches, jouissant à peu près de toutes les commodités qu'offrent en si grande abondance les inventions modernes; et de l'autre, une multitude immense de travailleurs réduits à une angoissante misère et s'efforçant en vain d'en sortir. » Si, ainsi que nous l'écrivions plus haut, la si­tuation du travail s'est quelque peu améliorée depuis Léon XIII, il faut bien admettre que la richesse n'a pas cessé pour autant de se concentrer entre les mains d'une minorité de plus en plus réduite d'individus qui jouissent ainsi d'un pouvoir en quelque sorte discrétionnaire sur la vie économique et sur la multitude des moins pourvus et des déshérités. En reconnaissant au capital le droit d'as­sociation — droit qu'au nom de la liberté individuelle il déniait aux travailleurs — le libéralisme économique laissait aux capitalistes toute liberté d'user et d'abuser de leur puissance. En effet, dès que l'on reconnaît aux déten­teurs de l'argent la liberté de s'associer par la mise en commun de leurs capitaux — liberté indiscutable en soi, et, au surplus, rendue jusqu'à un certain point nécessaire par l'extrême expansion des entreprises — on leur recon­naît du même coup la liberté d'étendre en quelque sorte indéfiniment leur association, même jusqu'à englober les concurrents, même jusqu'à supprimer la loi de la concur­rence, régulateur suprême de l'organisme économico-libéral. Dès lors qu'on n'oppose à l'exercice du droit de propriété aucune limite et qu'on attribue au capital tous les bénéfices d'une entreprise, on reconnaît au capitaliste la faculté de grossir indéfiniment son avoir et de mobiliser entre ses mains, s'il en a la force, le commandement d'une ou de plusieurs branches de l'industrie, du commerce et de la finance.

 

En fait, c'est ce qui s'est produit. Le jeu des associa­tions directes ou indirectes, des ententes tacites ou expresses, volontaires ou contraintes, a donné naissance à une foule d'entreprises géantes, aux tentacules innom­brables: trusts, cartels, intégrations, concentrations hori­zontales ou verticales, qui toutes tendent à s'assurer le monopole, l'action exclusive dans leurs domaines respec­tifs, sans négliger l'empiétement sur les domaines voisins. Le même jeu de rapprochements, de groupements, de rac­crochements a fini par canaliser vers un nombre de plus en plus restreint de portefeuilles la plus forte partie des fruits de la production, par mobiliser entre les mains d'un petit nombre d'accapareurs, n'obéissant à d'autres règles que l'attrait du gain, la plupart des commandes de l'acti­vité économique. Triomphe de la ploutocratie, règne des plus forts, c'est-à-dire des plus riches.

 

Il suffit de jeter un regard autour de soi pour voir s'accomplir ce que nous venons de décrire. Les mêmes hommes cumulent les mandats d'administration, siégeant à des vingtaines, jusqu'à des centaines de conseils diffé­rents (en apparence du moins, car nul ne peut dire si quelques fils cachés ne les relient entre eux), procèdent à des accaparements méthodiques qui les hissent au com­mandement suprême de la vie économique. Faut-il signaler ici, à titre d'exemple, l'extraordinaire influence des trusts dans notre province — vastes entreprises agissant dans des domaines apparemment sans relation, mais qui se confondent néanmoins par les sommets dans la même poignée d'individus, à qui ils obéissent au doigt et à l'oeil ?

 

Une si excessive centralisation de la richesse devait presque fatalement prêter à un autre abus gros de consé­quences pour la société: l'influence occulte des puissances d'argent sur les pouvoirs publics. Quand on domine la vie économique, il est presque impossible de ne pouvoir dominer en même temps la vie politique, car de cette der­nière domination dépend le paisible exercice de la pre­mière. Et les capitalistes dictateurs sont trop prudents, en vérité, et trop habiles, pour ne pas mettre tous les atouts dans leur jeu.

 

A la dictature des pouvoirs politiques on parvient de plusieurs manières, entre autres par l'élection des chefs politiques aux conseils d'administration des grandes en­treprises industrielles, commerciales, financières, par les souscriptions aux caisses électorales, ces deux moyens assurant l'action directe sur les groupes politiques, et par l'asservissement de la presse, qui agissant sur l'opinion influence indirectement la politique elle-même. Inutile d'insister sur la distribution des mandats administratifs et les souscriptions électorales, comme moyen d'action sur les pouvoirs: c'est le fil d'argent à la patte des chefs de partis et de tous leurs auxiliaires, grâce auquel on con­trôle et commande chacun de leurs mouvements. Quant à la presse, c'est en régime démocratique le grand instru­ment d'action sur « l'opinion », laquelle, affirme-t-on, dicte la politique. Directement, par l'achat d'actions de leur capital, indirectement par des contrats d'impression ou de publicité, financiers et entrepreneurs de toute marque soumettent les journaux à leur sujétion, s'en font des dé­fenseurs, des propagandistes aux mille voix, toujours heu­reux de chanter louange contre espèces sonnantes.

 

Dictateurs des partis politiques et de l'opinion, les puissances d'argent peuvent ainsi orienter la politique à leur gré. Ou bien, on engage l'État dans un nationalisme outrancier qui, fermant la frontière aux productions étran­gères, oblige le consommateur à payer des prix majorés et disproportionnés même à son pouvoir d'achat. (Com­bien payons-nous les cotonnades au Canada ?) Ou bien, on oriente la politique dans le sens de l'impérialisme éco­nomique, poussant à des conquêtes lointaines, engageant même l'État dans des aventures où sont exposés non seulement les biens, mais jusqu'à la sécurité et la vie de leurs administrés. Et cela, il va sans dire, sans le moindre souci de la justice sociale, de la justice tout court. Reli­sons, par exemple, l'histoire de la pénétration des États-Unis aux Antilles et en Amérique du Sud, l'État américain couvrant de sa haute protection la mainmise dénuée de tout scrupule de trusts ressortissant à sa juridiction sur les ressources naturelles, le commerce, la vie économique de pays en voie d'organisation.

Mais c'est avant tout sur la politique intérieure que s'exerce la dictature des puissances d'argent, exigeant au besoin le bouleversement de la législation, imposant les lois d'exception que les trusts jugent nécessaires à la pré­servation de leurs privilèges ou au succès de leurs entreprises, allant même jusqu'à faire légaliser par les parle­ments des actes accomplis en marge de la loi et en con­travention du droit.

 

Ainsi protégés contre l'intervention des pouvoirs pu­blics qu'ils dominent et contre les dénonciations de la presse qu'ils gouvernent, les maîtres de la finance et des affaires peuvent tramer en paix leurs fructueuses « com­binaisons », procéder en toute sécurité au tripotage des fonds qu'un public mal averti ou faussement conseillé par des journaux asservis confie à leur administration. Rien d'étonnant si, dans ces conditions, l'un des pires abus du capitalisme contemporain soit l'usure — non pas l'usure sordide, qui se cache dans quelque officine malodorante, mais l'usure à façade d'honnêteté, pratiquée dans les li­mites de la loi, grâce au jeu compliqué à dessein d'opéra­tions de finance préparées dans le silence inspirateur de luxueux cabinets de travail. On affirme — et cette affir­mation n'a jamais été démentie parce qu'elle s'appuie sur des données précises — que certaine grande entreprise ca­nadienne verse un dividende annuel de 70 p. c. sur un capital remboursé quatre fois. Le plus grippe-sous des usuriers du Moyen Age a-t-il jamais rêvé autant ?

 

Et comment en arrive-t-on à effectuer sur le consomma­teur d'aussi lourds prélèvements sans provoquer l'émeute, déchaîner la révolte ? Les procédés sont nombreux, ils varient selon les circonstances. Le plus largement pra­tiqué, c'est la surcapitalisation et le mouillage des valeurs. Est-il besoin d'exemples ? La même entreprise dont il est question ci-dessus serait parvenue, par le simple jeu de fractionnements successifs, à gonfler le prix de ses actions de cent dollars au début, à plus de deux mille dollars aujourd'hui, et cela, nous le répétons, tout en rembour­sant quatre fois dans l'intervalle la mise de fonds initiale. En d'autres termes, le capitaliste qui aurait acheté il y a une trentaine d'années une action de cent dollars de cette entreprise détiendrait aujourd'hui quarante-cinq ac­tions d'une valeur, au prix du marché, de plus de deux mille dollars, et cela, non seulement sans avoir eu à verser un seul sou additionnel, mais après avoir encaissé en ar­gent quatre fois sa mise de fonds sans compter les divi­dendes. Le consommateur rémunère donc ainsi à 70 p.c. par année un capital quatre fois remboursé. Quel prêteur sur gages effectue d'aussi fructueuses opérations ? Pourtant, aux yeux du public, grâce à la multiplication des titres de capital, l'actionnaire n'encaisse que le profit tout à fait bénin de $1.50 par action. La plupart des réorga­nisations financières effectuées au cours des années de soi-disant prospérité n'avaient d'autre objet que de ca­moufler ainsi des bénéfices excessifs, tout en refilant au public, contre argent sonnant, des titres gagés sur un actif dilué dans la proportion même de la multiplication des titres.

 

On connaît la manoeuvre. Rappelons tout d'abord que les grandes entreprises sont affaire de crédit. Dans l'en­treprise individuelle ou familiale d'autrefois, l'entrepre­neur, engageant son argent ou l'argent de sa famille, était tenu à une vigilante prudence. Nos grandes associations de capitaux engagent l'argent des autres. Leur organi­sation devient affaire de titres, de valeurs mobilières re­présentant une fraction donnée du capital engagé. De plus, pour faciliter le tripotage des fonds, on a supprimé la valeur nominale des titres, qui deviennent ainsi une participation en quelque sorte indéterminée à l'entreprise. L'actionnaire partage dans les bénéfices, non pas en proportion du capital versé, mais en proportion du nombre d'actions qu'il détient. Or le marchand de crédit, en l'occurrence le marchand de valeurs mobilières, comme n'importe quel autre marchand, cherche son bénéfice. Il ne manque pas d'en prélever de copieux sur chacune des émissions qu'il place.

 

Supposons maintenant une entreprise capitalisée à $1,000,000, capital réel. Elle rapporte du 25 p. c. net — bénéfice excessif. Un capitaliste convaincu de son rôle social songerait à abaisser ses prix, de façon à ramener à une limite raisonnable la rémunération de son capital. Le capitaliste chercheur de gain songe plutôt à dissimuler ses profits. Les affaires marchent rondement. Le public, « travaillé » par la presse asservie, accorde aux maîtres de la finance et des affaires une confiance proche de la dévotion. Les courtiers pullulent, en quête de valeurs à placer, c'est-à-dire de gros bénéfices à encaisser. Pourquoi ne pas capitaliser sur la base de ses profits l'entreprise que nous venons de supposer et refiler au public les nouveaux titres ? Deux personnes sont intéressées à l'opé­ration, intéressées à majorer la capitalisation nouvelle: le vendeur — car c'est bien d'une vente qu'il s'agit — désireux d'encaisser la plus forte somme possible; l'ache­teur, c'est-à-dire le courtier, désireux lui de disposer du plus fort volume possible de titres. Il suffit d'évaluer l'achalandage à un chiffre qui prévienne toute méfiance et d'ajuster les bilans — la comptabilité à toute sorte de complaisance! Du jour au lendemain, une entreprise ca­pitalisée à un million qu'elle rémunère trop largement est capitalisée à quatre ou cinq millions. Les titres pri­mitifs, correspondant à un actif réel, sont remplacés par des titres nouveaux, quatre ou cinq fois plus nombreux et correspondant à un actif dilué dans la même propor­tion. Le premier propriétaire a encaissé quatre ou cinq fois son capital, le courtier a réalisé une fortune, et le public a donné son argent avec enthousiasme.

 

Advienne un fléchissement de la demande et des prix, comment l'entreprise surcapitalisée fera-t-elle face à ses obligations ? Elle pourrait rémunérer son capital réel, elle ne saurait rémunérer un capital fictif trois ou quatre fois trop élevé. C'est la faillite ou la réorganisation — c'est-à-dire l'abaissement à un niveau normal de la capitalisa­tion, donc, pour les détenteurs de titres nouveaux, la perte de la moitié, même des trois quarts de leur mise de fonds.

 

Or, cet abus du crédit, cette exploitation de la confiance d'un public dont on s'efforce, grâce à la complaisance intéressée de la presse, de fausser le jugement, a une double conséquence: 1° l'accélération anarchique de la production; 2° l'abus de la spéculation en bourse ou l'agiotage érigé en mode unique d'activité.

 

Le capitalisme voué à la loi du gain et soumis au libre jeu de la concurrence incline naturellement à accélérer la production. Il a cherché d'abord à compenser les effets de la concurrence par l'abaissement des salaires. Mais le travail s'est organisé. La concurrence tendant à ré­duire sans cesse le bénéfice sur l'unité, il a fallu accroître le débit, accélérer la production. Les entreprises ont grandi, faisant appel à des capitaux de plus en plus con­sidérables, donc jetant sur le marché des liasses de plus en plus volumineuses de titres. A la soif de gain du capi­taliste s'est ajoutée celle, non moins âpre, du courtier. D'où les abus du crédit dont nous venons de parler. Pour soutenir la concurrence d'une part, et, d'autre part, pour rémunérer la masse sans cesse grandissante de capitaux réels ou fictifs, il a fallu accélérer en quelque sorte doublement la production. Le résultat ? On le connaît, c'est l'écrasement du marché, la crise de surabondance, plus douloureuse que les famines d'antan.

 

C'est, en raccourci, l'histoire, la triste histoire, de notre industrie du papier. Des entreprises suroutillées et surcapitalisées à l'époque de la grande demande et des hauts prix, ont envisagé tout à coup, par suite du fléchissement du marché, la perspective de ne pouvoir plus utiliser tout leur outillage et rémunérer leurs capitaux. Or le capita­lisme n'accepte pas en principe que le capital engagé ne rende pas — c'est une de ses erreurs fondamentales: il ne veut pas accepter le risque du jeu. Il a fallu accélérer la production, produire non plus pour un marché arrivé au point de saturation, mais pour un marché à venir — donc accumuler des stocks dans l'espoir fallacieux que le marché, se relevant bien vite, les absorberait. En fait, et on aurait dû y penser, les stocks ont hâté l'écroulement du marché et poussé les entreprises suroutillées et surcapitalisées à la faillite, ou à la réorganisation sur une nouvelle base financière comportant l'élimination de l'excès de capital, donc le « nettoyage » des épargnants qui y avaient engagé leur avoir. L'histoire du papier, c'est celle de la plupart des grandes entreprises qui à l'heure actuelle envisagent la faillite comme une éventualité prochaine.

 

La deuxième conséquence de l'abus du crédit, c'est la spéculation généralisée, l'agiotage érigé en mode pres­que exclusif d'activité. La multiplication des titres a pris une telle ampleur qu'elle a fait de la Bourse, en quelque sorte, l'organisme central de la vie économique. Un moment vint où la multitude se porta vers la Bourse, plaçant en elle tous ses espoirs. Pour arriver à l'aisance, parvenir à la richesse, le travail et l'épargne n'étaient plus, pour un immense public, que des moyens désuets, indignes d'attention. L'idéal, c'était le coup de téléphone qui vous assurait mille ou cent mille dollars du jour au lendemain.

 

Nous avons dit un mot de l'excessive centralisation des richesses, du cumul par une petite poignée d'individus des mandats d'administration. Il arrive en effet ceci que le même homme siège au conseil d'administration à la fois d'une ou de plusieurs grandes industries, d'une grande banque et d'une puissante maison de courtage — non seulement y siège, mais y commande en maître. De ces divers côtés lui arrivent les profits qu'il convoite. Son intérêt comme industriel, c'est d'accroître la production; son intérêt comme banquier, c'est de prêter le plus pos­sible; son intérêt comme courtier, c'est de vendre une masse sans cesse croissante de titres. Dès lors tout s'enchaîne. Les industries se surcapitalisent pour aider le courtier; la banque multiplie les avances pour favoriser les opérations de bourse; et le courtier s'efforce de faire grimper la cote afin d'attirer le public et d'effectuer le plus d'opérations possible. D'où les pools et les syndicats, d'où l'action préparée dans les coulisses et qui a pour objet de pousser la cote dans un sens ou dans l'autre selon les besoins du moment. D'où aussi ces campagnes de presse apparemment innocentes, inspirées même de bons motifs, en réalité tendancieuses et intéressées. Et puis, un mo­ment vient où sous le poids même de ses excès la Bourse croule. Ses manieurs échappent au désastre, car s'ils ne l'ont pas préparé, ils l'ont vu venir. Le public, berné, perd sa mise. Si le capitalisme doit se régénérer, il devra commencer par assainir, par nettoyer son marché des valeurs mobilières.

 

 

Le capitalisme n'a rien en soi qui contredise la morale. Ce qui l'a gâté, profondément ébranlé, ce sont les abus. La loi du gain n'est pas la loi essentielle de la vie écono­mique. La liberté est nécessaire, mais il ne faut pas la confondre avec la licence. Les lois économiques existent, mais elles n'ont pas la priorité sur la justice. Le capita­liste a mieux à faire que d'entasser des richesses. Il a un rôle social à jouer. Si un jour il le comprend, la pros­périté et la paix régneront dans le monde.

 

(1). Traité de Droit naturel, vol. II.

Retour à la page sur Esdras Minville

 

Source : Esdras MINVILLE, « Le capitalisme et ses abus », dans Pour la restauration sociale au Canada, École sociale populaire, Nos 232-233, 1933, pp. 5-17

 

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College