Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

L'éducation nationale 

Les chocs en retour de l'anglomanie

(1935)

 

[Ce texte a été publié par Esdras Minville en 1935. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du texte.]

Retour à la page sur Esdras Minville

Des esprits paresseux croient qu'il suffira, pour assurer la survivance de notre peuple, d'appuyer sa volonté de vivre sur des raisons purement spé­culatives, c'est-à-dire sur la simple obligation morale de fidélité individuelle à la race et à son passé, sur un attachement tout sentimental à la nationalité et à sa culture. C'est une utopie et de la plus pernicieuse espèce. Non, un peuple — et le nôtre pas plus que les autres — ne saurait se maintenir, encore moins progresser, tant que la multi­tude conservera la conviction plus ou moins nette que le devoir national vient en conflit avec ses intérêts essentiels, économiques ou autres.

 

Si l'on veut éveiller chez nos gens un sens natio­nal qui se distingue de l'instinct, il faut démontrer l'intérêt — l'intérêt total des individus et des grou­pes, sans lequel les sentiments même les plus nobles s'exténuent et s'épuisent. Il s'agit ici d'ensei­gnement, de formation; il s'agit d'enfants, qui vien­nent chercher dans nos écoles, outre le savoir, des règles de vie. Eh bien, la persuasion absolue doit leur être inculquée disons-nous, que, s'ils veulent atteindre à la plénitude de leur épanouis­sement intellectuel et moral, acquérir la maîtrise de tous leurs moyens d'action et se mettre ainsi en état de s'élever dans la vie (quel que soit le milieu où ils auront choisi d'agir) aussi haut que leurs ressources de tous ordres le leur permettent, il leur faut se cultiver, selon leurs aptitudes per­sonnelles c'est entendu, mais aussi selon leurs aptitudes ethniques, c'est-à-dire selon les règles de la seule discipline intellectuelle qui convienne parfaitement, parce qu'elle en est le fruit, au tour d'esprit particulier qu'ils tiennent de leur race elle-même. En d'autres termes, il faut les convain­cre qu'il n'est pas indifférent à nos progrès comme peuple ni à notre avancement et à notre prospérité comme individus que nous continuions ou cessions d'être français par l'esprit.

 

Il est sans doute exagéré de prétendre, avec des théoriciens du nationalisme comme Barrès, que l'individu n'est rien en soi qu'une sorte d'automate dont l'hérédité a réglé d'avance tous les mouvements et jusqu'aux moindres réflexes; mais il est certes non moins faux de soutenir que le passé est sans répercussion sur notre être psychologique et moral, et que de lui ne procèdent point quelques-uns des traits essentiels de notre physionomie spiri­tuelle. Henri Massis l'a écrit: «L'histoire n'est pas simplement une suite de faits qui se succèdent dans le temps, c'est aussi et c'est surtout une suite d'idées qui s'enchaînent et s'inscrivent au plus profond des âmes».

 

Tout comme la langue que nous parlons, nous sommes nous-mêmes le résultat d'une élaboration séculaire à travers dix et peut-être vingt généra­tions successives. Cette élaboration nous a doués d'une manière de penser, de comprendre, de raisonner, de sentir, d'agir et de vivre différente de celle des populations dont nous sommes entourés: manière d'être et de penser à laquelle la langue s'est ajustée en cours d'évolution, mais sur laquelle elle n'a cessé de réagir, s'y intégrant au point d'en être à la fois l'expression et la sauvegarde. Parti­cipant par l'origine et par l'esprit à une forme de civilisation dont on a dit qu'elle est une des gloires de l'humanité, nous n'avons donc pas à envier aux autres peuples leurs virtualités ethniques et psychologiques. Nous n'avons plutôt qu'à nous glorifier de la richesse et de la fécondité des res­sources dont notre propre race nous a gratifiés. Or il n'appartient qu'à nous d'être, non pas sem­blables aux autres peuples — équivoque qui, depuis trop longtemps, fausse l'esprit de notre enseignement — mais leurs égaux à tous égards: il nous suffit pour cela de cultiver nos propres virtualités eth­niques, d'en assurer la fructification totale. Et à cette tâche nous devons nous appliquer avec d'autant plus d'assiduité que — notre propre expé­rience le démontre — toute tentative de nous éva­der de nous-mêmes pour reproduire en nous les qualités et les caractéristiques des races qui nous entourent, en nous arrachant à la ligne de nos hérédités et en laissant inculte ce qu'il y a en nous de meilleur, loin de nous élever, risque fort de ne faire jamais de nous que des émasculés, des amoindris, voués par leur propre faute à la médio­crité chronique. Il s'ensuit que, sans être enchaînés par les lois d'un fatalisme sans merci, si nous vou­lons atteindre comme individu au plein épanouis­sement de notre personnalité, et comme groupement ethnique à des sommets de civilisation qui ne nous laissent inférieurs ni à nous-mêmes ni à aucun autre peuple, ce n'est pas par la soumission à n'importe quelle discipline que nous y parviendrons, mais par la fidélité à nous-mêmes, par la culture méthodique et persistante des ressources de tous ordres que la race a déposées en nous, inféodées à notre être. Et puisque l'âme et la langue d'un peuple sont liées au point de se confondre, de ne pouvoir se désintégrer sans s'amoindrir, il est clair que, pour atteindre comme peuple au sommet de civilisation dont nous venons de parler, et com­me individus au plein épanouissement de notre personnalité, nous devons accepter la discipline que notre génie lui-même s'est forgée selon ses besoins et pour ses besoins au cours des siècles, à savoir, la discipline de la langue maternelle, de la langue française, signe et sauvegarde de l'âme française.

 

Eh bien, est-ce le cas chez nous? La langue française, expression de la culture française, est-elle l'objet de l'attention que nous devrions avoir pour elle ? Est-ce sans raison qu'on a parlé un jour de la "grande pitié" de notre langue maternelle, qu'on l'a comparée à un sabir, et qu'on a cru devoir réclamer une "dictature de la langue française dans la province de Québec" ? Et s'il en est ainsi, n'est-ce pas un peu, n'est-ce pas surtout parce que ceux-là mêmes qui auraient dû en propager le culte se sont faits au contraire en toutes circonstances les protagonistes d'une langue étrangère ? On a tellement insisté, qui dans les journaux, qui du haut des tribunes populaires, qui dans nos écoles de tous degrés, sur l'importance de l'anglais; on a tellement exalté la soi-disant nécessité pour chacun d'entre nous, quels que soient son milieu et sa condition sociale, de maîtriser la langue des autres — et cela sans un effort correspondant pour assurer à notre langue maternelle la place qu'elle doit occuper dans nos esprits, savoir, la première — que l'immense majorité de nos gens, surtout dans les villes, en est venue à considérer l'anglais comme seul nécessaire, à ne voir plus dans le français qu'une langue de second ordre, bonne tout au plus aux papotages entre parents ou amis, mais dépourvue de toute utilité dès qu'il s'agit des relations d'affaires.

L'étonnant ce n'est pas que la foule en soit venue là: elle a suivi son penchant, fascinée comme toutes les foules par les apparences.

 

L'étonnant, c'est que pareil système nous soit présenté comme une direc­tive nationale et par des gens que leur rang social a placés aux postes de commandement et qui, au surplus, ne récusent ni le poste ni la fonction; l'éton­nant c'est que les gens qui, sous prétexte de bilin­guisme intégral, se font chez nous les apôtres de la diffusion à sens et à contresens de la langue anglaise, affectent de s'effrayer de la lenteur de nos progrès intellectuels, de l'inaptitude de plus en plus marquée chez nos écoliers et nos étudiants à ordon­ner leur pensée et à l'exprimer avec clarté et pré­cision et, voire, d'une espèce de fléchissement de l'esprit assez manifeste de génération en génération. Ceci est pourtant la conséquence de cela. Partant du fait que quelques rares Canadiens français sont parvenus à une égale maîtrise des deux langues — peut-être parce qu'ils étaient doués de talents par­ticuliers, peut-être surtout parce qu'ils ont eu l'avantage de grandir sous la tutelle de parents capables, grâce à une bonne culture, de surveiller leur formation et d'empêcher que la pratique habi­tuelle de l'anglais ne faussât leur jeune esprit français — partant donc d'un fait exceptionnel; on a voulu prescrire à la masse entière un régime uniforme, sans même tenir compte des différences élé­mentaires de milieu, de tempérament, de talent, d'éducation et de vocation. On a oublié que si les États officiellement bilingues sont d'occurrence fréquente à notre époque, une population intégra­lement bilingue ne se conçoit même pas, et demeure une parfaite absurdité. On a oublié que la langue maternelle doit être le premier élément de formation, la matière centrale et ordonnatrice de tout programme d'enseignement primaire et se­condaire, parce que, sauf rares exceptions, celui qui ne la possède pas est privé du meilleur moyen de s'approprier la pensée, donc d'enrichir son intel­ligence et de fortifier son raisonnement. On a oublié encore que l'ignorance de l'anglais peut être pour quelques-uns d'entre nous une lacune, mais qu'une connaissance insuffisante du français est pour nous tous pire qu'une lacune: une infériorité. On a oublié enfin qu'à l'imprécision dans la langue correspond un flottement parallèle dans les idées, et qu'à servir l'anglais à doses massives comme on exige qu'il soit servi dans nos écoles, sans le préservatif d'une sérieuse formation préalable dans la langue mater­nelle, on ne peut aboutir qu'au gâchis des cerveaux et à l'avilissement des intelligences. Aussi bien, que les optimistes malgré tout parcourent les journaux les plus répandus, prêtent l'oreille autour d'eux, dans la rue, le bureau, les salons, et qu'ils nous disent si les propos qu'on y tient — propos, les trois-quarts du temps, d'une insigne niaiserie — si la langue qu'on y parle ou écrit — langue appau­vrie, aux contours vagues, sans consistance ni relief, où fourmillent les anglicismes, les expressions et les constructions vicieuses — donnent bien l'impression de robuste vitalité qu'on attend des individus et des peuples en pleine possession de tous leurs moyens intellectuels.

 

Voilà où nous a conduits un enseignement à courte vue, qui a voulu fonder son oeuvre d'éducation nationale sur de creuses idéologies plutôt que sur l'intérêt bien compris des individus et de la collectivité, qui s'est obstiné à interroger l'étran­ger, plutôt qu'à se pencher sur le peuple qu'il a pour mission de former et d'élever. Et voilà le premier choc en retour de notre anglomanie systématique —le premier et le plus grave. C'est dans la struc­ture même, dans la substance de nos esprits qu'il nous atteint; c'est dans leurs principes qu'il com­promet nos chances de progrès en tous les domaines. Nous avons cru que l'imitation servile nous ferait plus grands que nos modèles; elle n'a réussi, hélas! qu'à nous faire plus petits que nous-mêmes.

 

 

*     *     *     *     *

 

De tous les chocs en retour, le premier et le plus grave, certes, mais non le seul ni même le plus appa­rent. Une telle déviation, au point de départ, de notre formation intellectuelle et morale ne pouvait pas ne pas avoir de sérieuses répercussions dans les faits.

 

Pourquoi, en effet, nous anglicisons-nous ? Quelles sont les raisons de fond de notre anglomanie péda­gogique, cause et conséquence à la fois du culte aveugle que, de la base au sommet de notre société,on voue à la langue anglaise, à l'esprit anglais, aux méthodes anglaises, à tout ce qui porte le cachet anglo-saxon ? Dépouillées de l'enveloppe patrio­tico-folichonne dans laquelle on croit élégant de les présenter: «compréhension mutuelle», «bonne entente», «largeur d'esprit et de vue», «supériorité du bilingue sur l'unilingue», ces raisons se résument à une seule: nous nous anglicisons... pour avoir un emploi dans des maisons anglaises, une part de la soi-disant prospérité anglo-saxonne. Obtenir une place chez les Anglais, recruter une fraction, fût-elle infinitésimale, de sa clientèle parmi les Anglais, recueillir les miettes que nos concitoyens anglo-saxons dédaignent de ramasser: suprême ambition des trois-quarts et demi de nos compatriotes, surtout des jeunes générations. Or voyons aux conséquen­ces: elles sont de deux sortes: économiques et nationales.

 

La province de Québec compte une population de 2,875,255 habitants, dont 2,270,059 Canadiens français. L'attitude de notre population en ce qui concerne l'anglais sous toutes ses formes — attitude que notre enseignement, répétons-le, reproduit et généralise — aboutit à ce résultat paradoxal et humiliant que, contrairement à ce qui se passe chez les peuples conscients de leur dignité et de leurs intérêts, la majorité chez nous est orientée au service de la minorité. Faute d'une conception assez nette de notre situation et de nos besoins, et d'assez de volonté pour résister à l'ambiance et la rectifier à la longue, faute d'un véritable esprit national, nos écoles de tous les degrés préparent nos hommes de demain, non pas au rôle d'initia­teurs et de chefs qui devrait normalement être le leur dans un pays où ils forment et formeront la majorité, mais au service du groupement mino­ritaire — et cela, remarquons-le bien, pour y assu­mer des fonctions fatalement subalternes, car, d'une part, les employeurs anglo-saxons, maîtres de notre vie économique, ont assez de clairvoyance, d'esprit de solidarité, de fierté de race, une intel­ligence assez nette de leurs véritables intérêts pour préférer toujours leurs propres compatriotes aux étrangers que nous sommes vis-à-vis d'eux; cependant que, d'autre part, nos chercheurs d'em­plois, à cause même de leur masse croissante, se font entre eux une concurrence qui ruine leurs chances d'avancement, et refoule la plupart d'entre eux dans les emplois inférieurs où ils croupissent sans espoir. Là-dessus les témoignages abondent.

 

En conséquence, dans nos écoles même on cultive, et dans la multitude se propage l'esprit de servitude, l'esprit prolétarien. Au lieu de promouvoir chez l'individu l'épanouissement de la personnalité et, à travers l'individu, le relèvement intellectuel de nos diverses classes sociales, notre enseignement — si paradoxal que cela paraisse — contribue à la dépréciation par les sommets de nos forces humaines. Ceux que leur situation met en contact habituel avec nos jeunes hommes savent combien il est difficile d'éveiller chez eux l'esprit d'initiative, l'ambition de monter -dans la vie aussi haut que leurs ressources de tous ordres le leur permettent, le désir d'échapper à l'asservis­sement sous toutes ses formes, de devenir un jour leurs propres maîtres, de créer l'entreprise, de fonder l'oeuvre qui assurera leur subsistance et leur prospérité et servira en même temps les intérêts de la collectivité. Un salaire, oh! même modeste, et peu d'efforts: à cet idéal plus bas que terre se bornent les aspirations de l'immense majorité de ces jeunes hommes, futurs piliers de la race.

 

Or, tout se tient dans la vie d'un peuple : cette déviation, cet amoindrissement des esprits par un enseignement mal inspiré et par la subordination corrélative de la majorité à la minorité, devaient fatalement aller, dans un monde et à une époque si lourdement matérialistes, jusqu'à fausser l'orien­tation de notre vie économique elle-même. Au lieu d'une politique économique fondée sur les besoins, sur les moyens et sur les aptitudes de la majorité, nous avons eu et nous avons encore une politique économique adaptée au caractère de la minorité. Au lieu, par exemple, d'une politique agricole, large, généreuse, progressive, si conforme à la vocation historique de notre peuple, à la néces­sité où il se trouve de compenser son isolement, sa faiblesse numérique et sa pauvreté relative par la multiplication de ses prises sur le sol, afin de consolider, en l'élargissant par la base, son orga­nisme économique, nous avons eu et nous avons encore une politique d'expansion industrielle, qui répond avant tout aux aptitudes de la minorité, à ses aspirations particulières, à sa conception des affaires et de la vie économique. Eh quoi! puisqu'en vertu de nos principes d'éducation nationale, il n'existe aucune différence, quant au traitement à leur réserver, entre nos compatriotes canadiens-français et nos concitoyens anglo-saxons, qu'im­porte que ce soit eux les maîtres et nous les servi­teurs? Bien plus, puisqu'en vertu des mêmes principes, c'est dans l'appropriation des qualités de l'autre race que réside le secret de notre avancement plutôt que dans la culture intensive de nos propres virtualités ethniques; puisque ce sont eux les modèles et nous les imitateurs, ne convient-il pas, n'est-il pas même hautement désirable que ce soit eux les chefs et nous les asservis, eux qui commandent et nous qui subissions? Le temps viendra d'ailleurs, où, maîtres de notre esprit et du leur, maîtres de notre langue et de la leur, maîtres de nos traditions, de notre culture et des leurs; le temps viendra où, purgés de nos faiblesses et de nos défauts héréditaires, et réunissant en nous les qualités transcendantes de la race fran­çaise et de la race anglaise, nos modèles d'aujour­d'hui évacueront d'eux-mêmes la place, éblouis, médusés, écrasés par notre foudroyante supério­rité. Ineffables sottises dont on ne peut croire que tant de gens, intelligents après tout, se soient si longtemps gargarisés!

 

En attendant toutefois que pareil conte de fée se réalise, que se passe-t-il ? La politique économique dans laquelle l'orientation même de nos esprits devait nous engager il y a plus d'un demi-siècle, comportait et continue de comporter l'aliénation par larges tranches successives du domaine natio­nal. Les forêts y ont passé les premières, du moins les plus facilement accessibles; puis les chutes d'eau; les mines y passent à leur tour. Si bien que de quelque côté qu'on se retourne aujourd'hui, d'énormes brèches se révèlent dans le patrimoine héréditaire de notre groupe. Il reste certes encore des richesses; mais la meilleure part nous a échappé à jamais, cédée à des étrangers qui l'exploitent à leur bénéfice. Et c'est l'avenir économique de notre peuple qui est ainsi compromis, sinon irré­médiablement, du moins déjà très sérieusement; car les profits qu'on nous promettait de la mise en oeuvre intensive de nos grandes ressources naturelles n'ont pas répondu à l'attente même des moins optimistes. Si nous sommes plus riches col­lectivement qu'il y a un demi-siècle, c'est que nous avons augmenté en nombre et avons durement travaillé. Mais notre avoir global a-t-il crû au même rythme que celui de la minorité qui occupe chez nous toutes les avenues du commerce et de l'industrie ? Bien audacieux qui oserait le prétendre. Sauf dans l'agriculture qui, de sa nature même, résiste à toutes les formes de concentration, de centralisation administrative et de monopolisation, quelle place occupons-nous dans les diverses sphères de l'activité économique ? Combien de Canadiens français à la direction, dans les postes supérieurs de l'industrie du papier, de l'industrie hydro-électrique, de l'industrie minière, de la grande industrie manufacturière d'une façon géné­rale ? On les compterait sur les doigts de la main... et il resterait des doigts. On nous avait pourtant promis que l'étude de l'anglais nous mènerait en masse à ces hauts sommets. Comment se fait-il que, nous appliquant à l'anglais avec une si édi­fiante opiniâtreté, que, consacrant chaque année des millions de dollars à la diffusion dans nos rangs de cette langue, clef présumée de tous les succès. nous en soyons encore à végéter dans les situations subalternes? Nous proposons ce problème à la sagacité de nos éducateurs.

 

Ce n'est pas tout. Une politique économique adaptée aux caractères de la minorité québécoise, c'est nécessairement une politique qui s'inspire du libéralisme économique — lequel, on le sait, est comme une émanation du protestantisme anglo-saxon. Par principe, elle ignore l'aspect social et national des phénomènes et se défend comme d'une hérésie de toute intervention dans le soi-disant jeu normal des lois économiques. Une telle politique pratiquée comme nous l'avons pratiquée, les yeux fermés et l'esprit plié d'avance à toutes les servi­tudes, devait fatalement, chez nous, un peu plus que dans le reste du monde, aboutir au triomphe du plus fort, c'est-à-dire du plus riche, à la forma­tion, étape par étape et à notre détriment, d'une oligarchie industrielle et financière qui finirait par mobiliser entre ses mains toutes les commandes de la vie économique. N'a-t-on pas dit, avec trop de raison, hélas! que notre province est devenue le refuge, le paradis du capitalisme accapareur?

 

Nous n'avons pas à insister ici sur les consé­quences innombrables de la multiplication chez nous des trusts et des monopoles. Qu'il nous suffise d'en souligner deux :

 

La concentration des richesses et de la puissance économique entre les mains d'un petit nombre et l'excessive centralisation administrative devaient, en premier lieu, aggraver un état de choses dont nous avons déjà parlé, savoir: a) le confinement de nos chercheurs d'emplois dans les situations subal­ternes et cela, dans la mesure même où le tassement des entreprises raréfie les situations supérieures; b) la perte pour beaucoup de nos hommes de professions libérales d'une partie, souvent la plus rémunératrice, de leur clientèle. Là où naguère existaient quatre ou cinq entreprises, retenant les services de quatre ou cinq études d'avocats, de notaires, etc., il n'en existe plus aujourd'hui qu'une qui confie toutes ses affaires à une seule étude — et celle-ci n'est généralement pas canadienne-française.

 

En deuxième lieu — et cette conséquence est plus grave encore que la première — le spectacle continu de la prédominance des Anglo-Saxons dans les affaires et de l'asservissement de plus en plus général des Canadiens français, a fini par ruiner dans l'âme de la multitude la confiance en un ordre économique fondé par nos gens, pour nos gens, selon nos besoins et nos aptitudes; par détruire, du som­met à la base de notre société, tout esprit de soli­darité économique, avec ce que cela entraîne encore de pertes de capitaux et de pertes d'emplois de toute catégorie. Le seul cas des grands magasins à rayons de Montréal en est un exemple frappant. Parce que nous n'avons qu'un seul grand magasin au lieu de quatre que normalement nous devrions compter, étant donné le chiffre de notre popula­tion, au moins 3,000 de nos compatriotes sont privés, par le temps de misère que nous traversons, de leur gagne-pain. Et nous ne disons rien des établissements qui surgiraient ou qui grandiraient, multipliant du même coup les sources de l'emploi, si nous avions assez d'intelligence pratique pour nous appuyer mutuellement.

 

Ce même défaut de solidarité disperse en outre nos épargnes dans les banques étrangères, dans les sociétés anglaises de toute espèce. Si l'on veut bien se rappeler que l'épargne populaire est la dernière ressource sur laquelle un peuple puisse compter pour secouer le joug étranger et organiser sa vie économique, on se fera une idée du tort que nous nous causons ainsi à nous-mêmes. Et comme dans cet ordre d'idées tout s'enchaîne, la prédomi­nance absolue de l'élément anglais dans les hautes sphères de l'activité économique se traduit par la négligence partout voulue, partout affichée de la langue française: dans les services publics, dans les grands magasins qui pourtant recrutent chez nous le gros de leur clientèle — en particulier, dans le domaine fédéral, avec les conséquences économiques que cette négligence entraîne pour nous. N'a-t-on pas calculé que l'insuffisance de notre représentation dans le fonctionnarisme fédéral nous prive chaque année d'environ 6,500,000 dol­lars ? Or ce manque de solidarité ne se manifeste pas seulement dans la multitude: les trois quarts des exemples les plus effarants nous viennent de notre élite, et bien souvent de gens qui ne laissent pas de tirer à tour de bras sur la corde patriotique pour assurer le succès de leurs propres affaires.

 

Ainsi en est-il. L'anglomanie érigée en système, élevée à la hauteur d'une règle d'éducation, nous a engagés dans un cercle vicieux que, selon toute apparence, nous aurons un peu de mal à briser. Plus en effet nous ignorons le point de vue national dans notre vie de tous les jours et nous efforçons de nous rapprocher des Anglo-Saxons, plus nous glissons vis-à-vis d'eux dans la dépendance économique; plus, d'autre part, les Anglo-Saxons consolident leurs avances, accaparent en particulier les sources de l'emploi, plus nous sommes incités à exagérer le culte de l'anglais, à nous soumettre corps et âme à la discipline anglo-saxonne.

 

*     *     *     *     *

 

Or tout cela ne va pas sans un certain nombre de conséquences nationales? La première, nous en avons déjà dit un mot, c'est l'affaiblissement de la confiance en nous-mêmes, de la foi en notre propre culture. La suprématie financière et économique partout étalée de la minorité, l'inaptitude apparente de la majorité à conserver et à améliorer ses posi­tions, font que, jusque dans les couches profondes de la société, ou l'on ne croit plus, ou l'on croit de moins en moins à la vertu pratique du génie fran­çais. D'où la tendance générale à attribuer au caractère ethnique les faiblesses et les échecs de l'établissement d'affaires canadien-français, tendan­ce qui va même, afin de se justifier, jusqu'à déni­grer ceux de nos trop rares compatriotes qui réus­sissent quelque peu; d'où la croyance ancrée jusqu'au plus profond des âmes que, pour payer moins cher, être bien servis, il faut nécessairement s'adres­ser à des maisons anglaises ou même juives. Et là contre, rien, semble-t-il, ne peut rien. L'inima­ginable banqueroute de la finance anglo-canadienne, en ces dernières années, les retentissants désastres de certaines grandes entreprises dirigées par des Anglo-Canadiens, la perte dans cette banqueroute et dans ces désastres de millions de dollars de l'épargne canadienne-française, tout cela n'a pas encore réussi à nous ouvrir les yeux, pas plus que les tricheries et l'exploitation systématique dont nous sommes victimes de la part de toute une catégorie de marchands étrangers.

 

En second lieu, des mêmes causes procèdent assu­rément la faiblesse chronique du tempérament national, notre impuissance à exprimer vigoureusement, en particulier dans les lettres et dans les arts, notre personnalité nationale. Nous en sommes encore à nous demander, non seulement si une littérature canadienne-française existe, mais même si une telle littérature peut exister, et en quoi elle se différencierait de la littérature française tout court. Dans les arts, d'une façon générale, même impuissance. Voyons notre architecture. Nous avons laissé se perdre la vieille tradition, le vieux style que les ancêtres avaient apporté avec eux et adapté au pays. De même en sculpture. Il faut aujourd'hui que des étrangers, comme le sympa­thique M. Traquair, viennent nous révéler la ri­chesse d'un avoir que non seulement nous n'avons pas continué à enrichir, mais que nous dédaignons, que nous sommes en train de gâcher et de détruire, cependant que nous accueillons n'importe quelle théorie que le snobisme nous présente comme l'ex-pression de la supériorité artistique. Une littéra­ture nationale, une architecture nationale, un art national ? Nous en aurons en vérité quand nous aurons une pensée nationale, c'est-à-dire quand, ayant enfin renoncé à singer les autres, nous nous serons penchés sur nous-mêmes pour y découvrir notre âme, en cultiver et en polir toutes les vir­tualités.

 

Et cependant que le tempérament national s'éner­ve et s'émousse, que notre personnalité ethnique s'amenuise, s'étiole et s'affadit, nous voyons partout autour de nous l'anglais étendre et multiplier ses prises. Intelligemment conçue et énergiquement conduite, notre politique d'expansion industrielle aurait pu nous valoir certains avantages. Conçue et conduite comme elle l'a été, elle a précipité la formation des grands centres urbains au détriment de nos campagnes, avec toute la série des consé­quences économiques, sociales et nationales qu'un tel phénomène entraîne, et que nous déplorons aujourd'hui si amèrement — du moins ceux d'entre nous qui réfléchissent, et qu'une sénilité plus ou moins précoce n'a pas cristallisés dans des convic­tions vermoulues. Les grandes agglomérations urbaines ont à leur tour accéléré, en multipliant leur clientèle, l'expansion des industries qui sont à la clef du progrès économique général: transport, électricité, gaz, téléphone, etc. — industries qui pour consolider leurs avances et activer leur propre expansion ont poussé de toutes leurs forces à l'industrialisation sous n'importe quelle forme. Et le pays s'est trouvé ainsi engagé dans un mou­vement qui, ne tenant compte ni de la stabilité sociale ni de rien de ce qui est indispensable au progrès ordonné d'une collectivité, l'a conduit à grande allure au chaos où il se débat sans beaucoup d'espoir depuis quatre ans. Et de gagne-petit que nous étions au temps de la prospérité, nous sommes devenus chômeurs et miséreux au temps de la crise.

 

Or la richesse croissante de ces entreprises, leur développement synchronisé sur celui des villes; puis leurs raccrochements successifs et finalement, par voie d'intégration ou de simples tripotages financiers, leur formation en monopoles qui, éten­dant leurs prises aux branches les plus diverses des affaires, ont désormais le pouvoir d'orienter à leur guise la vie économique de la collectivité — l'hégémonie, en un mot, de ces entreprises ne pou­vait aller sans la diffusion parallèle de l'anglais, sans l'anglicisation de tout ce qui, de près ou de loin, touche aux affaires, à l'anglicisation de la rue, et même des paysages. Et cela avec d'autant plus de sûreté que la masse de notre population, pliée d'avance au culte de l'anglo-saxonisme, acceptait avec passivité, voire, avec bonheur, ce que tout autre peuple eût considéré comme une humiliation. Loin de résister, nous avons prêté nous-mêmes la main à l'anglicisation de notre territoire. Ni le souci de notre dignité, ni la perspective de notre asservissement progressif par la perte graduelle des sources de l'emploi, ni même le galvaudage stupide de nos meilleurs atouts dans un mode d'ac­tivité que l'on ne cesse, avec autant de tort d'ailleurs que de raison, d'exalter: le tourisme, rien jusqu'ici ne nous a déterminés à réagir, autrement que par une campagne sporadique et décousue de refrancisation portant sur les mots plutôt que sur la pensée, sur les effets plutôt que sur la cause du mal.

 

Et si aujourd'hui, jugeant la mesure excessive, ceux d'entre nous qu'avec dédain on appelle les patriotes s'élèvent contre le traitement indigne in­fligé à Ottawa à notre langue, contre les avanies de toute sorte que les régimes successifs nous y font subir, ils en sont réduits à des protestations verbales; ils s'exposent à ce que les violateurs de nos droits leur retournent l'argument: «Messieurs, commencez donc par vous respecter vous-mêmes». Et comment attendrions-nous des anglophones qu'ils mettent du français en ce pays, quand nous, les intéressés, nous employons à y diffuser l'anglais, à barbouiller d'anglais tout ce qui nous entoure ? Et nous aboutissons à ce résultat inattendu que notre anglomanie est en voie de compromettre le caractère essentiel de la Confédération canadienne, à savoir la dualité nationale, et de favoriser la réalisation dans les faits d'une thèse que théoriquement nous ne cessons de combattre: celle de la réserve québécoise.

 

Pays français, visage anglais : expression d'un état de choses, reflet surtout d'un état d'esprit, aboutissement lamentable d'une éducation natio­nale qui a prétendu tenir compte de tout, sauf du sujet qu'elle avait pour mission de former.

 

*     *     *     *     *

 

Non! Il n'est pas vrai que le mimétisme collectif soit une formule de progrès, économique ou autre, ni le n'importe-quoi érigé en système, une règle de vie, un principe d'éducation nationale, d'éducation tout court. Non, il n'est pas vrai, il est faux qu'un peuple doive chercher n'importe où, sauf en lui-même, des indications directrices quant au développement de sa personnalité. Il n'est pas vrai, il est faux qu'un demi-lettré, comme nous en formons, hélas! des multitudes chaque année, qui barbote dans deux langues, vaille mieux qu'un homme qui n'en possède qu'une. Le cliché est trop commode, échappé jadis, affirme-t-on, à la plume, sans doute distraite, de Montaigne, et derrière laquelle se réfugie notre paresse pour s'éviter un effort de réflexion! Nous avons fait fausse route, mais le plus triste, c'est qu'en dépit de la brutale dénonciation des faits, nous refusons de l'admettre, nous persistons dans notre erreur, nous nous entêtons même à l'aggraver. Nous nous sommes mis dans le cas de gaspiller une somme inimaginable d'énergie et des millions de dollars chaque année, pour apprendre une langue dont nous n'avons un tel besoin que parce que nous nous le sommes imposé en grande partie, et au surplus, pour fournir un argument contre nous. Car tel est bien, en effet, le retour des choses, la revanche de la réalité sur l'idéologie: nos concitoyens anglo­phones invoquent désormais notre connaissance généralisée de leur langue pour se justifier de res­treindre de plus en plus la part que la constitution du pays et la simple décence les invitent à faire au français.

 

Nous en avons assez produit, en vérité, de ces prétendus bilingues, diplômés à satiété et bouffis de prétention, n'ayant que du vague dans la pensée pour n'avoir que de l'à-peu-près dans leurs moyens d'expression, voués à perpétuité, de par leur défor­mation intellectuelle, aux fonctions de domestiques dans la maison de leurs ancêtres. L'aventure n'a que trop duré dans laquelle nous nous sommes ainsi fourvoyés, sous l'égide de borgnes acclamés rois dans un royaume d'aveugles. Si le peuple auquel nous appartenons doit survivre, qu'on le sache enfin: c'est par l'intelligence qu'il survivra. Et à cette restauration intellectuelle tout le reste est subordonné: restauration économique, restauration sociale, qui doivent le tirer de l'abjection dans laquelle il est en train de glisser. Mais nous aurons beau réformer les programmes scolaires dans le sens de la surcharge, multiplier les institutions et les heures d'enseignement; nous aurons beau verser dans les intelligences, comme dans des outres, et avec un souci de moins en moins évident de mesure, des mathématiques et de la chimie, de la physique et des sciences naturelles, de la compta­bilité et du droit commercial, de la philosophie et de l'économie politique, le tout assaisonné d'autant d'anglais que l'on voudra; tant que nous n'aurons pas entrepris de former les esprits par l'intérieur en les soumettant à une forme d'éduca­tion qui tienne compte de leur génie propre, de tout leur être, ce fatras demeurera à l'état de fatras, vague poussière jetée à la surface des cer­veaux, destinée à se volatiliser aux premiers frot­tements avec les réalités de la vie. Nous continue­rons à produire quelques rares érudits, sans relief ni personnalité, à travers une multitude de phonographes au mécanisme interchangeable à volonté; mais nous ne produirons jamais un homme cultivé ni un Canadien français digne de lui-même, digne du magnifique patrimoine spirituel qu'il a reçu en héritage. Et puisque, malgré tout, nous éprouvons encore, les jours d'exaltation patriotique, le besoin de nous proclamer «fils spirituels du pays de Bossuet, de Racine et de Corneille,» que le simple bon sens nous détermine donc enfin à nous élever de la vanité redondante à la fierté constructrice, à nous préparer des successeurs qui témoigneront de cette glorieuse filiation autrement que par de creuses paroles: par la vigueur de leur tempérament et par la puissance de leur vie.

 

L'anglomanie systématique, les trucs et les recettes brevetées pour le moulage en série des cerveaux nous ont valu des places de serviteurs dans les entreprises des autres et le rôle de porte-queue dans le défilé de la nation. En avons-nous assez de consumer ainsi le meilleur de nos énergies, de nous rapetisser et de nous avilir pour atteindre à un tel résultat ? La parole est à vous, Messieurs les éducateurs.

Retour à la page sur Esdras Minville

 

Source : Esdras MINVILLE, « L’éducation nationale. Les chocs en retour de l’anglomanie», dans l’Action nationale, Vol. III, No 4 (avril 1934) : 195-220.

 

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College