Quebec History Marianopolis College


Date Published:
2004

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

La carrière de Cartier

 

[Ce texte a été rédigé par A. D. DeCelles en 1914. Pour la référence exacte, voir la fin du texte.]

 

S'ADRESSANT un jour, en Chambre (1851), à John-A. Macdonald, son futur collègue, alors ennemi du Bas-Canada, Cartier lui lançait ce fier ultimatum : « On dit que M. Macdonald et ses amis désirent se rapprocher de nous, les libéraux; je les préviens que, si telle est leur intention, ils devront, pour que nous acceptions leur coopération, changer de principes. » Vit-on jamais appel à une alliance fait d'une façon plus dénuée d'artifice, branche d'olivier tendue à un adversaire d'une façon moins engageante ? Ce n'est pas ainsi qu'on procède d'ordinaire dans la politique. On y arrive souvent aux ententes par la voie tortueuse des compromis, comportant de part et d'autre d'étranges capitulations. Cette stratégie ne pouvait s'allier à la franchise de Cartier. Autant la diplomatie des partis cherche d'ordinaire ses moyens d'action dans les obscurités de l'équivoque, autant cet homme hors de pair, dont on honore aujourd'hui la mémoire, aimait à trouver les siens dans le grand jour de la sincérité.

 

Une alliance de Morin et Cartier avec Macdonald et ses amis semblait alors invraisemblable. Comme presque tous les députés de sa province, Sir John était entré en Chambre avec mille préventions contre les Frenchmen. Sa mentalité ressemblait à celle des représentants qui, à Toronto, en 1839, avaient voté l'union des deux provinces, à condition que le Bas-Canada ne jouirait pas des mêmes droits que son associé dans le nouvel ordre de choses. Il n'entre pas dans notre intention de faire porter à Macdonald la responsabilité de l'attitude prise, à notre égard, par cette Législature injuste presqu'à l'absurde. Mais n'est-il pas raisonnable de conclure qu'élevé dans ce milieu de fanatisme, il n'avait guère pu se soustraire à l'influence de l'ambiance quasi générale ? Au reste, il est bien avéré que, disciple d'Allan McNab, farouche sectaire, il était de coeur et d'esprit avec les « tories » qui brûlèrent le Parlement de Montréal en 1849, s'il ne fut pas un de ceux qui portèrent la torche incendiaire.

 

On voit la route qu'il dut parcourir pour se rapprocher de Cartier qui ne voulait et ne pouvait faire aucune concession. Bien en prit à Macdonald d'avoir trouvé son chemin de Damas, car, de tous les points de vue, son alliance avec le jeune député de Verchères fut féconde en heureux résultats pour le pays et pour lui. Par le fait de leur collaboration, on vit se développer le système de gouvernement qui répondait le mieux aux besoins du pays et établissait l'équilibre entre les aspirations des deux provinces. Cette conversion tourna aussi à l'avantage personnel de Macdonald. En effet, c'est l'amitié de Cartier qui l'a maintenu au pouvoir, car jusqu'à la Confédération, il n'eut qu'une minorité de députés à sa dévotion en Parlement, et dut (pour conserver son portefeuille) s'appuyer sur la forte majorité de députés canadiens-français marchant à la suite de Cartier.

 

Telle nous avons vu la franchise de Cartier à son entrée dans la vie publique, telle nous la retrouvons dans toute sa carrière. Chez lui, jamais d'ambiguïté dans la conduite, jamais de capitulation sur le terrain des principes. Cette caractéristique se doublait d'une énergie sans pareille dans l'action quand une fois son esprit pondéré, qui avait des clartés lumineuses de tout, était arrivé à une décision. Aussi, ces qualités positives lui valaient-elles une autorité qu'il portait presque à l'absolutisme dans la direction de son parti. Il fut le maître dans sa province dès les premiers jours de sa vie politique jusqu'à la fin. Sa main de fer - rarement gantée de velours - s'appesantissait sur ses adhérents souvent avec violence. Cet absolutisme ne s'imposait pas sans révolte. Aux mécontents, aux récalcitrants, sa réponse ne se faisait pas attendre : « Lorsque vous m'avez choisi comme je suis. C'est à prendre ou à laisser. » Pour ce despote, au fond plein d'une bonté compatissante, et d'un dévouement inaltérable pour ses amis, les hommes devaient être menés haut la main. Il entendait le commandement comme Richelieu obéissance passive au chef. Après quinze années de possession incontestée du pouvoir, il en était arrivé à croire à son infaillibilité. Dunkin lui reprochait un jour un excès de confiance dans son habileté administrative. « M. Cartier, lui disait-il, ne voit jamais de difficultés dans tout ce qu'il veut faire. » Et l'interpellé de répondre : « Aussi, je me trompe rarement. J'ai souvent obtenu le succès que je désirais. » Il y avait dans cette vantardise un peu de vanité qui ne frappait point ses contemporains, tenus en respect par sa puissante maîtrise, mais qui semble puérile à nos esprits refroidis. Lorsque l'on conçoit une si haute opinion de ses moyens, on devrait n'en point faire parade et la garder pour soi.

 

A cette confiance en sa personnalité s'alliait tout naturellement un bel optimisme à l'égard de la chose publique. Il a vu et prévu toute la prospérité que le développement de nos immenses ressources devait nous procurer. Jamais il n'a douté de l'avenir du Canada, même aux jours décourageants de la crise de 1849, suite des troubles politiques et du changement de principes économiques en Angleterre. Lorsque nombre de négociants anglais très importants de Montréal réclamaient l'annexion du Canada aux Etats-Unis, comme unique moyen de faire entrer le pays dans la voie de la prospérité matérielle, Cartier, lui, combattait ce projet avec vigueur.

 

Avec les qualités que nous venons d'indiquer, on conçoit qu'il fût essentiellement bien armé pour la lutte et pour imprimer la direction voulue à son parti. C'est d'ailleurs l'impression qu'il donne au Parlement, où il incarne l'action et la force. Il n'est pas, à la Chambre, éloquent au sens académique du mot. Chez lui, nul souci de la forme. Peu lui importe ce qu'il appelle lui-même la phrase et qu'il affecte de dédaigner. Mais quelle énergie dans sa parole, dans son action ! Les principales qualités du debater, de l'orateur parlementaire tel que le conçoit le système anglais, ne lui manquent pas : la clarté dans l'exposition, une argumentation serrée, appuyée sur des faits, se développant en une série de syllogismes, voilà ce qui constitue la trame de ses discours. Sa voix, sans harmonie, perçante, vibre parfois désagréable. Lorsque la discussion s'anime, l'orateur s'exalte, pivote sur lui-même, regardant tour à tour ses adversaires et ses partisans; on dirait qu'il veut dévorer les uns et animer les autres de son feu. La confiance en sa valeur le rend débordant d'optimisme, comme s'il pouvait chanter victoire au milieu du combat. C'est bien l'homme qu'il faut pour tenir serrés autour de soi les rangs d'une armée. Aussi, nombre de ses partisans ont en lui une confiance plus qu'aveugle. Lorsque Cartier n'est pas à son poste aux Communes, quelques excellents députés ministériels s'abstiennent de voter. Cette hypertrophie du moi le portait à faire peu de cas de ses partisans. Peu importe l'intelligence des soldats, pourvu que la tête du général soit bonne. Cet état d'esprit prenait aux regards des Anglais, effarés par sa furie française, les couleurs de l'audace. Alonzo Wright lui disait un jour à la Chambre : « Vous êtes semper audax - toujours audacieux  » . Et Cartier de répliquer : « Audaces fortuna juvat - La fortune sourit aux audacieux.  »

 

Si l'éloquence de Cartier n'a pas de grandes envolées, ses discours, en revanche, sont nourris de faits, et d'un homme renseigné sur tout. Quelle que soit la question dont la Chambre est saisie, sa mémoire lui fournit ce qu'il est à propos de dire dans l'espèce, lui présente le mot, la formule en situation. Grâce au fonds inépuisable d'idées générales que des lectures variées lui ont permis d'amasser, les questions de droit et d'économie politique se montrent toujours du domaine de ses connaissances. Il n'y a pas là une grande marque d'originalité, mais c'est encore un mérite peu ordinaire d'avoir su acquérir ces notions et les mettre à profit.

 

Quelle carrière étonnante que celle de Cartier et combien elle est faite d'efforts constants vers le même but : la grandeur de sa province ! A vingt-quatre ans, on le voit, à la suite de Papineau, en pleine révolte contre l'autorité. Fouetté comme Lafontaine, Viger et Perrault, par l'éloquence du grand tribun, il se laisse entraîner dans le mouvement révolutionnaire de 37 jusqu'aux jours où, les armes à la main, il suit Nelson au combat de Saint-Denis. Puis c'est l'exil avec ses misères qui ne peuvent abattre sa colère. C'est alors que, sous l'influence de la muse, plus ardente que bien inspirée, il chantait à Burlington :

 

Et moi, victime infortunée

De cette fatale journée,

Le léopard, sous sa griffe irritée,

Sans pitié, me tient mains et pieds liés.

 

De retour dans la patrie, il reprend la bataille avec Lafontaine, comme lui bien assagi, pour conquérir nos droits par des moyens constitutionnels. Sa parole, au souffle emporté, combat Sydenham et Metcalfe, et Viger, ministre de ce dernier. Dès lors, les amis de la bonne cause jettent les yeux sur l'ardent jeune homme. Ils veulent lui assurer un siège au Parlement. Son heure n'a pas encore sonné, il s'obstine à demeurer dans son bureau d'avocat où l'étude du droit et sa pratique le forment à la discussion et le préparent aux luttes de la tribune. Il n'est que l'auxiliaire des hommes au pouvoir, mais un auxiliaire qui souvent dirige avec une voix qui sait se faire écouter. L'année 1848 le voit entrer à la Chambre d'Assemblée où sa place est marquée dès lors au premier rang. Sa forte personnalité s'affirme, son autorité s'étend tout naturellement, sans conteste, comme le jour où, sans être chef reconnu, il en prend le ton pour apostropher si crânement Macdonald et les tories du Haut-Canada. Enfin, Etienne Taché lui remet (1855) le portefeuille de Secrétaire-Provincial, et plus tard (1857) lui laisse sa succession à la tête du Bas-Canada.

 

De cette date à la Confédération, c'est pour Cartier la vie intense. Partout son activité fait oeuvre utile. Son labeur a été dès lors incessant et son oeuvre considérable. Le pays en a recueilli les fruits. Pour ne parler d'abord que de notre province, c'est à Cartier qu'elle doit, dans une mesure considérable, le règlement de la tenure seigneuriale, la codification des lois françaises, la réforme de nos lois d'enregistrement des hypothèques, complétée par le cadastre de la province, et la loi qui donne l'existence civile aux paroisses érigées canoniquement.

 

Notons que cette dernière loi vint parfaire l'organisation de l'Eglise comme société indépendante et lui assurer la plénitude de sa liberté. En deux mots, voici la teneur de cette loi. Lorsque l'évêque d'un diocèse désire établir une nouvelle paroisse, il l'érige canoniquement. Or, d'après cette loi, le décret épiscopal entraîne, au moyen d'une procédure très simple, l'existence civile de la nouvelle société religieuse. En faisant accepter cette loi par le Parlement, Cartier se flattait d'avoir rendu un grand service à l'Eglise et il s'en montrait très fier.

 

Chose singulière, il n'y a que peu de personnes dans la province de Québec qui connaissent ce fait, dont il tirait gloire à bon droit.

 

Il serait injuste de lui attribuer le mérite exclusif du règlement de la tenure seigneuriale. On s'en était occupé, à différentes reprises, depuis cinquante ans. L'ancienne Chambre d'Assemblée du Bas-Canada en avait fait la matière d'une enquête. Mais cette affaire se présentait avec tant de difficultés qu'on avait fini par la regarder comme insoluble. Comment concilier les droits acquis des seigneurs avec les prétentions des censitaires résolus à tout abolir ? Tel était le noeud gordien de la situation. Lafontaine, Drummond et Cartier s'ingénièrent à le trancher et y réussirent; mais ce ne fut qu'après de longs tâtonnements, tant il y avait d'intérêts à ménager. Dans tous les cas, les adversaires politiques de Sir Georges faisaient remonter jusqu'à lui la responsabilité de la loi qui fut votée par le Parlement en 1854, si nous en jugeons par les attaques dont il fut l'objet à ce sujet. De plus, il paraît hors de doute que son esprit pratique a grandement aidé à effectuer le compromis accepté par les intéressés et dont la postérité a depuis longtemps confirmé la sagesse.

 

La décentralisation judiciaire, qui semble aujourd'hui avoir été poussée trop loin, constituait aussi une importante réforme. Elle rendit l'administration de la justice plus facile et moins onéreuse, en augmentant le nombre des tribunaux sur les points du pays éloignés de Montréal et de Québec, seuls en possession jusque-là de cours de justice.

 

Il a également été donné à Cartier d'attacher son nom à une grande réforme, dont l'idée première lui est bien personnelle. Avant 1866 [le texte original stipulait 1864], date de la promulgation du code civil, le chaos régnait dans l'ensemble de nos lois. N'était-il pas urgent de faire pénétrer les clartés de l'ordre dans l'obscurité de la coutume de Paris et des ordonnances des rois de France modifiées par nos législateurs ? La codification de notre droit civil, décrétée par Cartier et confiée à des juges et avocats éminents, allait ouvrir, sur les ruines d'un dédale, un édifice large et bien éclairé. Si le code civil est utile aux Canadiens français, quels services ne rend-il pas aux Anglais de notre province ? Il n'est personne aujourd'hui dans le monde judiciaire qui ne bénisse la belle inspiration de notre homme d'Etat. Par gratitude ne devrait-on pas dire le Code Cartier, comme on dit le Code Napoléon ? Or, Sir Georges opéra cette réforme, si bienfaisante, malgré l'opposition des avocats du temps et d'un grand nombre de juges. C'est à ce sujet qu'il dit, en Chambre, « qu'il passerait par-dessus les juges et les avocats, pour rendre service aux futurs disciples de Thémis, et aussi aux Anglais, appelés à étudier notre droit ». Personne ne conteste aujourd'hui l'utilité de la codification. Ses regards portaient bien au-delà de l'horizon visible à ses contemporains.

 

L'oeuvre la plus importante à laquelle Cartier prit part est, sans contredit, celle de la Confédération des provinces anglaises de l'Amérique du Nord. Il ne s'agit plus ici d'un projet de chemin de fer, d'une entreprise qu'une loi crée et qu'une autre peut faire disparaître, mais d'asseoir une oeuvre permanente sur une constitution nouvelle. L'avenir de tout un peuple est en jeu dans cette circonstance, et la responsabilité ordinaire de l'homme d'Etat s'augmente et s'aggrave des périls à prévoir pour les éviter et des intérêts à sauvegarder d'une façon intangible. Ce n'est pas une mince affaire que de changer la situation politique d'une nation, lorsqu'il faut demander à l'inconnu des garanties aussi grandes que celles du présent, mettre en balance les avantages qu'on cède et ceux que l'on se propose d'acquérir.

 

Si tous les hommes publics de l'époque, réunis à Québec, virent, dans la concentration des forces éparses, le moyen de constituer un Etat puissant sur les fondations des petites provinces faibles dans leur isolement, cette unanimité de vues disparut quand il s'agit de la forme à donner au nouveau régime. Pour le plus grand nombre, un Parlement unique pouvait répondre aux nécessités administratives et économiques du pays. Tout autre fut l'avis de Cartier, qui ne fit pas mystère de son opposition irréductible à une union législative. De son point de vue, il convenait d'organiser le nouvel Etat sur les bases du régime fédératif, afin de laisser à chaque groupe son autonomie dans les matières essentielles à son existence provinciale. Le concours du Bas-Canada à l'oeuvre de l'union était à ce prix. Après force discussions, la majorité, en face de l'attitude dé terminée par Cartier, finit par se rallier à son idée, de sorte qu'il est permis de dire que, si le projet d'unir les provinces anglaises ne lui appartient pas en propre, celui de la forme à donner au gouvernement est bien à lui. Il a déclaré, en plein Parlement, que, pour la majorité des délégués, y compris Sir John-A. Macdonald, il aurait suffi de substituer aux législatures provinciales un seul Parlement investi de tous leurs pouvoirs. L'identité du droit civil, en dehors de Québec, et la communauté de langage facilitaient l'union législative. Mais les Bas-Canadiens devaient y répugner, car leurs institutions y auraient été en péril. La grande perspicacité de Cartier lui fit voir dans cet état politique le danger qu'il cachait. N'avait-il pas de plus à redouter l'obstacle contre lequel serait venue se heurter et se briser son influence, s'il eut tenté de faire accepter par les siens, déjà prévenus contre tout changement, un projet aussi plein de menaces pour leur avenir qu'une union législative ?

 

Cartier fut essentiellement un homme pratique, il s'en vantait. « Moi avocat, disait-il, je suis l'aboutissant de plusieurs générations de négociants. » Il avait le sens des réalités, qualité rare chez nous, où les hommes à la parole facile sont si nombreux et la pénurie de gens entreprenants si marquée. Aussi cet article de son programme « Ma politique est une politique de chemins de fer » réflète-t-il bien sa mentalité. Les chemins de fer, il en a tracé le parcours. Avant lui, il n'en existait presque point. En 1852, il présente la charte du Grand-Tronc, première grande artère qui allait de l'océan Atlantique à l'Ouest alors habité du Canada et qui donnait au pays un port de mer (Portland) ouvert toute l'année. Puis, après la Confédération, le Canada construit l'Intercolonial pour unir, de fait comme de nom, les quatre provinces anglaises. C'est un projet d'intérêt général décidé à l'unanimité au conseil, mais il y eut dissidence quant à son parcours. La majorité incline à le diriger vers Halifax par le chemin le plus court en le faisant courir de la Rivière-du-Loup à Halifax. Cartier plaide pour le faire passer le long du fleuve, par les comtés de Rimouski, de Gaspé et de Bonaventure, et il l'emporte. Sans sa volonté énergique, cette immense région attendrait encore une communication par voie ferrée avec le reste du pays. C'est le même attachement aux intérêts de sa province qui l'avait engagé à réclamer la construction du Grand-Tronc, de Richmond à Québec, et plus tard jusqu'à la Rivière-du-Loup, contre le gré des promoteurs de l'entreprise.

 

Et cependant, on l'accusait de vouloir angliciser les Canadiens. «L'honorable député ne sait-il pas combien j'ai dû travailler, combien j'ai dû lutter contre certains préjugés pour obtenir que le chemin du Grand Tronc passât par le Bas-Canada ? Je voulais par ce moyen enrichir mes compatriotes, augmenter la valeur de leurs terres et faciliter la colonisa­tion », répondait-il un jour à un député qui avait dirigé contre lui cette accusation que tant de faits venaient réfuter.

 

Un homme qui marque en politique doit s'attendre à toute espèce d'attaques au court de la bataille. Si la valeur d'un homme se mesure à la violence de l'assaut qu'il subit, celle de Cartier se montre éclatante. Un proverbe arabe ne dit-il pas que « l'on ne jette des pierres que dans les arbres chargés de fruits » ? Jamais chef de parti ne vit pareille avalanche d'injures et de calomnies s'abattre sur sa tête. Il n'en avait cure et faisait blanc de son épée sans compter les coups portés ou reçus.

 

Chose singulière, curieux phénomène, rien n'a autant contribué à consolider son emprise sur le Bas-Canada que l'agression si violente dont il fut l'objet. D'un côté, c'étaient les fanatiques de l'Ouest qui le prenaient à partie - les fanatiques conduits par George Brown, l'insulteur de nos institutions et de notre foi. « Cartier nous gouverne, Cartier est l'instrument de la hiérarchie, il faut l'abattre », s'écriaient-ils. No french domination ! tel était leur cri de guerre. Aussi réclamaient-ils pour nous écraser la prépondérance en Parlement, au moyen de la représentation d'après le nombre. L'intransigeance de Cartier en face de cette prétention était poussée aux extrêmes limites. Céder sur ce point, ç'eut été nous livrer pieds et poings liés à l'influence de la province occidentale, dont la population, supérieure en nombre à celle de sa voisine, s'augmentait par l'immigration venant des Iles britanniques. L'instinct de conservation ralliait tout naturellement les Canadiens français autour du drapeau de Cartier; symbole de la résistance aux ennemis de leur foi et de leur nationalité. Et c'était là pour lui un élément de force.

 

Les vues des radicaux de notre province - vues plutôt antipathiques aux Canadiens français - venaient d'autre part renforcer Cartier. Il serait injuste de poser tous nos libéraux en héritiers de ces doctrinaires de 1849 qui, s'inspirant des principes des révolutionnaires de France, s'étaient déclarés les adversaires de l'Eglise et réclamaient l'annexion du pays aux Etats-Unis, une magistrature élective, un parlement annuel, une réforme de l'instruction publique dans le sens radical.

 

Beaucoup de libéraux entendaient seulement combattre Cartier sur le terrain économique ou politique. Mais le parti libéral ne comptait-il pas dans ses rangs des hommes comme Dorion, l'enfant terrible, les Dessaulles, les Doutre, dont l'anticléricalisme s'affichait hardiment, et tous les membres de l'Institut Canadien condamné par Mgr Bourget ? II était assez difficile de faire le départ entre les libéraux acceptables et les autres. La promiscuité compromettait bon nombre de libéraux qui ne voulaient être tels qu'au sens politique seulement. Puis, dernière tare, celle-là d'une importance non atténuée, ne marchaient-ils pas au combat associés à George Brown, dont l'alliance, fâcheuse pour Dorion et ses adhérents, leur avait imposé la représentation d'après le nombre, système qui aurait établi l'hégémonie du Haut-Canada ? Jamais opposition à un homme public ne fut plus bienfaisante que celle qui combattait Cartier. Redoutable dans ses visées à tous les points de vue, elle le constituait homme indispensable, sauveur permanent de la patrie.

 

Eu 1872, Cartier eut la satisfaction de voir les jeunes libéraux répudier les idées des anciens pour se rapprocher du programme conservateur. De même que Macdonald, vingt ans plus tôt, avait évolué vers ses principes, de même M. Jetté, Mercier et leurs amis, sentaient qu'il fallait rompre ouvertement avec le radicalisme. Cartier fut le témoin de cette double conversion, s'il ne l'a pas effectuée. A tout événement, elle le servit d'une façon merveilleuse.

 

L'oeuvre de Cartier a été d'une grande et solide envergure; elle lui survit. La génération actuelle en recueille les bienfaits qui se prolongeront indéfiniment dans l'avenir. Il fallait plus qu'une intelligence ordinaire pour l'accomplir. Lorsqu'on l'envisage, avec les lumières que le temps a répandues sur les grandes réformes auxquelles il a donné sa part d'impulsion, on reste étonné du rôle immense et difficile que cet homme a tenu. « Je ne connais personne parmi nos hommes publics, me disait naguère une des sommités de notre monde politique, qui aurait pu résoudre le problème de l'union des provinces avec la maîtrise que Cartier a mise au service de cette entreprise. La plupart auraient reculé devant ces difficultés ou auraient été écrasés sous leur poids. » Son courage et son habileté, soutenus par un optimisme invincible, arrivaient toujours à la hauteur des situations les plus hérissées d'obstacles. Est-il étonnant que l'usure des forces vitales se soit produite si tôt dans sa constitution, pourtant robuste ? La lame a usé le fourreau avant l'heure !

 

C'était un caractère et une conscience; le premier le tint toujours inflexible dans la voie du devoir, la seconde lui inspira un désintéressement dont nous devons d'autant plus lui tenir compte qu'il semble se faire plus rare. On ne saurait trop propager le souvenir et le culte des hommes dévoués avant tout, comme Cartier, à la religion et à la patrie.

 

En élevant un monument à Sir Georges, la postérité ne fait qu'acquitter, dans un élan d'admiration et de reconnaissance, une dette due depuis longtemps, une dette sacrée. A M. Villeneuve reviennent l'honneur et le mérite d'avoir compris que l'heure était venue de rajeunir, en Cartier, une renommée trop tôt vieillie et qui devait demeurer stable et fraîche dans le souvenir de ses obligés, c'est-à-dire de tous ses concitoyens. Il était temps que la gloire - ce soleil des morts ! - vînt, par une oeuvre artistique, répandre ses rayons sur un nom vraiment digne de toujours vivre.

 

Source : Alfred D. DeCELLES, « La carrière de Cartier », dans Revue canadienne , Nouvelle série, No 3 (septembre 1914) : 212-224. Article transcrit par Christophe Huynh. Révision de Claude Bélanger. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées dans le texte. Le formatage du texte a également été modifié.

 

 
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College