Quebec History Marianopolis College


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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Les Discours de Cartier

 

 

[Ce texte a été écrit par Émile Chartier en 1914. Pour la citation exacte, voir la fin du document.]

 

ON connaît le mot profond de Berryer, qui vaut tout un traité de rhétorique : « Messieurs, je vous apporte mes idées ; c'est vous qui faites mon discours ». A en juger par la collection Tassé (1), Cartier eût pu s'appliquer la première partie de la sentence, non la seconde.

 

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Ses discours ne sont pas faits par son auditoire. Ils ne le sont pas davantage par lui. Il l'a avoué. (402) : « Ceux qui me connaissent savent bien que je n'ai pas la prétention d'être orateur ».

 

Dans la plupart de ses harangues on chercherait vaine­ment un plan. Pourtant, l'art du plan est éminemment français ! Tantôt il se contente d'une chaîne historique, comme il le fit le 30 octobre 1866 ; tantôt il suit pas à pas l'adversaire qui l'a précédé : ainsi en fut-il le 15 mai 1872. Presque toujours, il se borne à exposer brièvement, au moyen d'une simple juxtaposition, les motifs qui militent en faveur de ses projets de loi. Plus souvent encore, il explique les résolutions soumises à l'assemblée.

 

Dans ce cadre, aucune nuance n'établit la transition d'une couleur à l'autre. Le célèbre « parlons maintenant » relie à peu près seul les parties entre elles. Comme pour accentuer davantage le défaut de suite, les digressions topiques pullulent (371-2, 573-5, 623, 728). Le discours du 23 décembre 1869 est un modèle de désordre.

 

Là même où les pensées se suivent, elles ne brillent guère par l'originalité de l'expression. Toutes les impropriétés, toutes les incorrections chères à nos orateurs de tribune s'y sont donné rendez-vous. L'esprit est loin d'être totalement absent. Ça et là cingle le fouet de l'ironie. Une certaine délicatesse se fait jour par instants : deux fois, à la suite d'un orateur français, Cartier déclare qu' « une assemblée sans dames est un printemps sans roses ». Mais la raideur, la rudesse même à l'égard de ses adversaires ont vite fait oublier ce charme d'un instant. Le sentiment, la grande arme du causeur public, il ne sait pas non plus le manier. Entendez-le parler de M. Granet, de M. Bayle, de Norbert Morin : l'orateur constate, il affirme, il ne s'émeut pas ni il n'émeut.

 

La force de Cartier n'est donc pas là. Elle est plutôt dans la clarté de l'exposé ; dans l'abondance et la précision de la documentation. Il prend plaisir à indiquer ses sources (567, 746). Il entasse les uns sur les autres les souvenirs historiques, ceux surtout qui ont plus de rapport avec son pays. Comme pour Démosthène, les faits sont pour lui la base de l'argumentation. Il les accumule, les condense, les reprend, les retourne sous toutes leurs faces. A peine une image les éclaire-t-elle parfois, ou encore une comparaison peu nouvelle (182, 360, 395, 402, 428, 510, 515, 639, 660) : à deux reprises, la Confédération lui apparaît comme un arbre dont les Provinces Maritimes seraient les branches, Québec et Ontario le tronc, l'Ouest les racines (542).

 

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Malgré cette indigence, la lumière finit par jaillir à travers le boisseau, parce que toujours les faits s'illuminent d'une grande idée. Les idées de Cartier ! Personne, pendant toute cette période tourmentée, n'en eut de plus solides ou de plus vastes que les siennes.

 

On ne le croirait pas parfois. Les souvenirs personnels, que négligent les vrais hommes d'Etat, sont nombreux dans ses harangues : le discours du 30 octobre 1866 est expressif à cet égard (641-2, 711). Quand il parle du gouvernement (212, 294), c'est encore à lui-même qu'il pense ; de même, lorsqu'il semble s'exprimer au nom de son parti, « le grand parti libéral-conservateur (273, 772, 774-5) ».

 

Néanmoins, aucun de nos parlementaires n'a poussé aussi loin que lui le souci de l'intérêt général, la passion pour son pays.

 

Ce pays, c'était d'abord sa race sans doute, la nationalité canadienne-française. A l'encontre d'oppositions trop peu généreuses, il en a revendiqué avec une légitime fierté les titres de gloire (212, 240, 390, 417, 489, 541, 650). Il en a défendu les convictions religieuses avec une ardeur qui, dans la question des zouaves pontificaux, lui mérita les applaudissements même de nos ennemis (578-9). De son propre catholicisme il a fait, à maintes reprises, une protestation nullement équivoque (v. g. 513-4). Il fallait un certain courage, à pareille époque, pour démontrer et faire admettre que le Haut­Canada ne pouvait pas plus se passer du Bas-Canada que le Bas du Haut. Aucune assertion chez Cartier n'est plus fréquente ni mieux étayée.

 

Au-dessus de sa race pourtant il sut mettre cet immense territoire du Canada actuel, avec ses populations si disparates, si différentes de moeurs, de langue et de croyances. Au lieu d'alimenter les sources inévitables de discorde ainsi ouvertes, il n'eut rien plus à coeur que de les tarir, d'assurer la bonne entente mutuelle. Une fois seulement, il consentit que l'on sacrifiât le droit des unes au profit des autres (2). Il lutta, partout ailleurs, pour assurer à chacune la plus grande somme de libertés. En dépit de sa préférence pour sa propre nation, il aima, et il le redit souvent, toutes les races d'un même amour. Les minorités surtout eurent part à ses préoccupations (422, 434) ; la constitution préparée pour Québec montre assez la largeur de ses vues.

 

Ces principes, il les soutint jusqu'au bout. Qu'on se rappelle son assertion : « Des militaires la devise est : Mourir pour la patrie. Quelle doit être la devise de l'homme d'Etat ? Tiens ta parole jusqu'à la mort (514) ». Sa parole, il la tint. Ses actes attestent son zèle à procurer le bonheur de son pays .

 

Il le voulut heureux et grand politiquement. C'est pour­quoi il s'opposa toujours à la recherche d'une indépendance inopportune (623), d'une annexion plus malencontreuse encore (625). C'est pourquoi il condamna de toutes ses forces l'impérialisme bâtard (680, 715), tout autant que l'esprit purement démocratique cher aux Américains (712). La constitution de ce dernier pays surtout lui inspirait une horreur profonde : il ne cessa de la traduire dans ses discours (348, 413-4, 425, 465, 498, 535, 558, 584, 636, 656). Pour lui, la condition essentielle de la viabilité politique était l'union harmonieuse du principe monarchique et du principe démocratique. On ne saurait mieux définir l'esprit du pacte fédératif.

 

La Confédération, on l'a dit assez, fut l'oeuvre de sa vie. Ce fut son rêve de reconstituer, en deçà de la ligne quarante-cinquième, l'empire fondé par son ancêtre Jacques Cartier (514, 527, 540). Il n'eut de cesse qu'il n'eût soudé, en un seul bloc territorial, le Nord et le Sud, l'Est et l'Ouest. Il soupira le jour où, après avoir uni quatre provinces sous un même gouvernement central, il signa enfin les résolutions qui créaient les deux provinces nouvelles du Manitoba et de la Colombie britannique. Ce jour-là, le Canada s'étendait vraiment de l'Atlantique au Pacifique, de la Mer Glaciale aux Grands Lacs. Cartier pouvait crier All aboard for the West ! après avoir reconnu, dans cet Ouest, l'avenir (558).

 

Il ne l'eut pas été, à son sens, si la Confédération nouvelle n'eût possédé, avec les ressources propres pour sa défense, ses propres moyens de transport. La prospérité économique et la puissance militaire complétaient à ses yeux, en la garantissant, l'unité politique. Là-dessus, ses idées étaient nettes et fermes : « La meilleure politique d'un gouvernement n'est pas 'd'avoir' beaucoup d'argent de reste ; mais de savoir tirer bon parti de son argent (640) » - « La prudence nous conseille de ne pas demeurer désarmés ; fourbissons nos armes sauf à ne jamais nous en servir ; ne pensons jamais qu'à nous défendre, non à faire des conquêtes (712) ». Aussi insiste-t-il sur sa théorie des quatre éléments indispensables à la vie d'une grande nation (377, 394, 403-4, 414, 450, 566, 704).

 

De cette conviction procéda sa campagne incessante en faveur du développement de nos canaux, ceux de Trent et du Sault-Sainte-Marie en particulier. Il a défini lui-même son action « une politique de chemins de fer ». Non seulement il a prévu l'époque où l'Européen franchirait en six jours le Canada de l'est à l'ouest ; il a dépensé le meilleur de son activité à l'expansion de nos voies ferrées. Le Grand-Tronc et le Pacifique-Canadien sont redevables, surtout à ses calculs, à la justesse de ses prévisions, à l'insistance de sa parole, des subventions qui en ont fait de véritables transcontinentaux. Sa lutte pour l'abolition du régime seigneurial et pour la transformation de la tenure des terres dans les Cantons de l'Est s'inspira des mêmes préoccupations. On sait, quel succès il y obtint et quelle reconnaissance les censitaires surent lui en marquer, lors des banquets de Sherbrooke et de Lennoxville entre autres.

 

Pourtant, Cartier ne fut un intransigeant ni dans sa campagne économique ni dans sa propagande militariste. Sa loi de milice est si bien comprise qu'on ne s'en est guère départi depuis lors. Seulement, il eut le soin d'affirmer toujours que les camps de Niagara et de Laprairie par exemple n'étaient pas un rempart pour l'empire, mais une protection contre les dangers qui menacent nos propres côtes. Il lutta pour l'établissement comme pour le maintien du traité de réciprocité conclu en 1854 ; mais il sut concilier, avec ces vues saines de libre-échangiste, un souci constant de protéger nos industries nationales. Les appels de Cobden et de Goldwin Smith lui inspirèrent toujours une profonde répulsion.

 

Pour Cartier, l'expansion économique et le déploiement militaire devaient céder le pas au progrès intellectuel. Il s'est vanté souvent des efforts qu'il fit pour améliorer les lois de l'instruction publique de 1841 et 1846. Il eut raison. La nomination du docteur Meilleur à la surintendance de nos écoles rurales, l'ouverture des écoles normales, l'augmentation des crédits pour les fins d'éducation furent en grande partie son oeuvre. Et son propre esprit de travail ne fut pas un mince exemple pour les générations qui le suivirent. En voyant cet homme, issu de la race dite inférieure, finir, par commander l'admiration de l'Angleterre elle-même à force de patience au labeur, elles comprirent que le travail, chez nous comme ailleurs, est la vraie clef du succès.

 

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Le succès, Cartier le dut surtout aux qualités éminentes dont la trace est imprimée sur chaque page, de ce recueil. Elles constituent dans leur ensemble un caractère tel que peu de nos hommes publics, s'il en est seulement un autre, en ont possédé un pareil.

 

Son caractère est fait avant tout d'une audace sans bornes, d'une persévérance sans relâche. Une fois convaincu de la justice d'une cause ou de l'opportunité d'une mesure, il n'en démordait plus. Lui-même a insisté à plusieurs reprises sur cet aspect de son tempérament (527, 534, 560 , 562, 573, 611, 635, 638, 642, 646, 670, 692, 711, 718, 719, 722, 738, 772). « Vous êtes un audacieux ! » lui crie un député. Et Cartier de répondre : Audaces fortuna juvat. Les faits confirmaient la vérité de son dire. A son dernier départ pour l'Angleterre, le cri de la vapeur l'interrompt. Il fait remarquer joyeusement : « Voici une interruption ; mais vous savez que les interruptions ne me dérangent pas (779) ». C'était vrai. Au plus fort de la tempête, jamais il ne lâcha la barre qu'il n'eût atteint à bon port. Les calculs les plus extravagants pour l'époque, les projets les plus fantastiques, les mesures les plus impopulaires ne lui faisaient pas peur. Il s'est glorifié à juste titre de ce que, s'il avait finalement opté pour le ministère de la milice, c'est que ce poste comportait une responsa­bilité plus lourde que les autres.

 

Cette médaille eut son revers. Les embarras que lui suscitaient ses adversaires ne le firent jamais sortir de ses gonds. Aux pires attaques il répondit le plus souvent par le silence du mépris. Parfois néanmoins il eut, à l'égard de certains d'entre eux, Turcotte, Holton, l'actuel Sir L. A. Jetté, les Dorion surtout, celui de Montréal et l'autre, l'enfant terrible, des paroles amères, des expressions peu parlementaires. Elles lui furent arrachées sans doute par l'impatience du moment, mais n'altérèrent jamais la sérénité de ses aperçus ni ne diminuèrent la largeur de ses vues.

 

C'est là encore, cette ouverture d'esprit et cette condescendance pour toute opinion respectable et motivée, l'un des traits les plus frappants de son caractère. Bien des fois il vota avec ses adversaires et appuya même leurs résolutions. D'autre part, il crut de son devoir de ne soumettre à personne son jugement dans les questions libres. Son exposé du rôle d'un ministre dans un gouvernement constitutionnel est l'un des plus exacts et des plus lumineux qui soient. Il se termine par une métaphore, chose rare chez Cartier : « Quand il y a une tempête sur l'océan, le navire serait ballotté en tous sens s'il n'était pas habilement gouverné. C'est au pilote seul à diriger ; si le pilote fait bien son devoir, il pourra vaincre la tempête et sauver le vaisseau (402) ». Cette confiance en soi, faite de la confiance que les autres avaient en lui, explique son alliance avec Sir John Macdonald comme avec George Brown, son farouche ennemi. Elle se justifie par sa préoc­cupation constante de rendre justice à tous. On vit bien qu'elle dominait chez lui quand, sollicitant une subvention pour payer aux seigneurs du Bas-Canada l'indemnité, il réclama du même coup un octroi qui permît aux municipalités du Haut-Canada de rembourser leurs emprunts. Comme on le devait ; on lui accorda l'un et l'autre.

 

On les lui accorda, comme on lui accorda toujours tout ce qu'il demandait. C'est que, si l'on avait l'assurance qu'il ferait bon emploi de la concession, l'on sentait surtout la valeur des raisons qui l'appuyaient, la compétence du quémandeur. Nous avons eu dans nos Chambres des spécialistes de l'instruction publique comme Chauveau, des professionnels de la finance comme Galt ; des esprits universels, capables de se jouer avec les questions de tarif, de transport, d'agriculture, de colonisation, de milice, d'éducation et de législation, notre Parlement n'en a jamais compté, croyons-nous, qu'un seul. Celui-là, c'est Cartier. Il faut le voir faire danser les capitaux et les intérêts sous les yeux ébahis de son auditoire, leur ouvrir des perspectives sur l'avenir, disséquer comme un médecin les projets soumis, recourir à l'histoire du passé pour éclairer le présent et retrouver dans sa mémoire l'incident par où s'explique l'erreur d'une délibération qu'on lui objecte. Il a pu dire : « Tel que vous me voyez, je suis une espèce d'homme de loi qui s'occupe de politique et de commerce (643) ». Il s'est défini incomplètement ce jour-là. Cartier est le maître parlementaire de son temps, qui s'emploie à rendre meilleur l'avenir en s'appuyant sur l'exemple du passé et les leçons présentes des nations étrangères ou voisines.

 

En somme, pour autant que ces Discours sont de lui, ils révèlent un homme qui a droit à tous les hommages qu'il s'est rendus ou qu'on lui a rendus (245, 265, 429, 491). Citoyen britannique parlant français, fier de sa langue (400) comme de sa foi (201-5, 256, 264), âpre à défendre nos droits comme à protéger ceux des autres, Cartier y apparaît un piètre orateur il est vrai, mais du moins un homme d'Etat, le plus grand sans doute dont s'honore non pas seulement le Canada français, mais la Confédération tout entière.

 

 

(1) Discours de Sir Georges Cartier (in-4, 817 pp., Montréal, Senécal, 1893). - Il faudrait être entreprenant pour essayer de découvrir les qualités oratoires de Sir Georges Cartier. Celui-là le serait plus encore qui les rechercherait dans la compilation de Tassé. L'éloquence de Cartier, si elle exista, dut se déployer au barreau ; nous ne possédons que ses discours politiques, surtout parlementaires. Encore, le texte n'est-il pas celui mê­me du grand homme ; la pensée y filtre à travers la plume des correspondants de nos journaux, sans que l'on puisse toujours y démêler ce qui est de leur cru, ce qui ne l'est pas. Dès lors, il est impossible d'en conclure à la présence ou à l'absence d'un tempérament oratoire.

 

(2) Nous songeons à sa conduite dans la discussion de la législation scolaire du Nouveau-Brunswick. Des prévisions incomplètes avaient empêché les organisateurs de la Confédération de consacrer comme un droit légal un droit naturel. Cartier crut, mais à tort évidemmment, qu'il y avait là un mur insurmontable. M. Monk buta sur la même erreur dans l'affaire du Keewatin.

 

Source : Émile CHARTIER, « Les discours de Cartier ». Revue canadienne , Nouvelle série, Vol. XIV, No 3 (septembre 1914) : 281-288. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées dans le texte. Le formatage du texte a également été modifié. Article transcrit par Christophe Huynh. Révision Claude Bélanger.

 

 
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