Quebec History Marianopolis College


Date Published:
2004

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Cartier et la Confédération

 

 

[Le texte a été rédigé par Thomas Chapais en 1914. Pour la référence exacte, voir la fin du texte.]

 

PARMI les titres de Sir Georges-Etienne Cartier à l'admiration de la postérité, celui qui est le plus fréquemment rappelé, en cette année de son glorieux centenaire, est la fondation de la Confédération canadienne. Et c'est justice. Sans doute l'illustre homme d'Etat ne fut pas le seul ouvrier de ce grand oeuvre. Mais il en fut probablement le plus efficace. Et l'on peut affirmer que, sans lui, sans son concours, sans son action énergique et persistante, l'union fédérale des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale n'aurait pas été conclue.

 

Comme on le sait, l'une des principales raisons de ce mémorable événement constitutionnel fut l'antagonisme entre le Haut et le Bas-Canada, causé par la question de la représentation proportionnelle à la population. Sous le régime de l'Union, inauguré en 1841, les deux provinces canadiennes avaient chacune un nombre égal de représentants dans l'Assemblée législative. Le Bas-Canada comptait cependant alors une population beaucoup plus considérable que celle du Haut­Canada. Mais au bout de quelques années, grâce à l'immigration des Iles britanniques, ce dernier avait acquis la supériorité du nombre. Et dès ce moment commença l'agitation pour un changement de représentation. Un homme doué d'un incontestable talent et d'une âme passionnée, George Brown, se fit le soutien du principe : la représentation d'après la population. Il souleva l'opinion du Haut-Canada par ses déclamations ardentes. Il dénonçait avec véhémence l'injustice dont souffrait sa province; et la vraisemblance du grief donnait beaucoup de force à ses revendications. Lorsque les Haut-canadiens l'entendaient leur dire : «  Vous avez deux cent mille âmes de plus que le Bas-Canada, et cependant vous n'êtes représentés que par soixante-cinq députés, comme lui », ils ne pouvaient s'empêcher de ressentir cette disproportion comme une iniquité et un outrage, et de croire à cette french domination dont on leur faisait un épouvantail. Ils ne se disaient pas qu'au début de l'Union, c'étaient précisément les Canadiens français qui étaient dans cette position qu'avec une population bien plus considérable, ceux-ci ne s'étaient vu attribuer alors qu'un nombre de représentants égal à celui du Haut-Canada. Ils ne comprenaient pas surtout, ou ne voulaient pas comprendre, que la constitution de 1841 avait institué une sorte de dualisme dans le gouvernement du Canada, et qu'il y avait un principe fédéral à la base de ce régime. Malheureusement, ce principe n'était pas nettement posé. Il avait été souvent perdu de vue au milieu des conflits politiques. Les partis en avaient tour à tour nié l'existence.

 

Mais cela n'empêchait pas que le Canada uni ne fût composé de deux provinces distinctes, nettement délimitées; que, pour les fins de l'administration de la justice et de l'instruction publique, il avait deux organismes séparés ; qu'il comptait deux procureurs-généraux et deux surintendants de l'éducation, pour le Haut et le Bas-Canada respectivement ; et que les différences de religion, de nationalité, de traditions, d'institutions, rendaient nécessaire l'égalité de représentation entre les deux provinces, malgré la disproportion de leur population.

 

Tout cela constituait une situation anormale et embarrassante. En théorie, le principe de la représentation d'après la population pouvait paraître juste; en pratique, il était inadmissible. Nul ne fit ressortir cette impossibilité avec plus de force que M. Cartier, au cours des débats provoqués périodiquement sur cette question par M. Brown et ses parti­sans. Dans un discours prononcé le 9 juin 1858, il disait :

 

« Le Haut-Canada a-t-il conquis le Bas-Canada? Si non, en vertu de quel droit peut-il demander la représentation basée sur la population dans le but de nous gouverner ? Chacun sait que l'union des deux provinces a été imposée au Bas-Canada, qui n'en voulait à aucun prix. Mais le Bas­Canada a fait fonctionner l'Union loyalement et sincèrement, avec la détermination de la maintenir sur la base actuelle... Lorsque l'Union fut consommée, le Bas-Canada avait au moins 200,000 âmes de plus que le Haut-Canada. Un député du Haut-Canada, M. Bowlton, présenta un bill en 1849, pour établir la représentation sur la population, et l'honorable M. Papineau, l'un des chefs du Bas-Canada, lui donna son appui. Mais, à part deux ou trois, que firent les députés bas-canadiens ? Ils s'opposèrent au bill. Que voulaient-ils ? Travailler au bon fonctionnement de l'Union... Pour appuyer sa thèse en faveur de la représentation basée sur la population, l'honorable député de Toronto nous a dit que le Haut-Canada avait une population plus considérable que le Bas-Canada, et qu'il avait droit à dix députés de plus que cette section de la province. Je nie la chose. Nous n'avons pas eu de recensement depuis 1851, mais il est certaines données qui peuvent nous fournir une idée exacte de la, population actuelle. »

 

Ici, un député haut-canadien, M. Foley, fit cette interruption : «  Si vous êtes la majorité, acceptez alors la représentation basée sur la population  ». M. Cartier répondit aussitôt :

 

« Je n'en veux pas. Le Bas-Canada se conforme à l'Acte d'Union tel qu'adopté. La raison qui lui a fait repousser ce système en 1849, existe encore. Tous les députés du Bas-Canada sont opposés à la représentation basée sur la population. »

 

Cependant, ni M. Cartier ni ses amis ne se dissimulaient les difficultés de la situation. La population du Haut-Canada s'accroissait rapidement par l'afflux de l'immigration anglaise. On pouvait prévoir que, dans peu d'années, elle dépasserait d'un demi-million celle du Bas-Canada ; au bout d'une ou deux décades, l'écart serait peut-être d'un million. Et pourrait-on indéfiniment, en face de cette disproportion ascendante, résister aux réclamations de plus en plus véhémentes du Haut-Canada ? D'un autre côté, comment le Bas-Canada pouvait-il consentir à ce que ses institutions les plus chères fussent soumises à la juridiction d'une législature où la province anglaise et protestante aurait une représentation supérieure et, conséquemment, une prépondérance absolue ?

 

En face de ce problème d'une si redoutable complexité, les hommes d'État bas-canadiens se demandèrent si une solution conciliant les deux intérêts n'était pas possible. Et, dès 1858, Cartier, successeur de Lafontaine, de Morin et de Ta­ché, adopta l'idée de l'union fédérale des provinces comme devant être le meilleur moyen de mettre fin à la crise politique dont souffrait le Canada.

 

Devenu premier ministre, au mois d'août de cette année, il rallia ses collègues à ses vues et, avec l'activité et la promptitude d'initiative qui le caractérisaient, il inscrivit dans son programme ce grand changement constitutionnel. Voici le paragraphe qu'il introduisit dans la déclaration faite aux Chambres :

 

« L'opportunité d'une union fédérale des provin­ces de l'Amérique britannique du Nord sera l'objet d'un sérieux examen ; on fera des ouvertures au gouvernement impérial et aux provinces maritimes, et le résultat de ces démarches sera soumis au Parlement à sa prochaine session. »

 

Comme on le voit, M. Cartier ne proposait pas seulement une confédération des deux Canadas, mais il ouvrait la porte à une confédération de toutes les provinces britanniques de l'Amérique septentrionale.

 

C'était un vaste projet. Pour en assurer l'accomplissement, il fallait d'abord obtenir l'acquiescement du gouvernement impérial. Dans ce but, dès le mois d'octobre, M. Cartier se rendit en Angleterre, accompagné de deux de ses collègues, MM. Galt et Ross. Et il soumit aux ministres anglais le dessein conçu par son gouvernement.

 

« Il est de notre devoir, disait-il dans le mémoire rédigé à cette fin, d'exposer que le gouvernement du Canada éprouve de grandes difficultés à satisfaire comme il conviendrait aux désirs de sa nombreuse population. L'union du Bas avec le Haut-Canada eut pour base le maintien d'une parfaite égalité entre ces provinces, condition d'autant plus nécessaire qu'elles différaient par la langue, les lois et la religion ; et, quoiqu'il y ait une population anglaise considérable dans le Bas-Canada, ces différences existent à un degré tel qu'elles empêchent toute communauté absolue de sentiments entre les deux sections. Lors de l'adoption de l'Acte d'Union, le Bas-Canada avait une population beaucoup plus considérable que le Haut-Canada, mais cela n'a jamais donné lieu à aucune difficulté dans le gouvernement des provinces-unies. Depuis cette époque cependant, la population a progressé plus rapidement dans la section ouest, et cette section réclame maintenant en faveur de ses habitants une représentation dans la législature proportionnée à leur nombre, prétention qui, étant, à ce que l'on croit, une déviation sérieuse des principes qui ont servi de base à l'Union, a été et est vigoureusement repoussée par le Bas-Canada. Il en résulte une agitation qui menace le fonctionnement régulier et paisible de notre système constitutionnel et qui, par conséquent, est nuisible au progrès de la province. »

 

Devant un tel état de choses, le mémoire déclarait qu'il semblait  

« opportun d'examiner jusqu'à quel point l'union du Bas avec le Haut-Canada pouvait être transformée en une confédération, en l'étendant aux provinces du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Ecosse, de Terre-Neuve et de l'île du Prince-Edouard et aux autres territoires appartenant à la Couronne dans l'Amérique septentrionale » .

 

Le memorandum signalait ensuite les avantages matériels qui devaient vraisemblablement résulter de cette confédération. Il concluait en demandant au gouvernement impérial d'autoriser une réunion des délégués des provinces du Haut et du Bas­Canada et des autres colonies pour discuter le projet.

 

Ainsi donc, la création d'une confédération des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale était officielle­ment proposée ; le gouvernement de la métropole en était sai­si ; et c'était à M. Cartier qu'en revenait l'initiative. Par là, il voulait à la fois faire cesser l'agitation dangereuse du Haut­Canada en lui concédant pour le futur Parlement fédéral le principe de la représentation proportionnelle à la popula­tion ; mettre à l'abri les institutions nationales du Bas-Cana­da - la propriété, les droits civils, l'éducation, l'administration de la justice - en la plaçant sous la juridiction exclusive d'une législature provinciale autonome ; et assurer à notre pays un essor plus brillant, un développement plus rapide, un plus grand avenir, en formant un faisceau des provinces britanniques jusque-là séparées.

 

Cependant, l'idée était trop hardie pour réussir du premier coup. Le gouvernement impérial ne la repoussa pas, tant s'en faut. Mais, avant d'aller plus loin, il voulut connaître le sentiment des autres provinces. Terreneuve seule se déclara prête à nommer des délégués. Le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Ecosse et l'île du Prince-Edouard montrèrent peu d'empressement. Et il fallut en rester là.

 

Toutefois, la semence avait été jetée en terre, et elle devait fructifier. En effet, après quelques années de luttes po­litiques intenses, de conflits réitérés entre la majorité haut­canadienne et la majorité bas-canadienne, de crises ministérielles périodiques, de dissolutions du parlement se succédant à court intervalle, il vint un moment où l'on comprit l'urgen­ce d'un changement constitutionnel. L'idée préconisée par Cartier en 1858 fut reprise avec plus de chances de succès. Des adversaires de vieille date se donnèrent la main pour l'exécuter. Un gouvernement de coalition fut formé sous la pré­sidence de Sir Etienne Taché, avec le concours de MM. Car­tier, John A. MacDonald et Brown, dans le but de faire enfin réussir le projet de confédération.

 

L 'heure était favorable. Les provinces maritimes discutaient en ce moment même l'opportunité de s'unir sous une seule législature. Des délégués du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l'île du Prince-Edouard devaient siéger en conférence à Charlottetown, pour délibérer sur la question. Le gouvernement du Canada proposa d'y envoyer lui aussi des délégués. Et la conférence, avec un cadre et un idéal agrandis, siégea à Charlottetown au mois de septembre 1864. MM. Cartier, Macdonald, Brown, Galt, Langevin, Macdougall, McGee y représentaient le Canada. On sait ce qui suivit. L'idée d'une grande confédération des provinces britanniques fut exposée à Charlottetown.

 

On convint qu'une autre conférence serait tenue à Québec au mois d'octobre. Là, les représentants du Haut et du Bas-Canada, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de l'île du Prince-Edouard et de Terreneuve se rencontrèrent et délibérèrent durant seize jours. Le résultat de ces travaux fut le projet de confédération qui servit ensuite de base à l'Acte constitutionnel de 1867, connu sous le nom d'Acte de l'Amérique britannique du Nord.

 

Dans toutes les réunions, dans toutes les discussions, dans tous les pourparlers, qui eurent lieu alors, M. Cartier tint un rôle prépondérant et décisif. Sa position était unique. Il était le représentant principal, le porte-parole, le chef reconnu du Bas-Canada et de la nationalité canadienne-française. Il avait des intérêts spéciaux à sauvegarder, des principes à faire respecter, des garanties à obtenir, et par conséquent un système à faire prévaloir. L'historien impartial doit reconnaître qu'il réussit dans la lourde tâche qui lui incombait et pour laquelle il eut l'appui énergique de ses collègues bas-canadiens et de l'opinion publique de sa province. A un moment donné, la conférence de Québec eut à choisir entre deux formules constitutionnelles. Le Canada futur serait-il constitué en Union législative, qui ne laisserait aux provinces que de minimes pouvoirs d'administration locale, ou en Union fédérale, qui, tout en ouvrant un vaste champ d'action au Parlement central, réserverait aux provinces leur juridiction parfaite sur des matières de la plus haute importance, telles que l'éducation, la justice, la propriété, les droits civils, etc. ? Ce fut le principe fédéral qui l'emporta. Et il n'est pas téméraire d'affirmer que Cartier eut la plus large part dans cette victoire.

 

Un grand nombre des membres anglais de la conférence de Québec étaient favorables en principe à l'union législative. Sir John Macdonald lui-même était un de ceux-là, et il n'en a jamais fait mystère. Voici ce qu'il disait dans son discours sur la confédération, prononcé le 6 février 1865 :

 

« Le seul moyen d'obtenir une solution à nos difficultés était une con­fédération des provinces par une union, soit fédérale, soit législative. Or, quant aux avantages comparatifs d'une union législative et d'une union fédérale, je n'ai jamais hésité à dire que, si la chose était praticable, une union législative eût été préférable. J'ai déclaré maintes et maintes fois que, si nous pouvions avoir un gouvernement et un parlement pour toutes les provinces, nous aurions eu le gouvernement le meilleur, le moins dispendieux, le plus vigoureux et le plus fort. Mais, en considérant ce sujet et en le discutant, comme nous l'avons fait dans la conférence, avec le désir d'en venir à une solution satisfaisante, j'ai trouvé que ce système était impra­ticable. Et d'abord, il ne saurait rencontrer l'assentiment du peuple du Bas-Canada, qui sent que, dans la position particu­lière où il se trouve comme minorité, parlant un langage dif­férent et professant une foi différente de la majorité du peu­ple, sous la confédération ses institutions, ses lois, ses associations nationales, qu'il estime hautement, pourraient avoir à en souffrir. C'est pourquoi il a été compris que toute propo­sition qui impliquerait l'absorption de l'individualité du Bas­Canada ne serait pas reçue avec faveur par le peuple de cette section. Nous avons trouvé, en outre, que, quoique le peuple des provinces inférieures parle la même langue que celui du Haut-Canada et soit régi par la même loi - loi calquée sur le droit anglais - , il n'y avait, de la part de ces provinces, aucun désir de perdre leur individualité comme nation et qu'el­les partageaient, à cet égard, les mêmes dispositions que le Bas-Canada. »

 

A côté de cette déclaration loyale, mettez celle non moins loyale de Cartier. Elle est plus brève, mais aussi catégorique :

 

«  Je sais que des membres de cette Chambre et nombre de personnes du Haut-Canada et des provinces maritimes pensent qu'une union législative serait plus avantageuse qu'une confédération. Pour moi, je crois qu'un seul gouvernement ne pourrait point s'occuper utilement des intérêts privés et locaux des diverses sections ou des diverses provinces. Nul autre système n'est réalisable que le système fédéral. »

 

Dans la conférence de Québec, comme plus tard à Londres, c'est l'opinion de Cartier qui a prévalu. Et l'on peut à bon droit saluer en lui le père de l'autonomie provinciale, qui est à la base du système fédératif.

 

Dans ce bref aperçu historique, il nous semble que nous avons fait suffisamment ressortir l'importance capitale de la part qui doit être attribuée à Sir Georges-Etienne Cartier dans la fondation de la Confédération. De 1858 à 1867, toute son action politique a tendu vers cet idéal. Et, si nous avons aujourd'hui une constitution fédérale au lieu d'une union législative, c'est à lui principalement que nous le devons.

 

Source: Thomas CHAPAIS, « Cartier et la Confédération », dans Revue Canadienne , Nouvelle série, Vol. XIV, No 3 (septembre 1914) : 236-244. Article transcrit par Christophe Huynh. Révision par Claude Bélanger. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées dans le texte. Le formatage du texte a également été modifié.

 

 

 
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College