Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juillet 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Causes de la Conquête du Canada

 

[Note de Claude Bélanger : L’analyse des raisons de la défaite française en Amérique du Nord au cours de la Guerre de Sept Ans a donné à plusieurs observateurs et « historiens » l’occasion d’exprimer un sentimentalisme marqué et des préjugés bien sentis. Au Québec, pendant longtemps – au moins jusqu’à l’arrivée de l’abbé Groulx qui taillera en pièce une telle vision des choses – c’est l’interprétation « providentielle » qui a dominé l’explication de la conquête du Canada par les Britanniques. Dieu aurait permis (voulu ?) la conquête de la Nouvelle-France pour épargner aux Québécois les horreurs de la Révolution française et préserver leur foi catholique. Ainsi, les dangers du républicanisme, du laïcisme et de l’athéisme avaient-ils été définitivement écartés et le « peuple élu » de l’Amérique avait-il pu se dévouer à sa mission apostolique et spirituelle sur la terre d’Amérique dominée par l’hérésie et le matérialisme. Si une telle interprétation nous laisse songeur, que penser de celle de Lawrence Henry Gibson – historien américain de l’histoire de l’Empire britannique avant la Révolution américaine – qui interprétait, jusque dans les années cinquante, la victoire des  Anglo-Américains comme le triomphe de la liberté et de la démocratie sur l’autocratie et l’oppression ? Inutile d’insister que ces interprétations n’ont rien à voir avec des faits vérifiables…

 

Le document reproduit ci-après a l’avantage de soulever des questions pertinentes. Ces considérations méritent d’être discutées. Quelle importance doit-on donner à chacun des facteurs soulevés ? On pourra aussi explorer d’autres éléments qui ne sont pas soulevés directement dans le texte de Rutché et Forget. On notera que les auteurs trouvent presque tous les éléments d’explication à la défaite française dans les conditions internes de la France et de la Nouvelle-France. Ils n’examinent pas sérieusement l’univers anglo-américain pour trouver des réponses. En histoire, on ne peut se permettre un tel ethnocentrisme. Pourquoi la France de l’époque moderne poursuit-elle une politique résolument continentaliste alors que l’Angleterre a développé une vision mondiale des choses ? L’explication se trouverait-elle du côté de l’émergence de la classe marchande et du capitalisme en Angleterre et en Amérique alors que les valeurs aristocratiques continuent de dominer en France ? Ou serait-il plus simple d’expliquer la défaite française en Amérique par l’absence  d’une grande tradition maritime en France ? On le voit, il y a sur cette question grande matière à réflexion et à étude.]

 

 

I. Les raisons générales de la défaite

 

[…]

 

Les quatre raisons principales qui expliquent l'issue fatale du conflit entre la France et l'Angleterre, dans le Nord de l'Amérique, sont

1. Les lacunes dans les méthodes de colonisation et de peuplement de la Nouvelle-France.

 

2. Le mode particulier d'administration qu'on y a pratiqué.

 

3. Les embarras que créaient à la France ses guerres continuelles en Europe.

4. Les difficultés financières dans lesquelles se débattait le règne de Louis X V, en même temps que l'insouciance politique de ce roi.

 

Les lacunes de colonisation :

 

Au début de la guerre de Sept-Ans, la Nouvelle-France ne compte que 80.000 habitants ; les colonies anglaises en ont 1.200.000. Cette différence numérique cause la différence dans les effectifs des troupes coloniales. C'est que le Canada n'a pas reçu de France autant d'émigrants que la Nouvelle-Angleterre en a reçu de la Grande-Bretagne. La raison du fait, nous l'avons déjà indiquée. L'Anglais émigre plus facilement. Sa patrie est plus étroite et moins riche que celle du Français. Volontiers il va donc chercher fortune ailleurs. Puis, fin seizième siècle et commencement du dix-septième, par suite de la Réforme, le désordre se met dans la question religieuse. Comme le pouvoir politique est en même temps la suprême autorité religieuse, il ne fait pas bon se faire dissident de l'Église officielle. Beaucoup émigrent donc pour suivre librement les idées religieuses qu'ils se sont faites sous l'effet du prin­cipe de libre examen. Les Français n'ont aucune de ces raisons : leur pays est riche et fournit facilement la subsistance de la population. Les chances de vie tranquille et aisée sont plus grandes dans la patrie qu'au loin, sur un sol où tout est à faire et qui n'offre encore que des espérances. Quant à la reli­gion, la Réforme a bien essayé de s'implanter et elle a causé des troubles dans la seconde moitié du seizième siècle. Mais la Maison royale est restée fidèle à l'Église et la masse du peuple a suivi son exemple. Les guerres de religion ne sont qu'une crise passagère et l'ordre se rétablit assez vite et solidement. Il n'y a donc guère que les fins désintéressées de l'honneur patriotique et du prosélytisme religieux qui puissent attirer les colons français, et ces fins ne sollicitent généralement qu'une élite, et les élites sont toujours, même dans les meilleurs milieux, des minorités. Ce sont d'ailleurs ces fins-là que font valoir les Relations des Jésuites et ceux qui font de la propagande pour le Canada. Et la plupart du temps, sous régime français, il n'y a que cette propa­gande-là qui pourvoit au recrutement des colons : le gouvernement, à part Richelieu et Colbert, ne s'en occupe guère.

 

[Commentaire : Pourquoi, lors de la Révocation de l’Édit de Nantes, n’a-t-on pas permis aux Protestants d’émigrer vers le Canada ? Ceux-ci vont se diriger, en grand nombre,  vers l’Angleterre et les colonies américaines …]

 

Le mode d’administration

 

Nous avons également parlé du mode d'administration. Il souffrait d'une centralisation excessive. Ceux qui étaient sur place ne pouvaient rien décider d'important. Il fallait sans cesse retourner ou envoyer des mis­sions à Versailles. De là les lenteurs et les stagnations. Tel n'était pas le cas en Nouvelle-Angleterre. Administrée à la manière de la métropole, qui, au moins en principe, connaissait déjà le parlementarisme, la colonie avait sa propre assemblée délibérante et pourvoyait ainsi elle-même à ses besoins. Il ne faudrait pourtant pas inférer de là que les conceptions françaises fussent en arrière. La France concevait alors le gouvernement de la patrie et de ses colonies comme un système parfaitement unifié par une royauté absolue, principe de tout ordre et de toute juridiction. Pour la métropole, la conception était excellente, car la royauté une et solide lui garantit l'hégémonie en Europe, mais pour la colonie cette centralisation fut un désavantage.

 

La fréquence des guerres européennes

 

Nous n'avons pas besoin d'insister sur la troisième raison. Les guerres, même si elles apportent la victoire, usent les forces vives d'un pays et absor­bent toute l'attention des gouvernements. On peut sans doute dire que beaucoup de ces guerres ont été entreprises pour l'intérêt de la dynastie ; mais les rois ont généralement cru et, non pas toujours sans raison, que par l'intérêt de la dynastie ils procuraient aussi la gloire et l'intérêt du pays.

 

Les difficultés financières

 

Enfin, il faut reconnaître que par suite précisément des guerres de Louis XIV, les finances de la France sont tombées dans un déplorable état. Tous les ministères de Louis XV se sont trouvés aux prises avec les difficultés d'argent. Il n'y a donc guère eu moyen pour eux de soutenir les entreprises coloniales. Malheureusement à cet embarras s'ajoutait l'insouciance du roi, qui non seulement ne faisait pas de politique coloniale, mais ne pratiquait aucune politique sérieuse. Aussi le résultat fut-il fatal.

 

 

II. Causes plus spéciales de la défaite

 

Dans les revers, sous la dépression que cause la défaite, on est souvent tenté d'incriminer les chefs qui ont commandé dans les circonstances tragiques. L'insuccès devient une faute. Personne, cependant, n'osera céder à pareil sentiment à l'égard des glorieux chefs qui ont eu la tâche de défendre le Canada dans la lutte suprême. Mais, derrière eux, et cette fois-ci, ce n'est pas une simple impulsion du coeur aigri qui le fait affirmer, derrière Montcalm et ses lieutenants, il y eut réellement un personnage au génie malfaisant et qui trahit la cause de la colonie. Ce fut l'intendant Bigot.

 

EXACTIONS DE BIGOT. — Ce dernier fut un de ces fonctionnaires qui ne cherchent dans le pouvoir que l'occasion de se livrer à la jouissance. De l'intérêt public, ils n'en ont cure. Ils ne songent qu'à eux-mêmes, et ils se servent de leur position pour grandir leur fortune et multiplier ainsi les chances de plaisir. Si les moyens que le pouvoir leur met entre les mains sont insuffisants, ils ont recours aux moyens illicites, à la ruse, aux fraudes, au vol. Telle fut la conduite indigne de Bigot. Il fit des profits illégaux sur les approvisionnements des places, sur le produit de la traite des pelleteries, sur les fournitures et le matériel de l'armée. Il accaparait les denrées et les revendait à l'Etat ou aux colons avec 150% de bénéfice. Aussi, à sa rési­dence, régnait une corruption brillante et audacieuse.

 

Cet état de choses ne manqua pas d'attirer l'attention de Montcalm. Les forts, les hôpitaux, les ambulances étaient dans un état affreux. Soldats et miliciens n'avaient que de mauvais fusils. C'est que les crédits, qui de­vaient être affectés à l'entretien de l'armée, prenaient un autre chemin. Le chef s'en plaignit amèrement au ministre de la marine et au gouverneur. Mr. de Vaudreuil, honnête et sincère, mais trop confiant, ne comprenait pas qu'il était joué par son intendant. C'est ce qui, à la grande joie de Bigot et de ses associés, mit le désaccord entre les deux chefs civil et militaire. En France, au ministère, on recevait des rapports contradictoires. Certaines lettres contre Bigot n'arrivaient même pas au ministre : les amis de Bigot les interceptaient. Par suite, point d'action contre le malheureux qui tra­hissait tous les intérêts. — Ce ne fut qu'après la guerre, après le retour des survivants, que le procès fut intenté à Bigot et à 55 autres employés infi­dèles. L'instruction dura près de deux ans. Les coupables furent condamnés à restituer 12.000.000 de livres ; Bigot et son délégué Varin furent bannis à perpétuité.

 

DÉSACCORD ENTRE VAUDREUIL ET MONTCALM. — Une autre raison mit le gouverneur Vaudreuil en désaccord avec Montcalm, et ces conflits purent, dans une certaine mesure, contribuer à l'insuccès de la cause Canadienne. L'armée était composée de soldats et de miliciens. Tout na­turellement les premiers, qui avaient fait leurs preuves sur le champ de ba­taille d'Europe, et, partant, se trouvaient être entraînés au métier des armes, avaient un peu de dédain pour les troupes de la colonie, qui n'avaient point vu le feu et ne connaissaient guère les rigueurs de la discipline militaire. Cependant les miliciens faisaient vaillamment leur devoir, et leurs bataillons étaient un précieux appoint dans la longue lutte contre un ennemi bien su­périeur en nombre. De Vaudreuil prit leur défense et se plaignit de la hau­teur des chefs français. Piqué au vif, Montcalm répondit ; le conflit s'enveni­ma et l'on fit des dénonciations réciproques auprès des autorités de la Cour. Évidemment qu'une telle situation mettait du malaise dans les rapports en­tre les autorités de la colonie. Cependant, il faut le dire, en face du danger l'unité se refaisait spontanément ; Montcalm comme Vaudreuil avaient le patriotisme assez ardent pour laisser tomber leurs sentiments d'aigreur à l'heure du péril et travailler d'accord au salut de ce qui ne se pouvait pas sauver.

 

DÉNUEMENT ET FAMINE. —Une autre cause de la défaite furent le dénuement et la famine, par suite de la mauvaise administration de Bigot. Les vivres manquaient. L'hiver de 1756-1757 réduisit à néant les récoltes de l'année. L'Angleterre avait évidemment prohibé les importations de la Virginie. Pour surcroît de difficulté, il fallait nourrir 2000 Acadiens réfugiés au Canada. Et pendant ce temps, l'intendant accaparait le blé et spéculait sur la misère générale. C'en fut assez pour rendre la résistance doublement pénible. — D'autre part, tant d'obstacles, tant de difficultés font encore mieux éclater les vertus incomparables des glorieux vaincus. Sans soutien de la métropole, mal servis par celui-là même qui tenait en main ce qui fait le nerf de toute résistance, contre l'espérance même, ils ont tenu courageusement jusqu'au bout, pour l'honneur et pour la patrie.

 

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Source : Joseph RUTCHÉ et Anastase FORGET, Précis d’histoire du Canada, 7e édition, 1949 [1928], Montréal, Beauchemin, 314p., pp. 100-103.

 
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