Quebec History Marianopolis College


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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Courage Politique de Cartier

 

[Ce texte a été publié en 1914 par J. A. BEAULIEU. Pour la référence exacte, voir la fin du texte.]

PARLER de Sir George-Etienne Cartier, après ce qu'en ont écrit tant de plumes autorisées, c'est une tâche difficile ! Et vraiment, un avocat, plus habitué aux imprévus des plaidoi­ries du Palais qu'aux alignements savants d'un article de revue, aurait plus d'un motif de se récuser. Mais j'ai promis, je tiens. Et d'ailleurs, le sujet même dont je veux parler m'encourage à la hardiesse. Sir George était de ceux qu'aucune difficulté n'arrête, qu'aucune tâche ne fait reculer. A un de ses contradicteurs, qui l'accusait en Chambre d'être trop audacieux, il répondait sans sourciller: Audaces fortuna juvat - La fortune sourit aux audacieux. Je suis donc à bonne école.

 

Au reste, j'escompte d'autant plus à l'aise les sourires de la fortune que j'aurai, au cours de cet article, à faire de nombreux emprunts à l'oeuvre si estimée de M. DeCelle: [sic] Cartier et son temps. On m'accordera que c'est une garantie, et ce sera, sans doute, le principal mérite de cette étude, ou plutôt de cette ébauche d'un caractère que l'histoire n'a pas encore définitivement fixé.

 

Lorsque le temps aura permis aux oeuvres de Cartier de se développer dans toute leur ampleur et de couvrir de leur vaste structure une grande nation, nous pourrons davantage le juger à sa valeur; lorsque les éléments divers, qu'il a, plus que personne, cherché à unir sans les confondre, se seront de mieux en mieux entendus à former cette nation canadienne qu'il voulait forte et féconde sous l'égide d'une constitution admirablement adoptée à toutes ses exigences, nous pourrons davantage rendre justice à ses mérites.

Je n'envisagerai Cartier que sous un seul aspect, le plus saillant de sa nature, celui de son courage politique. Le courage, c'est l'arme toute puissante du guerrier, et aussi de l'homme d'Etat. C'est ce quelque chose d'actif et de viril que la langue latine désigne sous le même nom que la vertu et la force, voulant signifier par là qu'il commande aux victoires aussi bien qu'à la sagesse des gouvernants et au bonheur des peuples. Cartier le posséda, ce courage, à un suprême degré. L'honorable L.-O. David, un de ses premiers biographes, lui en rend le témoignage de façon éclatante. Et ses contemporains anglais, amis comme adversaires, l'admettaient et le proclamaient vo­lontiers, quand ils parlaient du little french man qui menait le Canada.

 

Au collège des Sulpiciens, où il fit ses études, il était ce qu'il resta toute sa vie : un courageux et un travailleur. On pouvait dire de lui, comme on a dit de Napoléon : « Sous l'enfant perçait déjà l'homme fait pour les hautes destinées. »

 

Nous sommes en 1837. Le pays est en pleine effervescence révolutionnaire. Nos droits sont méconnus, foulés aux pieds par les bureaucrates anglais, acharnés à notre effacement comme race sur la terre d'Amérique. Cartier est patriote; il a entendu la voix de Papineau. A Saint-Denis, il a fait le coup de feu contre la troupe des réguliers. Nelson, ayant besoin d'un soldat de courage et de sang-froid pour accomplir une mission difficile, jette les yeux sur Cartier. Sans hésitation, le jeune étudiant, fier d'être désigné au danger et à l'honneur, traverse le Richelieu, sous le feu des troupes anglaises. Il ne recule pas plus devant les balles qu'il ne retraitera, plus tard, devant les coups des adversaires politiques. Pour ce qu'il croit être le droit des siens, à la guerre comme à la tribune, il est et restera inébranlable. Il mourra sous les armes, quand il eut pu si facilement obtenir une retraite digne et méritée.

 

Dans une campagne électorale, l'homme politique, ayant à parler à Saint-Denis même, ne pourra, à moitié repentant, s'empêcher d'évoquer les grands événements de 1837.

"Electeurs de Saint-Denis, s'écriera-t-il, vous avez fait preuve de courage, le 22 novembre 1837, quand armés de quelques mauvais fusils, de lances, de fourches et de bâtons, vous battiez les troupes du colonel Gore. J'étais des vôtres et je crois n'avoir pas manqué de bravoure!."

Après les troubles de 1837, Cartier dut se dérober aux pour­suites des vainqueurs qui se montraient d'autant plus implacables qu'ils avaient eu la victoire plus facile et plus arrogante. Il connut la misère et la souffrance, mais ni l'une ni l'autre n'eurent de prise sur son âme fortement trempée. Il fit face à la mauvaise fortune le front haut, stoïquement, à la manière d'un vieux Romain. Lui aurait-on fait expier comme un crime le fait d'avoir pris les armes, qu'il serait monté à l'échafaud la sérénité dans l'âme, avec la conscience de n'avoir fait que son devoir !

 

Revenu à Montréal, après l'amnistie, Cartier se met courageusement à l'étude de sa profession. Avant de se lancer dans les luttes politiques, il voulait, selon le joli mot de M. Brunetière, « acquérir dans sa profession l'autorité qui permet d'en sortir ».   Il fit provision de sciences légales et économiques. Ce lui sera plus tard un arsenal précieux, au fort de la mêlée, dans ces grandes joutes électorales et parlementaires, qu'il aura à soutenir contre les adversaires presque toujours redoutables et trop souvent décidés à employer tous les moyens pour atteindre leurs fins. Dès 1844, il occupait une place importante au barreau.   Il avait les solides qualités qui font les grands avocats: un esprit prompt, un jugement sûr et une mémoire fidèle. Ses talents, joints à son activité et à son énergie, l'auraient fait briller au premier rang dans n'importe laquelle des carrières qu'il aurait choisie. Il était fait pour monter au sommet et y rester.

 

A cette époque si troublée de notre histoire politique, Lafontaine avait besoin d'un lieutenant. Cartier, armé de pied en cap, était tout désigné au choix du créateur du gouvernement responsable dans ce pays, qu'on appelait le Canada-Uni, qui l'était de fait quant à son gouvernement, mais qui restait si parfaitement divisé en deux parties bien distinctes, par la race, par la foi, par les moeurs, par la langue et par les institutions locales. Lafontaine vit-il en lui son successeur et le continuateur de son oeuvre? Il comprit, en tout cas, que Cartier ne pouvait rester à l'écart du mouvement politique.

"Est-il admissible, écrit M. DeCelles, qu'une âme enflammée comme celle de Cartier puisse vivre au contact de l'injustice sans frémir, et laisser se tramer contre l'existence nationale un complot plus dangereux que tous ceux qu'on a machinés dans le passé?"

Il n'était pas homme en effet à subir ce découragement qui, au dire de Garneau et de Chauveau, courbait chaque jour plus bas la tête de certains Canadiens décidés à capituler devant l'ennemi, et pour qui les défaites de 1837 et de 1838 avaient tellement livré le champ de bataille au pouvoir des vainqueurs, que tout leur semblait perdu irrémédiablement. Il avait l'âme trop solidement trempée pour se sentir battu et découragé en face des ennemis qui de toutes parts se préparaient à monter à l'assaut des derniers remparts de la nationalité. On connaît l'histoire de ces temps troublés, les plus sombres que nous ayons vus, plus désespérants que ceux mêmes qui avaient suivi la conquête du pays. Durham, venu au Canada pour étudier la situation, était arrivé, après une longue enquête, à la conclusion que nous devions être sacrifiés à la paix de l'empire. Appuyé sur une raison aussi péremptoire, notre arrêt de mort se posait sans appel. « Je croyais trouver, disait le gouverneur, dans son rapport, un conflit entre un gouvernement et une nation. Je trouvai au lieu de cela deux nations en guerre au sein d'un Etat ». Il n'y avait, à ses yeux, qu'un moyen de mettre un terme à cette guerre : supprimer l'un des deux combattants; et il va sans dire que ce n'était pas les nôtres qui devaient rester debout sur le champ de bataille.

 

Les premières années du régime de l'Union furent marquées par des luttes dans lesquelles Lafontaine, puissamment aidé de Cartier, eut à combattre, non seulement contre Durham, Thomson, Metcalfe et Sydenham, puissants adversaires et ennemis plus ou moins convaincus et déclarés de notre race, mais sou­vent contre ses propres amis, contre ceux-là mêmes qui auraient dû, dans des circonstances aussi difficiles, lui prêter main-forte. C'est en 1849 que Cartier entra à la Chambre d'Assemblée, comme député de Verchères. Sa renommée l'y avait déjà précédé. Son passé laissait entrevoir le rôle qu'il devait jouer dans le conseil de la nation. Il n'était pas fait pour s'attarder aux postes inférieurs. Il devait, en peu de temps, arriver au rang où l'appelaient sa haute intelligence et son énergie in­domptable.

 

Son entrée dans le cabinet McNab-Taché date de 1855. A compter de ce jour, son activité ne connut plus de repos. Il devint l'âme de la politique canadienne-française. Tenu sur la brèche par ses adversaires, contrarié quelquefois par ses parti­sans de la veille, rien ne refroidit son ardeur, rien ne l'arrête. Il comprend son pays, il a la vision claire, lumineuse de son avenir. Il sait où il va et ce qu'il veut ! Et c'est déjà, pour l'homme d'Etat, une bonne moitié de sa tâche. Il n'aura rien fait, tant qu'il n'aura pas assuré encore plus l'avenir de son pays que le bien-être du présent.

Cartier, dit encore M. DeCelles, c'était un homme tout d'une pièce qui ne fléchissait ou ne pliait jamais, une fois sa détermination prise. Si une mesure lui paraissait juste, si l'intérêt public exigeait une nouvelle orientation de la politique, il n'hésitait pas à exécuter la réforme nécessaire, qu'elle fut bien vue de la foule ou non.

Aussi la somme de travail qu'il s'imposa, à compter de 1855 jusqu'à sa mort, est incroyable. Il fut l'un des principaux ouvriers, quand il n'en était pas l'instigateur, de toutes les grandes réformes et de toutes les importantes entreprises qui sur­girent de 1844 à 1873.

 

En 1862, il s'agissait de donner une nouvelle organisation militaire au pays. Cette réforme s'imposait, mais elle était im­populaire dans la province de Québec. Si elle était adoptée, c'en était fait du gouvernement dont Cartier faisait partie. Ses amis le pressèrent de ne pas exposer son existence comme ministre. Qu'allait-il faire? Fléchir devant la crainte de perdre le pouvoir? Non. Sa volonté bien arrêtée, sachant qu'il avait raison, fut de tout risquer pour assurer le succès de cette réforme. « Jamais, jamais, je ne reculerai, s'écria-t-il. Je tom­berai, s'il le faut, mais je tomberai comme un homme qui veut faire son devoir. » On sait à quoi l'entraîna son courage invincible. « Il tomba, dit M. DeCelles, accablé par des votes de ses amis, que la pensée du jugement de leurs électeurs avait effrayés. »

 

La codification de nos lois jugée si nécessaire et dont la conception lui était bien personnelle, rencontra des hostilités puissantes. Il sut, comme pour tant d'autres réformes, passer à travers. Et dans un discours, prononcé à Sherbrooke, à un banquet donné à J. H. Pope, le 9 novembre 1871, parlant de la codification de nos lois, il faisait part à son auditoire des difficultés qu'il avait eues à faire voter sa proposition, ajoutant qu'il était bien décidé cependant à effectuer cette réforme coûte que coûte.

Il est encore un fait, dit-il, que je veux particulièrement mentionner, il se rapporte à notre droit commun, au droit civil du Bas-Canada, qui intéressait si profondément les habitants de langue anglaise. Tous admiraient l'esprit du système, les hommes de profession comme les autres, mais ils ne pouvaient pas tous lire le texte et le comprendre eux-mêmes. Pour supprimer cette juste cause de mécontentement, j'ai demandé et obtenu la refonte de nos lois du Bas-Canada, et leur impression dans les deux langues. Ma proposition fut combattue par des juges et des avocats, qui pétitionnèrent même contre son adoption, je répondis que cette refonte était moins nécessaire aux Canadiens français qu'à la population anglaise, et qu'il s'agissait là surtout d'accomplir un acte de justice à son égard. J'ajoutai que je saurais bien passer à travers ses adversaires, non que je manquasse de respect pour la magistrature ou la profession à laquelle j'appartiens, mais parce que l'on s'opposait à une mesure infiniment désirable. Aujourd'hui, je ne crois pas que personne m'en veuille de ma victoire.

L'oeuvre du code civil et je dirai du code ecclésiastique, en autant que sont concernés les rapports de l'Eglise catholique avec un état protestant, fut un coup de maître. Nous ne pourrons nous en rendre compte que dans un avenir lointain et alors que nous serons débordés dans tout le Dominion, par l'élément hétérogène qui nous envahit. Cartier fit comme Enée : il mit à l'abri de tout danger nos dieux lares et nos pénates. Nos lois devront toujours présider à l'existence de notre foyer national.

 

Mais c'est la Confédération surtout qui a jeté le plus d'éclat sur la vie de ce vrai fondateur de notre nation, telle qu'elle est aujourd'hui. Sans lui, c'est un fait connu, l'union des provinces ne se serait pas accomplie. Qu'il me soit permis de citer, à ce sujet, un passage d'une lettre de Sir Charles Tupper au duc de Buckingham et Chaudes qui confirme cet avancé. Cette lettre porte la date du 31 mars 1868.

Bien que j'ai eu l'honneur, écrit Sir Charles Tupper, de proposer ce dernier (Sir John A. MacDonald) à la présidence de la conférence des délégués de l'Amérique Britannique du Nord, tenue ici en 1866, je crois à propos de vous dire que, sans le dévouement patriotique de M. Cartier au grand projet de la Confédération, et sans le courage déployé par lui dans cette affaire, en face de grandes difficultés et de grands dangers, l'union ne serait pas devenue un fait accompli.

 

Or, on ne change pas la situation politique d'une nation sans d'énormes difficultés de tout genre. Et un pays comme le nôtre surtout offrait des problêmes [sic] à résoudre, dont la solu­tion n'était pas facile. Quelle serait notre position sous cette nouvelle forme de gouvernement? Il s'agissait de l'organiser sur les bases d'un régime fédératif « afin de laisser à chaque groupe son autonomie sur les matières essentielles à son existence provinciale. » Sir John A. Macdonald était pour l'union législative.

J'ai déclaré à maintes reprises dans cette Chambre, disait-il, que je préférais une union législative si c'était possible. Mais après avoir examiné et discuté ce sujet, à la conférence des délégués, nous sommes arrivés à la conclusion que ce système ne pouvait être adopté. En premier lieu, le Bas-Canada n'aurait jamais consenti à l'accepter.

Le Bas­Canada, cela voulait dire Cartier ! Cartier, lui, voulait la Confédération, avec l'autonomie provinciale qu'elle nous garantit. Il nous semble qu'elle aurait dû être acceptée par tous les Canadiens français. Il n'en fut pas ainsi. Elle eut d'acharnés adversaires, même parmi les mieux pensants : le parti libéral avec à sa tête M. A.-A. Dorion et quelques jeunes conservateurs. Mais la valeur et le nombre des opposants n'eurent pas pour effet d'effrayer le courage politique de Cartier. Ses antagonistes eux-mêmes finirent par comprendre qu'il avait raison contre eux tous.

 

Il est plus facile, aujourd'hui, dans le recul de l'histoire, d'apprécier le sens politique de Cartier et sa perspicacité.

" Etablir, écrit M. DeCelles une politique d'équilibre entre les dif­férentes provinces sur les bases du droit anglais, à cela se bor­nait la tâche de Macdonald, de Brown, de Tupper et de Tilley. Tout autre était celle de Cartier; il lui incombait, sous peine de déchéance nationale et de déshonneur personnel, de sauvegarder nos institutions spéciales. Il n'y manqua point, et, depuis quarante ans, le domaine de notre héritage de traditions et de coutumes demeure intangible dans l'union, comme une forteresse imprenable. Un de ses adversaires, M. Dunkin, au cours de la discussion sur le projet de confédération, lui expri­mait ses doutes sur la possibilité de faire fonctionner le futur gouvernement. L'homme qui, sous un pareil système, parviendrait à gouverner six groupes de députés de six provinces, dans la Chambre des Communes ainsi qu'au Sénat, et dans autant de législature [sic] locales, et à maintenir en plus son gouvernement mériterait qu'on l'envoyât en Angleterre enseigner à lord Palmerston et à lord Derby l'alphabet politique. Sur cette observation s'engagea le dialogue suivant :

 

« CARTIER: -Cela se fera sans difficulté.

  DUNKIN: -L'honorable ministre ne voit jamais de difficultés dans tout

ce qu'il veut faire.

  CARTIER: -Et je me trompe rarement; j'ai assez souvent obtenu le succès que je désirais. (Ecoutez).

DUNKIN: -Dans certains cas favorables, oui, mais l'honorable député a été aussi quelquefois malchanceux. Quant à moi, je ne crois à l'omniscience de personne. Ce ne sera pas chose facile avec trois ministres pour le Bas­Canada dans le Cabinet de satisfaire aux exigences de race et de religion de la province.

CARTIER: - (Ecoutez).

DUNKIN: -L'honorable procureur-général se croit probablement capable de surmonter cette difficulté?

CARTIER: -Assurément. »

Son étonnante confiance jointe à son courage qu'aucune difficulté ne pouvait abattre a, une fois de plus, donné raison à Cartier contre Dunkin et les sceptiques de son école.

 

*      *      *      *      *

Cartier s'est toujours vanté que sa politique était une poli­tique de chemins de fer. Rien de plus vrai. Son activité inlassable s'est surtout porté sur les entreprises susceptibles d'accélérer notre progrès. Nous vivons dans un pays dont les ressources naturelles sont immenses. Il s'agit de les développer. Par quels moyens? Les moyens à employer, même actuellement, s'imposaient également, et peut-être davantage, il y a quarante ans. Aussi Cartier ne manquait aucune occasion de prêcher la nécessité, pour le développement du pays, de larges voies de communication, « de la création de grandes artères qui feraient circuler partout l'activité nationale, comme un sang généreux dans les veines du corps social. »

 

La construction du chemin de fer de Montréal à Portland, celle du Grand-Tronc et celle de l'Intercolonial sont dues en grande partie à sa puissante initiative.

Son zèle, dit encore son savant biographe, à la construction du Grand-Tronc, lui valut des attaques sans nombre et sans fin; il était si ardent qu'on ne voulait pas, dans certaines régions, le croire désintéressé. Mais aucune calomnie ne put le rebuter et alors que le Grand-Tronc ne comptait encore que quelques centaines de milles, il se glorifiait, en pleine Chambre, à la session de 1854, d'avoir préparé la charte de cette voie ferrée. « J'ai été chargé, disait-il, de la loi qui a créé le chemin de fer du Grand-Tronc et j'en suis plus fier que de tout autre acte de ma vie. »

 

Même attitude, fière et énergique, au sujet de l'Intercolonial, que certains de ses collègues dans le ministère voulaient faire passer par un autre tracé que celui que Cartier considérait devoir le plus favoriser nos intérêts. Il déclara qu'il se retirerait du Cabinet, « si ses collègues ne cédaient pas à sa manière de voir. » Il fut huit jours en effet sans reparaître aux séances ! Cartier voulait faire passer l'Intercolonial dans les comtés de Rimouski, de Bonaventure et de Gaspé. C'est par là qu'il passe ! En 1870, au mois d'août, comme il était de passage à Rimouski, une adresse lui fut lue. On y faisait allusion aux efforts qu'il avait déployés pour assurer le passage de l'Intercolonial dans le comté.

Vous avez bien voulu, répondit Cartier, mentionner la part que j'ai prise à l'adoption du présent tracé de chemin de fer de l'Intercolonial. En effet, si vous pouvez espérer avoir une voie de communication qui mette les produits de vos terres et de vos pêcheries aux portes du marché du Canada, et même du monde entier, surtout quand le chemin de fer du Pacifique complètera le réseau de nos voies ferrées, vous le devez à mes efforts.

 

La construction du Pacifique devait être le couronnement de cette politique de chemins de fer.

Malgré les répugnances des timorés, dit M. DeCelles, il fit accepter au Parlement la première charte du Pacifique, aux acclamations de toute la Chambre littéralement conquise et enlevée par l'audace opti­miste de l'orateur, qui avait fini par maîtriser toutes les hésitations.

Le gouvernement octroyait à la compagnie qui construirait le chemin du Pacifique un subside de $30,000,000, et en plus 25,000,000 d'acres de terre.

 

Cette vaste entreprise fut le dernier grand succès de sa carrière politique. Le 20 avril suivant, il mourait à Londres.

 

Quelle leçon de courage civique se dégage de cette vie toute remplie d'oeuvres utiles au pays ! Et l'on peut se demander si l'exemple de Sir George-Etienne Cartier a laissé beaucoup d'imitateurs ! Tolérant à l'extrême envers les croyances et les races dans les questions d'ordre secondaire, jamais il ne transigea dans les questions essentielles à notre existence religieuse et politique. Loyal comme pas un à la couronne britannique, jamais il n'a perdu de vue le but principal de sa carrière: la formation d'une nation au Canada. Et ce projet, que les sceptiques du temps, qui ne sont plus ceux d'aujourd'hui, traitaient de chimère et d'utopie, l'histoire dira qu'il l'a réalisé, au moins en grande partie.

 

Je ne saurais mieux terminer cet article qu'en citant ce que Sir Wilfrid Laurier disait de ce courage politique qui fut la qualité maîtresse du grand homme d'Etat :

Le courage et la vaillance étaient peut-être les traits les plus saillants de Sir George-Etienne Cartier dans sa carrière de chaque jour, et quand Sir Richard Cartwright lui disait, une fois, dans une altercation sur le parquet de la Chambre : « l'honorable mi­nistre a assez d'audace pour entreprendre quoi que ce soit, » il exprimait l'opinion de tout le monde, y compris celle de Sir George lui-même, qui, sur-le-champ, avec beaucoup de bonne humeur, remercia sir Richard de son compliment.

 

Source : J.-A. Beaulieu. « Courage Politique de Cartier », dans Revue Canadienne. Montréal; E. Senécal etc.,1908, pp. 303-313. Quelques erreurs typographiques mineures ont été corrigées. Article transcrit par Azadeh Tamjeedi. Révision par Claude Bélanger.

                                                                                                      

 

 
© 2004 Claude Bélanger, Marianopolis College