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Last revised:
23 August 2000


Siegfried: the Race Question

ERREURS ET PRÉJUGÉS À PROPOS D'UN LIVRE PERFIDE.

RÉFLEXIONS ET MENUS PROPOS, TOUJOURS À L'OCCASION DE M. SIEGFRIED. - NOUVEAUX ADVERSAIRES DE L'ÉGLISE CATHOLIQUE.-TENDANCE DE L'ÉCOLE CATHOLIQUE ET DE L'ÉCOLE PROTESTANTE. - SI LES DROITS DE L'ÉTAT SONT SACRIFIÉS DANS LA PROVINCE DE QUÉBEC. - L'HISTOIRE VRAIE DU MINISTÈRE DE L'INSTRUCTION PUBLIQUE, 1898. - MÉTHODE CATHOLIQUE.

Troisième partie

Par

Raphaël Gervais [pseudonyme de Dominique-Ceslas Gonthier]*

 

C'est parler souvent et beaucoup de M. Siegfried et de son livre, beaucoup trop, si l'on ne causait de maintes choses en même temps, et de choses actuelles et qui ont leur importance.

N'ai-je pas dit que M. Siegfried est une éponge et qu'il rend fidèlement ce qu'il a reçu? Il s'est imprégné en France de tous ces principes que l'on appelle « modernes » et qui sont les erreurs de tous les temps ; il a épongé ici tous les préjugés prétendus laïques contre l'influence et l'action catholiques, et tout cela dégorge et dégoutte dans son livre. Tout cela ne fait pas qu'un mauvais livre ait une si grande valeur qu'on en doive beaucoup occuper l'opinion ; mais tout cela fait qu'un mauvais livre peut avoir une pernicieuse influence sur des esprits insuffisamment avertis. Il y a tant de bonnes âmes qui croient plus charitable d'avaler toutes les erreurs et toutes les inepties que de mettre en cause la valeur de celui qui les débite ! Il y a toujours aussi des gens en quête de sottises à admirer et à exploiter. Celles que débite M. Siegfried sont en exploitation dans l'Avenir du Nord: et le minerai prend en passant dans ce creuset une richesse qu'on n'aurait pas soupçonnée.

M. Siegfried, en protestant libre-penseur, peu au courant des choses ecclésiastiques, avait glissé à la fin d'un chapitre que l'influence tout à fait prépondérante du clergé dans la province de Québec ne rencontrerait guère de rivale que celle des ordres religieux. Encore, en homme d'esprit qu'il est, a-t-il soupçonné que cette prétendue rivalité pourrait bien n'être au fond qu'une émulation un peu vive en quelques-uns, et que l'action des ordres religieux n'est en fin de compte que l'action de l'Eglise romaine elle-même et de son clergé. Voici ce que cela devient en galimatias de Saint-Jérôme :

M. Siegfried mentionne trois catégories d'adversaires: les ordres religieux, les protestants, l'esprit moderne de la France.

Va-t-on s'étonner de cette triple mension? (sic) et que l'Eglise, notamment, se sentant toute-puissante dans l'exercice de son ministère, voie d'un mauvais oeil des communautés rivales, et d'une concurrence inquiétante ? Ceci n'est pas absolu. Mais, sur le terrain des bénéfices, par exemple, ou de l'administration et de l'autorité, on ne saurait nier que les relations d'ordres religieux à évêques sont souvent tendues, et que le clergé séculier n'entend pas reculer d'une ligne. Nous ne blâmons, ni n'approuvons, nous constatons (1).

Qu'est-ce au juste que constate le publiciste jérômien ? Le sait-il lui-même ? Qu'est-ce qu'une communauté religieuse catholique rivale de l'Eglise catholique ? Quelle concurrence inquiétante font à l'Eglise des communautés qu'elle-même fonde, qu'elle-même approuve, qu'elle-même patronne et protège, qui vivent d'elle, par elle et pour elle ? Quelles peuvent bien être ces « relations d'ordres religieux à évêques sur le terrain des bénéfices, ou de l'administration et de l'autorité »? Qui a jamais entrepris de faire reculer le clergé séculier d'une ligne sur le terrain qu'il doit occuper ? Je crains bien que le lecteur sérieux ne finisse par constater comme moi que l'aigle de Saint-Jérôme s'est empêtré les serres dans une proie trop pesante pour ses ailes.

Il y a vraiment une justice de Dieu même en ce monde, et le châtiment, de M. Siegfried, qui est un homme d'esprit, c'est d'avoir suscité de tels admirateurs et de tels commentateurs.

**********

M. Siegfried a parfaitement analysé et exposé les tendances des écoles catholiques et des écoles protestantes. Il a vu clairement que si l'Eglise tient à garder la haute surveillance des écoles catholiques, c'est qu'elles feront l'avenir du catholicisme. C'est par l'éducation à l'école comme par son enseignement à l'église qu'elle a gardé notre peuple, et qu'elle prétend le défendre contre les agressions et les infiltrations anglo-protestantes. Pour être juste et complet, il faut dire que ce n'est pas dans Québec seulement et pour les groupes français, mais partout où elle le peut et pour les enfants de toute langue, que l'Eglise demande et crée autant qu'elle le peut des écoles confessionnelles.

De même, c'est par l'école commune, neutre ou vaguement protestante, que les Anglo-Saxons du Canada espèrent avoir raison tôt ou tard du français et de la religion catholique. L'enseignement est le seul moyen pratique d'anglicisation et d'unification. Les protestants le savent et l'Eglise ne l'ignore point. Au fond de la question scolaire il y a donc encore la question de religion et la question de nationalité.

Ce que nos prétendus réformateurs de l'enseignement ne voient pas et ce que M. Siegfried, aveuglé par ses préjugés sectaires, n'a pas vu mieux qu'eux, c'est que l'enseignement ne sera un sûr boulevard de notre nationalité que s'il reste en dehors et au-dessus des influences politiques sous la haute direction de l'Eglise. Les Anglais, qui ont le sens politique, le savent et ils font partout où ils le peuvent la guerre à l'enseignement catholique. Nos sectaires et nos emballés, eux, font rage pour remettre tout l'enseignement aux mains de l'Etat, sans songer qu'ils prépareraient ainsi d'eux-mêmes l'instrument le plus efficace d'assimilation et d'effacement de leur race. Partout où la politique, même bien intentionnée, des nôtres s'est chargée des intérêts de l'éducation et de l'enseignement catholique et français, elle les a sacrifiés. Elle les sacrifiera toujours, chaque fois qu'elle aura intérêt à les sacrifier. Or, en pays parlementaire, l'intérêt du pouvoir c'est toujours de sacrifier les minorités. Rêver un Etat français qui, sans l'Eglise et en dehors de son influence, sera assez fort pour défendre la nationalité canadienne-française contre tout péril de dissolution et d'assimilation, c'est rêver sinon l'absurde au moins l'impossible.

Tout en convenant cependant que, pour être un obstacle insurmontable à l'assimilation anglo-protestante, nos écoles primaires doivent être franchement catholiques et sous la surveillance efficace de l'Eglise, n'allons pas exagérer à plaisir l'ingérence de celle-ci dans l'enseignement proprement dit. On dirait vraiment, à entendre certaines déclamations, que c'est l'Eglise qui fait les programmes, qui choisit les instituteurs, qui prélève les impôts et gère toute l'administration scolaire. Pourtant il n'en est rien. Il est vrai, ce n'est pas l'Etat qui chez nous dirige l'enseignement ; mais ce n'est pas davantage l'Eglise, pour l'enseignement primaire. Là comme partout elle prête son concours, sans l'imposer, sauf en ce qui regarde les moeurs et la foi de ses fidèles. L'école primaire, qui n'est guère qu'une succursale de la famille pour l'éducation intellectuelle et morale des enfants, relève des pères de famille, c'est-à-dire des hommes de confiance qu'ils élisent pour organiser et administrer les écoles. Ce sont eux qui votent les fonds nécessaires, l'Etat ne leur accordant que des subventions proportionnées aux sommes dépensées par eux; ce sont eux qui engagent les instituteurs et institutrices, lesquels doivent, en règle générale, être porteurs d'un diplôme que ne peut point donner l'autorité ecclésiastique, et auquel supplée, pour les instituteurs congréganistes, le diplôme de l'approbation de leur Institut. Les subsides sont votés partie par les commissions scolaires issues du vote populaire dans chaque municipalité, et partie par le Parlement provincial. Les inspecteurs qui ont la surveillance de l'enseignement sont tous laïques, nommés et rétribués par le gouvernement et font leurs rapports au département de l'Instruction publique, lequel n'est pas une institution ecclésiastique.

Il est vrai que les évêques siègent au Conseil de l'Instruction publique. Mais dans tout le reste du département il n'y a pas un seul ecclésiastique, et le Conseil lui-même est constitué de façon à assurer à l'élément laïque la majorité des voix. Tous les membres laïques du Conseil sont nommés par le gouvernement comme le surintendant laïque lui-même qui le préside. Enfin tous les règlements et décisions du Conseil n'ont force de loi que s'ils sont approuvés par le ministre ou par le Parlement.

Est-il donc vrai que les droits des catholiques laïques, en ce qui concerne au moins l'enseignement primaire, sont méconnus et foulés aux pieds dans la province de Québec ? Y a-t-il un pays au monde où les pères de famille sont plus directement intéressés aux écoles qui forment leurs enfants et peuvent exercer un contrôle plus direct et plus efficace ? Chez nous les pères de famille sont catholiques, mais pas ecclésiastiques.

Il peut arriver en fait que dans un certain nombre d'écoles primaires l'influence du prêtre soit tout à fait prépondérante, pour la simple raison que les familles, et par suite les commissions scolaires et les instituteurs et institutrices, y trouvent l'avantage de leurs écoles et des enfants. Il peut arriver aussi qu'en dehors de son ministère proprement dit et de la surveillance de l'enseignement religieux et de la tenue morale des maîtres et des élèves, l'action du prêtre soit à peu près nulle, ou parce qu'il n'en désire aucune, ou, ce qui est infiniment plus rare, parce qu'on désire s'y soustraire.

M. Siegfried reproche aux citoyens de Québec d'avoir « abdiqué, entre les mains de l'Eglise, quelques-uns des droits les plus essentiels de l'Etat en matière d'enseignement » ; et à l'Eglise d'avoir « refusé d'abandonner (à l'Etat) en toute souveraineté, nous ne disons pas l'éducation, mais l'instruction de l'enfance. »

M. Siegfried et ses admirateurs et ses souffleurs pourraient-ils nous dire clairement quels sont ces droits essentiels de l'Etat en matière d'enseignement que les citoyens de Québec ont abdiqués entre les mains de l'Eglise? Quel est cet enseignement que l'Etat a le droit essentiel, par conséquent inaliénable, de donner aux enfants par lui-même et ses agents et qu'aucun autre maître que les siens ne peut donner?

M. Siegfried distingue entre l'enseignement et l'éducation de l'enfance. Passe encore cette distinction pour l'enseignement secondaire et supérieur, et encore, même à ce degré, c'est un triste enseignement que celui qui ne forme pas l'âme et la conscience en même temps qu'il orne l'esprit. Il n'y a jamais d'enseignement sérieux sans une certaine éducation, à moins peut-être qu'il ne s'agisse de mathématiques pures, ni de véritable éducation sans un certain enseignement Mais, dans l'école primaire, parler de distinction entre l'enseignement et l'éducation, c'est un non-sens. Si vous consentez à laisser l'éducation du premier âge aux parents et à l'Eglise, vous leur abandonnez aussi pratiquement l'instruction ; si vous donnez à l'Etat seul l'instruction primaire, vous lui abandonnez en même temps l'éducation.

La question n'est pas de savoir si présentement ceux qui détiennent le pouvoir dans la province de Québec ont des convictions religieuses; personne n'en doute et encore moins ne le conteste. Mais même dans un pays comme le nôtre, où la grande majorité est catholique, le pouvoir n'est pratiquement ni catholique ni protestant. Ce serait rendre un mauvais service à lui-même comme aux enfants de lui abandonner sans réserve la direction de l'instruction primaire. Mais qui l'empêche à cet égard d'accomplir tout son devoir ?

M. Siegfried s'imagine à tort que la constitution actuelle du département de l'Instruction publique est due à l'ambition de l'Eglise et à son désir de ne voir aucune ingérence de l'Etat dans l'enseignement. Il n'en est rien. Ce sont les législateurs eux-mêmes, de leur propre initiative, qui ont supprimé le ministère de l'Instruction publique pour le remplacer par le département actuel. Je ne sache pas qu'ils en aient jamais été requis par les évêques.

Ceux qui sont davantage au courant de nos querelles de famille n'ignorent point que la législation actuelle concernant l'Istruction [sic] publique n'a pas été accueillie sans réserve par tous les publicistes catholiques. En tenir responsable l'esprit catholique des législateurs, c'est justice ; mais la porter au compte de l'Eglise, c'est une incorrection. En fait, les évêques sont entrés au Conseil de l'Instruction publique, parce que le pouvoir civil les y a convoqués et dans les conditions mêmes que la législation toute laïque avait arrêtées, avec la seule intention de prêter le concours qu'on leur demandait, pour un service qu'ils étaient à même de comprendre bien mieux que la plupart de ceux qui en parlent et qui en écrivent. Ils y resteront sans doute aussi longtemps qu'ils y pourront travailler efficacement au progrès réel de l'instruction sans compromettre leur autorité morale et leur dignité. Le jour où ils ne seraient plus au Conseil que pour donner un vote inutile ou prendre devant l'opinion la responsabilité de lois et de mesures auxquelles ils seraient étrangers, ils en sortiront peut-être sans regret, et leur autorité épiscopale n'aura pas sur l'instruction des enfants catholiques une moindre influence que leur prudence de conseillers.

Si l'épiscopat tient au régime actuel, c'est qu'il assure la paix entre catholiques et protestants en laissant à chacune des confessions le plein contrôle de ses écoles, qu'il a déjà opéré un progrès réel dans l'enseignement, et surtout qu'il écarte l'ingérence de la politique dans l'école.

Oui ! reprend M. Siegfried, mais pour laisser l'action catholique s'y exercer sans rivale ! C'est la raison pour laquelle le haut clergé ne veut à aucun prix d'un ministre de l'Instruction publique, qui pourrait s'élever comme une puissance envahissante en face du conseil supérieur et peut-être le supplanter. Il lui préfère un simple fonctionnaire, comme le surintendant, qu'il croit pouvoir tenir plus aisément. En 1899 il fut question de remplacer le surintendant par un membre du cabinet. Le ministère libéral Marchand s'était déclaré partisan de la réforme et l'avait inscrite dans son projet général de remaniement de la loi scolaire. L'opposition de l'Eglise fut brutale et décisive : un télégramme expédié de Rome somma M. Marchand de renoncer à son idée. L'autorité catholique est si forte, même sur les libéraux canadiens, que le premier ministre dut céder.

La citation est longue, mais elle nous montre comment M. Siegfried a appris notre histoire et comment il l'écrit.

Remarquons d'abord que si par « action catholique » on entend l'influence des principes catholiques, elle est bien en effet sans rivale dans nos écoles ; si l'on veut insinuer l'action ecclésiastique par opposition à l'action catholique laïque, il est inexact qu'elle soit seule et sans rivale dans l'école primaire. Le très grand nombre de nos écoles primaires, surtout à la campagne, sont des écoles laïques dans le sens honnête et chrétien du mot. L'instituteur ou l'institutrice sont laïques. Ils relèvent d'une commission laïque (2) qui les engage et les paie plus ou moins chichement, c'est vrai, mais la faute n'en est pas à l'Eglise. L'enseignement est surveillé par des inspecteurs laïques qui font rapport à un surintendant laïque. Si l'instituteur est congréganiste, (sic) comme il arrive plus souvent dans les écoles très fréquentées des villes et des villages, il n'en dépend pas moins en grande partie de la commission scolaire et de l'inspecteur pour les classes d'enseignement primaire.

Il n'est pas plus exact de dire que le surintendant est dans la main du Conseil, plus particulièrement dans celle des membres ecclésiastiques du Conseil. Il est bien plutôt dans la main du ministre qui l'institue et le destitue à son bon plaisir: il n'est pas fonctionnaire du Conseil, mais de l'Etat.

Quant à l'histoire du ministère de l'Instruction publique mort-né et enterré par le Conseil législatif, non en 1899, si j'ai bonne mémoire, mais aux premiers jours de 1898, elle a besoin d'être refaite pour être dans son vrai jour. Je puis donner à M. Siegfried des détails authentiques que ses informateurs ne connaissent pas peut-être et qu'ils ont sûrement intérêt à ne pas révéler au public.

Donc, c'était en 1897, au mois de novembre, si j'ai bonne mémoire, M. Marchand, alors Premier de la province, était sorti victorieux d'une campagne électorale dans laquelle il n'avait nullement pris pour programme la création d'un ministère de l'Instruction publique. Arrivé au pouvoir après la crise de 1896, au moment où les intérêts des catholiques du Manitoba, remis aux mains de la diplomatie pontificale, commandaient à tous le silence et l'apaisement, il crut le moment propice pour mettre sur son programme la création d'un ministère de l'Instruction publique. L'opinion, pensait-on, n'aurait pas le temps d'être réveillée ni renseignée, l'épiscopat n'aurait pas le loisir de se concerter et de prendre une attitude. On lança les journaux.

On conviendra aujourd'hui que ce programme improvisé après les élections, au moment même où nos chefs politiques du moment prônaient dans l'Ouest les écoles mixtes, et disaient nettement dans l'intimité à des personnages qui leur demandaient de défendre avec énergie les écoles catholiques et françaises du Manitoba : « Vous n'avez rien à attendre de nous, » pouvait dissimuler des intentions peu bienveillantes et devait susciter des craintes et des défiances. N'eût-il eu d'autre inconvénient, il était de nature à aggraver les dissentiments entre catholiques au moment même où l'intérêt commun rendait l'union de tous plus nécessaire.

Or, à ce moment-là même, un de nos évêques, présent à Rome, fut reçu en audience par Léon XIII, lequel se préoccupait vivement de l'état des esprits dans notre pays. Il crut devoir faire connaître au Souverain Pontife les inquiétudes que donnerait aux évêques le programme du ministère, surtout annoncé comme il l'était et préconisé par des journaux nullement dévoués aux écoles catholiques. L'occasion semblait opportune. M. Marchand était catholique sincère et pratiquant; il venait d'écrire à la Secrétairerie d'Etat une lettre très dévote au Saint-Siège pour lui demander d'intervenir dans nos difficultés. Léon XIII jugea sans doute que M. Marchand, après avoir trouvé nécessaire et opportun que le chef de l'Église intervienne dans les difficultés à Ottawa, ne pourrait pas se plaindre qu'il fasse entendre un conseil et exprimer un désir à Québec dans l'intérêt de la paix religieuse. Il dit donc en substance au prélat canadien : « Ecrivez à M. Marchand, et dites-lui que le Pape désire qu'il ne présente aucune loi sur l'instruction publique qui soit de nature à susciter des conflits entre l'Église et l'État. »

On était à la veille de l'ouverture de la session à Québec. Une lettre arriverait après le discours du Trône, où le fameux ministère serait annoncé : elle mettrait le premier ministre dans la difficile et vraiment pénible alternative, ou de ne pas tenir compte du désir connu du Saint-Père ou de retirer une mesure officiellement annoncée à la Législature et au pays. Le prélat écrivit de suite au ministre et au lieutenant-gouverneur pour leur transmettre officieusement, comme il s'y était engagé, le désir du Saint-Père et les prévint immédiatement par un message télégraphique qui annonçait la lettre et son contenu.

Que se passa-t-il dans le conseil des ministres au reçu de cette dépêche aussi irréprochable de fond que dans la forme? M. Siegfried le sait peut-être, mais ne l'a point dit. Ce que nous savons, c'est que le premier ministre ne changea rien au programme et que le lieutenant-gouverneur annonça dans le discours officiel la création d'un ministère de l'Instruction publique. En fait donc le premier ministre ne céda point. Les désirs du Pape, on les exploite quand on peut en tirer profit, mais les élections faites, on les met de côté en plaidant impossibilité de s'y rendre.

Cependant le désir du Saint-Père était connu ; les catholiques pouvaient en être avertis avant la discussion du projet de loi, et celui-ci était mal vu, on le savait, du Conseil législatif (3). Comment finirait l'aventure ? Il fallait à tout pris que l'on fasse retirer le désir exprimé par le Saint-Père. Le lieutenant-gouverneur et le ministre écrivirent à la Secrétairerie d'Etat et y firent agir un personnage de leur confiance. On représenta au Saint-Siège que le ministre s'était engagé envers les électeurs et ne pouvait pas retirer sa parole; que l'opinion publique exigeait impérieusement cette mesure ; que si le ministre consentait par déférence à la retirer il devait céder le pouvoir ; qu'enfin le retrait de la mesure et la démission du ministre entraîneraient des bouleversements et une agitation par toute la province qui prendraient les proportions d'une révolution. Tous ces allégués étaient faux : mais l'hypocrisie et le mensonge sont vertus pour des politiciens qui veulent se maintenir au pouvoir.

Cette fois le grand sens politique du Saint-Père ne fut pas trompé par la tempête suscitée dans son plus prochain voisinage. Il se contenta de faire répondre par son Secrétaire d'Etat ces mots qui maintenaient son désir en précisant le caractère de son intervention officieuse et toute de bienveillance : « Le Saint-Père a exprimé le désir qu'il ne soit fait présentement aucun changement à la législation concernant l'instruction publique qui soit de nature à amener des conflits entre l'Eglise et l'Etat. Mais son intention n'a pas été d'exercer une pression telle que le ministre soit obligé de donner sa démission (4). »

Nos politiciens en furent pour leurs démarches plus habiles que loyales et sincères. On sait le reste. La loi du ministère de l'Instruction publique, votée à une grande majorité à l'Assemblée législative, mourut d'une mort naturelle, je veux dire purement civile et politique, au Conseil législatif. Le premier ministre garda le pouvoir, le lieutenant-gouverneur acheva paisiblement son terme d'office à Spencer Wood, et il ne fut plus question ni de chute de ministère, ni de bouleversements, ni d'agitation intense, ni de révolution. Rome eut une preuve de plus que nos politiciens ne recourent volontiers à elle que pour la tromper.

Voilà l'histoire vraie du ministère de l'Instruction publique enterrée au Conseil législatif le 18 janvier 1898. Ou voit qu'elle ne ressemble pas tout à fait à celle qu'imagine M. Siegfried. Je connais encore à cet épisode plusieurs détails inédits qui ne manquent pas de charme et qu'il sera toujours temps de faire connaître. Ce n'est pas ma faute si l'histoire vraie sur ce point comme sur bien d'autres diffère absolument de celle que raconte M. Siegfried.

**********

Il ne serait pas sans intérêt d'examiner ici si la logique de M. Siegfried est à la hauteur de sa science historique. Elles sont en effet dignes l'une de l'autre.

La thèse partout insinuée et souvent prônée par lui, c'est que l'enseignement primaire dans Québec est inférieur précisément parce qu'il est catholique et qu'il n'est point sous le contrôle d'un ministre de l'Instruction publique. C'est celle de tous nos réformistes. Avec ses propres documents, il est facile d'en démontrer la fausseté.

D'abord, que l'enseignement primaire de Québec soit en général inférieur à l'enseignement de même degré donné dans les autres pays dans des conditions à peu près semblables, cela n'a jamais été prouvé. Il a toujours fait bonne figure aux expositions universelles en divers pays, ce qui n'empêche point qu'il fait de jour en jour des progrès sensibles et qu'il lui en reste toujours à faire.

On s'en prend aux commissions scolaires, parfois incompétentes pour le choix des instituteurs et institutrices, et trop parcimonieuses pour leur donner un traitement suffisant.

Le reproche n'est que trop fondé; mais le défaut d'un ministre de l'Instruction publique n'y est pour rien. Pour parer, à ces inconvénients il faudrait ou supprimer les commissions scolaires ou modifier leurs attributions. Même sous un ministère, les commissaires auront à peu près les mêmes aptitudes et les mêmes défauts qu'aujourd'hui, et par suite ils choisiront leurs institutrices comme ils les choisissent aujourd'hui et les paieront comme ils les paient, à peu près comme une femme de service. Et que M. Siegfried n'ignore pas que dans aucun cas l'Eglise, directement ou indirectement, n'a poussé les commissions scolaires à ne pas rechercher et choisir les meilleures institutrices ou n'a approuvé leur chicherie. Seulement là où il y a pénurie d'institutrices brevetées et plus encore de ressources pécuniaires, les curés, comme les commissions scolaires et comme les familles elles-mêmes, ont mieux aimé avoir des écoles imparfaites et insuffisantes que de n'en avoir pas du tout (5).

Ouvrons ici une parenthèse. Comme tous les laïciseurs, M. Siegfried trouve à redire que les instituteurs congréganistes ne soient pas tenus d'avoir un diplôme de l'État. La raison en est bien simple, c'est que jusqu'ici, de l'aveu des inspecteurs laïques eux-mêmes, presque partout l'enseignement congréganiste donne satisfaction aux familles et obtient les meilleurs résultats.

Les instituts religieux qui s'occupent d'éducation au Canada ont fait leurs preuves, et ce n'est pas à ceux qui sont généralement à la tête de l'enseignement qu'il en faut imputer les lacunes. Quand il sera démontré que les instituteurs congréganistes, qui reçoivent de longues années de formation pédagogique, ne sont pas en général à la hauteur des instituteurs laïques de même degré, les inspecteurs, qui en général n'ont pas une sympathie instinctive et immodérée pour la soutane et pour la guimpe, sauront bien le dire dans leurs rapports ; et il ne sera pas nécessaire d'avoir un ministre de l'Instruction publique pour leur imposer le brevet : le Conseil y pourvoira. Très probablement même les évêques, qui suivent de près leurs communautés religieuses, préviendront les règlements du département de l'éducation.

**********

Rien n'est moins prouvé que ce que M. Siegfried appelle « l'esprit insuffisamment progressif des méthodes catholiques. »

D'abord, quelles sont les méthodes catholiques d'enseignement ? Je comprends des principes catholiques, des idées catholiques qui pénètrent l'enseignement et l'inspirent ; mais une méthode catholique d'enseignement, qu'est-ce que cela peut bien être ? Quelle est la méthode catholique d'enseigner par exemple la grammaire ou l'arithmétique ? En quoi se distinguera-t-elle d'une méthode protestante ou de ce que M. Siegfried appellerait une méthode laïque ?

Sa pensée semble se préciser à la fin du chapitre X.

Lorsqu'elle donne l'enseignement ou simplement l'inspire, l'Eglise est incapable d'échapper à certains défauts connus, traditionnels, inévitables. Quoi qu'elle fasse, ce n'est pas l'instruction du peuple qui vient au premier rang de ses préoccupations: avant de songer à l'instruire, elle s'inquiète de le conserver sous son influence. De là, la crainte véritablement exagérée du libre usage des livres ; de là la place que tient le catéchisme dans la classe; de là enfin les ouvrages démodés qu'on trouve parfois entre les mains des enfants.

Quels sont ces « défauts connus, traditionnels, inévitables » de l'enseignement dès qu'il est donné sous l'inspiration de l'Eglise catholique? Sans doute, toujours et partout l'Eglise demande qu'on fasse passer l'éducation, non pas avant mais avec l'instruction, la formation de la conscience et de l'être moral en même temps que le développement de l'intelligence, parce que l'homme n'est raisonnable que pour être moral et accomplir ses devoirs envers Dieu, envers le prochain et envers lui-même, comme dit cette formule démodée de la prière du soir et de l'examen de conscience, et que si l'on développe l'esprit sans s'occuper de la conscience et de la volonté, l'homme devient facilement son plus grand ennemi et l'ennemi de tout ordre social. Toute instruction qui ne rend pas l'homme meilleur et ne l'aide pas à mieux accomplir un devoir peut lui être facilement plus dangereuse qu'utile. Si c'est là le défaut de l'enseignement catholique, il faut bien dire que c'est aussi le défaut de tout enseignement qui sait ce que c'est qu'une âme humaine et qui se propose de cultiver l'esprit avant tout pour élever l'âme et la grandir. Nous plaidons coupable. Mais prouvez qu'un enseignement qui fait abstraction de la formation morale est nécessairement plus progressif que celui qui en tient compte.

Quoi qu'en prétende M. Siegfried, qui n'est sûrement pas mieux renseigné qu'un autre sur l'esprit de l'Église et ses intentions, « l'instruction du peuple vient au premier rang de ses préoccupations ». Elle ne veut pas d'instruction sans éducation, mais elle veut sérieusement l'instruction, elle la propage, elle la prêche plus efficacement que ceux qui s'en prétendent les uniques apôtres. Seulement elle tient bon compte des besoins et des aptitudes des enfants du peuple; elle fait passer ce qui est nécessaire à tous les hommes en tout temps et partout avant ce qui n'est que d'une utilité relative et secondaire, l'enseignement de la religion et de la morale avant celui qui ne sert qu'à la vie temporelle, selon ce programme qui lui a été tracé par quelqu'un qui savait en quoi consiste le vrai progrès humain et qui y a travaillé depuis dix-neuf cents ans avec au moins autant de succès que l'Etat moderne depuis 1789 : « Quoerite primum regnum Dei et justiliam ejus et hoec omnia adjicientur vobis. »

Il est à tout le moins étrange que M. Siegfried ait constaté que dans la province de Québec l'Eglise ne s'occupe que secondairement de l'instruction du peuple, lorsqu'il est patent, non seulement qu'elle a seule instruit tous les hommes de la classe dirigeante, lesquels sortent, la plupart, des classes populaires, mais qu'elle a formé elle-même, à ses frais, dans ses maisons religieuses et fourni au pays près de la moitié du personnel enseignant des écoles primaires. M. Siegfried insinue que si l'Eglise instruit le peuple c'est pour le dominer : nous qui savons mieux, nous disons que si l'Eglise cherche à garder son influence sur le peuple, c'est pour le mieux instruire et le mieux servir. Cette méthode n'est peut-être pas très progressive, mais elle est très chrétienne: et l'Eglise de Jésus-Christ peut difficilement en avoir une autre. S'il y en a une meilleure on ferait sagement de nous la faire connaître et de montrer les merveilles qu'elle a opérées.

(1) Cf. L'Avenir du Nord, 31 août - « Le Canada et le livre de M. Siegfried ». - L'auteur de l'article ajoute immédiatement: « Cette crainte--qui n'est que relative quand il s'agit des ordres religieux--devient une mesure énergique quand il s'agit du protestantisme. » Comprenez-vous qu'une crainte relative, quand il s'agit des ordres religieux, devienne une mesure énergique quand il s'agit du protestantisme? Tout l'article est de cette profondeur et de cette lucidité.

(2) - Le cas est fort rare où une commission scolaire doit nécessairement compter des ecclésiastiques parmi ses membres, et encore en petit nombre.

(3) - Sénat provincial.

(4) - Je n'ai point le texte de la dépêche sous les yeux; mais j'en garantis l'exactitude substantielle. Si l'on veut la contester, il sera facile de retrouver le texte même qui me fut communiqué de la part du Secrétaire d'Etat pour le faire parvenir à la connaissance d'un prélat canadien avec lequel on me savait en intimes relations.

(5) - M. Siegfried a eu tort d'écrire: « Les inspecteurs avouent presque tous être désarmés devant la parcimonie des commissions scolaires. Il faudrait une intervention décidée de l'État pour apporter un remède à la situation; mais il est à craindre que cette intervention ne se produise pas, car l'Église la redoute. » Qui ignore au Canada que le Conseil de l'Instruction publique a déjà voulu porter remède à cet état de choses et fixer un minimum de salaire pour les institutrices, sous peine, pour les commissions scolaires, de perdre l'octroi du gouvernement. Qui a refusé la sanction légale à ce règlement ? Le gouvernement et celui-là même qui avait mis dans son programme la réforme de l'instruction publique. Il est vraiment malheureux qu'un homme d'esprit et un gentilhomme soit assez mal renseigné par ses souffleurs pour faire des insinuations si manifestement contraires à la justice et à la vérité.

* Le père Pierre-Théophile-Dominique-Ceslas Gonthier est né en 1853 à Saint-Gervais, comté de Bellechasse, Québec. Après des études à Québec, il entra chez les pères Dominicains à Abbeville dans le département de la Somme, en France, en 1874. Il y poursuivit ses études en théologie pendant cinq ans. Reçu à la prêtrise en 1879, il retourna au Québec. Il fut successivement missionnaire à St. Hyacinthe (1879-85), curé d'une paroisse à Ottawa et supérieur du couvent dominicain (1885-94), missionnaire auprès des Franco-Américains à Fall River (1895-1897), puis professeur de théologie, prieur et maître des novices au monastère dominicain de St. Hyacinthe. Il rédigea de nombreux articles pour la revue La Nouvelle-France. La plupart de ses écrits furent rédigés sous un pseudonyme. Il décéda en 1917.

Source: Raphaël Gervais, pseudonyme de Dominique-Ceslas Gonthier, « Erreurs et préjugés. À propos d'un livre perfide. - Réflections et menus propos, toujours à l'occasion de M. Siegfried. - Nouveaux adversaires de l'Église catholique. - Tendance de l'école catholique et de l'école protestante. - Si les droits de l'État sont sacrifiés dans la Province de Québec. - L'histoire vraie du Ministère de l'Instruction publique, 1898. - La méthode catholique, dans La Nouvelle-France. Revue des intérêts religieux et nationaux du Canada français, Vol. 5, No 10 (octobre 1906): 485-499.

© 2000 Claude Bélanger, Marianopolis College