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Documents in Quebec History

 

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20 August 2001


Documents sur la grève de l’amiante de 1949 / Documents on the 1949 Asbestos Strike

Pierre-Elliott Trudeau et La Grève de l'Amiante (cinquième partie)

Mais ils n'étaient pas socialistes

L'un des critères dont Trudeau se sert pour démontrer la futilité de la pensée. nationaliste en matière économique, c'est avons-nous vu au précédent article (quatrième article), qu'elle n'a réussi ni à s'imposer dans « des institutions vivantes et dynamiques » ( p. 11 de La Grève de l'Amiante), ni à « déboucher sur l'action politique » (p. 69). Nous avons démontré la fragilité et le danger d'une telle analyse, fondée en somme sur le principe que seul est valable ou valide, ce qui réussit !

Il est cependant, dans l'exposé de Trudeau, un autre critère non moins fragile et inquiétant, notamment chez des gens qui se donnent en somme comme des modèles de largeur d'esprit, du moins si on en juge par les fréquentes accusations de fanatisme et d'étroitesse d'esprit qu'ils lancent aux autres ! Il n'est pas aussi nettement ou catégoriquement exprimé que le précédent. Il s'infère et s'impose de par le ton du morceau, comme de par toute une série, vraiment trop constante et soutenue pour être un simple effet du hasard, d'allusions et d'indications diverses à travers tout le texte.

C'est assez clairement en fonction de ce critère implicite que Trudeau a pu arriver à rejeter en bloc la pensée économique et sociale des nationalistes. Et cela même sur les points ou les nationalistes ont, comme je l'exprimais dans le second article de cette série posé des gestes ou dit des choses qui ne lui déplaisent pas. Toutes ces bonnes choses (et je référais alors à une dizaine de cas au moins) restent mauvaises à ses yeux parce que les nationalistes ne les envisagent pas sous le seul angle qui, selon lui, les rendraient valables : l'angle socialiste.

Le socialisme finit ainsi par être la définition même de la largeur d'esprit. On est un esprit large quand on sait s'émanciper de ce qui n'est pas socialisant pour se diriger vers le socialisme; on est étroit d'esprit si on évolue en sens contraire, ou si son persiste à ne pas vouloir se déplacer de la position contraire. Ainsi, conformément aux canons de l'époque, d'ailleurs mis à la mode par les socialistes, la largeur de vue devient elle-même engagée, … et conscrite, donc circonscrite. Elle ne vaut plus guère qu'entre initiés (avec admission plus ou moins tolérée de certains sympathisants). Et tout ce qui est en dehors n'est même plus digne qu'on discute ou dialogue avec lui. C'est ainsi que le nationalisme non socialiste (seule la divergence socialisme national et socialisme international paraissant sujet digne de dialogue) devient la pire, la plus incompréhensible des étroitesses d'esprit . . . et ses adeptes, indignes de toute considération ou rédemption.

Refus du socialisme = indigence de pensée ? !

Les preuves abondent dans le texte de Trudeau qu'il est bien pétri de cette mentalité, même s'il est loin d'être le plus hautain, le plus méprisant ou le plus fermé des adeptes de l'École. D'abord, elle constitue indiscutablement la trame fondamentale de tout le développement. Mais surtout, elle affleure constamment à la surface comme le rappel constant d'un thème musical dans une symphonie ou un leitmotiv-clef dans un opéra wagnérien. Les nationalistes étaient de braves gens par toutes sortes de côtés (nous avons vu l'éloge qu'il en faisait dans mon dernier article), mais ils étaient entachés de la tare fondamentale, du péché originel du XXe siècle : ils n'étaient pas socialistes, et ils n'arrivaient pas à le devenir !

Les nationalistes, nous a dit à un moment donné Trudeau, n'ont misé que sur la terre et n'ont su exalter que les vertus rurales. En fait, toute la suite nous montre que ce n'est pas si vrai que cela. L'abbé Groulx, par exemple, a fortement critiqué la concentration des richesses dans les mains d'une minorité et revendiqué notre droit à avoir notre part. Mais n'applaudissez pas trop vite ! C'était plus ou moins sérieux, car -- ne vous y trompez pas – « il ne faut pas lire dans ce passage une réaffirmation que la propriété c'est le vol » (p. 16 de la Grève de l'Amiante); boutade qui indique tout de même, selon le sens du texte, que c'en eût été au moins de quelque façon la condition d'efficacité. Un des exemples apportés page 26 pour montrer « l'extrême indigence de nos sciences sociales » tient d'ailleurs en une autre déclaration de l'abbé Groulx : « Un catholique est trop riche pour emprunter à des communistes et à des socialistes. »

Esdras Minville est également utilisé afin de faire la démonstration de cette soi-disant indigence. Il avait bien eu le mérite de dénoncer « l'inaptitude évidente, du régime capitaliste à résoudre les problèmes douloureux sortis de son propre fonctionnement ». (p. 26). Mais Trudeau nous laisse poliment voir qu'il n'y comprenait rien, vu qu'il croyait utile d'ajouter que nous ne pouvons attendre que de nous-mêmes la solution à nos problèmes à cause du « caractère inhumain des soi-disant réformes préconisées par les tenants du communisme et du totalitarisme de toutes les marques" (p. 26). De telles déclarations, comme celles de l'abbé Groulx, font, selon Trudeau, la preuve que leurs auteurs souffraient d'un état « d'idéalisme qui confine quasi à la schizophrénie » (p. 25). Malades tous ces gens : ils n'étaient pas socialistes !

Toujours dans la même veine d'ailleurs, Trudeau trouve d'un ridicule achevé. (il faut évidemment lire tout son texte pour sentir le poids de son mépris), un mémoire de la Société Saint-Jean-Baptiste à la Commission Sirois. On y trouve, en effet, « entre autres platitudes que la doctrine sociale catholique distingue l'individu de la personne » (distinction dont le succès est pourtant dû aux Maritain et aux Folliet, mon cher Trudeau !), qu'il faut établir des réformes basées sur une « juste notion du droit de propriété », « le relèvement du prolétariat et du salariat » et la « restauration du rôle véritable de l'État qui est de coordonner et non d'absorber ». (p. 39). Trudeau ne prend d'ailleurs pas de chance d'interpréter le mémoire, au risque d'être accusé d'avoir inventé ces passages hautement comiques (sic) ! Il cite au texte, entre parenthèses, pour que les initiés puissent en rire en toute objectivité !

Les mentions honorables . . . avec réserves !

L'École Sociale Populaire est mieux traitée. Elle est décorée du mérite d'un « zèle admirable pour la question sociale » (p. 41) . Mais malheureusement toujours, elle n'a jamais pu aller jusqu'au socialisme. Le plus loin qu'elle est parvenue dans son évolution, c'est à « la dénonciation la plus absolue, la plus décisive qui soit du capitalisme ». Mais ce n'est pas suffisant, car cette dénonciation était « couronnée par ces mots : Le capitalisme n'a rien en soit qui contredit la morale. (. . .) Il a un rôle social à jouer » (p. 41) . Et naturellement, une telle pusillanimité (sic) conduit l'École, « en contraste avec cette bienveillante tolérance (. . .) à la dénonciation du C.C.F. » (p. 41) .

Bien sûr, enchaîne l'auteur, les suggestions de l'Ecole Sociale Populaire sont considérées comme « très bienvenues sur la réglementation des institutions financières, sur l'étatisation de certaines catégories de biens (ici Trudeau cite au texte dans l'esprit évident de souligner l'insuffisance de la réserve) et la législation sociale » (p. 42). Mais la logique de l'École Sociale Populaire est fausse (!); au lieu d'aboutir au socialisme, elle conclut au coopératisme et au corporatisme (p. 42) ! Peut-on être aussi insignifiant . . . et ne pas voir la vraie lumière ! D'ailleurs quelles louches accointances ne peut-on pas deviner derrière le fait que « les condamnations des doctrines perverses par les Semaines Sociales se résument en une page chacune quand il s'agit de l'individualisme, du libéralisme, du racisme; mais pour ce qui est du socialisme et du communisme, il y en a pour plus de 13 pages" (p. 43).

L'Action Nationale d'après 1932 voit aussi sa cote monter parce qu'elle parle « plus souvent (après cette date) de la dictature économique » et « préconise des réformes sociales et politiques très valables ». Mais elle traîne toujours le même péché (sic) : elle condamne le parti C.C.F. parce que socialiste (p. 45 ) . Il ne lui reste plus alors que la futilité ( ! ) de l'achat chez nous, de la monnaie bilingue, du retour à la terre, du corporatisme, etc. (p. 46).

Quant à L'Actualité Économique, elle a parlé de bien des choses : agriculture, colonisation, corporatisme, syndicalisme, industrie, sécurité sociale, relations industrielles et crédit social; mais, ô suprême faute ! jamais « sur le C.C.F., ni sur les grandes grèves d'Arvida, de Sorel, d'Asbestos » (p. 54). Alors . . . !

L'épiscopat trouve en partie grâce aux yeux de Trudeau. Ne peut-on pas croire, en effet, qu'il a levé, en 1943, l'interdit contre le parti C.C.F. (p. 67) ? Il reste, bien sûr, ceux « qui renouvelèrent à propos du parti C.C.F., l'erreur commise naguère à l'égard du parti libéral" (p. 59). Que peut-on en effet penser de l'intelligence d'un Monseigneur Bruchési déclarant que « prétendre bannir de la terre cette inégalité ou s'insurger contre elle serait chimère » (p. 63). Et surtout d'un Mgr Gauthier qui dénonce le C.C.F., met en garde les catholiques de Montréal « contre la propagande socialiste qui les menace » (encore ici cité au texte pour qu'on n'accuse pas Trudeau d'avoir forcé la pensée de Monseigneur), qui approuve la Loi du Cadenas et critique ceux qui prétendent « que le vrai danger dont il faut nous garer n'est pas le communisme mais le fascisme » (nouvelle citation au texte) (p. 65 ). Que dire encore d'un Cardinal Villeneuve, qui condamne la C.C.F., approuve les résistances aux communistes tout en se déclarant neutre vis-à-vis des créditistes, et accepte d'accorder un certain crédit à l'oeuvre de Mussolini, même s'il en dénonce les dangers, car il souligne en même temps que la démocratie a aussi ses dangers (p. 24) ? En arrière plan, on discerne assez bien le mot qui a valu à Trudeau une certaine célébrité : « Foutaise que tout cela ! »

En fin de compte, il y a les Jeunes-Canada [sic], l'Action libérale nationale et le Bloc populaire, qui, quoique nationalistes, obtiennent, à ce palmarès, une mention plus qu'honorable. Ils ont su faire preuve de « réalisme » en prêchant les étatisations. Mais quelle salade que ces étatisations, branchées sur une juste dénonciation de la dictature économique et des trusts . . . mais avec accouplement à une autre dénonciation du « socialisme . .. . trust d'Etat » (p. 70) . Fi de ces primaires ! Ils n'ont même pas su être socialistes !

Absence de socialisme = inéluctable inefficacité ? !

Tout le corps de la doctrine nationaliste était donc miné par les termites de l'anti-socialisme. Rien par conséquent n'en pouvait sortir de bon même dans l'application d'idées, acceptables de soi à un socialiste, comme le coopératisme et le syndicalisme. Le mal était d'abord dans « une attitude d'esprit » (p. 23), malheureusement accentuée, selon Trudeau, par « la condamnation par le pape du socialisme athée » (p. 23) que nous aurions prise trop à la lettre pour alimenter une « pensée timorée et réactionnaire » (p. 12).

D'abord sur le plan politique, cela nous a conduits à rejeter le parti C.C.F. (parti socialiste) qui -- et Trudeau s'affirme ici plus carrément – « nous proposait des moyens politiques concrets pour mettre fin à ce colonialisme économique que notre nationalisme trouvait si blessant » (p. 23).

En fait, les nationalistes n'ont pas eu besoin des C.C.F. pour découvrir eux-mêmes ces « moyens politiques » de « mettre fin au colonialisme économique ». Trudeau a reconnu lui-même, comme nous l'avons vu précédemment, que plusieurs sections importantes du mouvement nationaliste, pour ne pas dire à certains moments presque tout le mouvement nationaliste, ont trouvé d'eux-mêmes ce moyen, et d'une façon plus satisfaisante du point de vue « colonialisme », puisque les C.C.F. n'acceptaient pas le provincialisme et ne juraient que pour des nationalisations ou des étatisations par le gouvernement fédéral. Mais ces déclarations, selon Trudeau, « sur le contrôle de l'Etat et les nationalisations, étaient trop sporadiques, trop timorées et surtout trop contradictoires pour constituer véritablement un message positif » (p. 27). Encore une fois, ce n'étaient pas des étatisations comme celles des C.C.F., des étatisations socialistes.

Le coopératisme ! Il ne pouvait évidemment pas réussir dans les mains de nationalistes non socialistes. « Cette institution, affirme Trudeau, présuppose le culte de la responsabilité démocratique et de la propriété collective, deux notions que la crainte du socialisme -- dans les villes en particulier -- nous obligeait systématiquement à étouffer » (p. 30).

Devant le syndicalisme catholique, Trudeau a tout de même un moment d'hésitation. Ses profondes amitiés syndicales et le fait que les syndicats catholiques sont plus ou moins devenus la forteresse pratique de Cité Libre le font hésiter. Ce syndicalisme bâtard ( ! ) c'est-à-dire national, donc dérogeant aux règles sacrées de l'internationalisme et de l'unité ouvrière au-dessus de toute autre valeur, peut-on tout de même affirmer qu'il n'a produit aucun résultat ? D'autant plus que c'est tout de même de lui qu'est sortie la grève de l'amiante. La prétendre eût été évidemment saper la thèse de tout l'ouvrage. Trudeau s'en dégage en affirmant que le nationalisme lui a fait en somme plus de tort que de bien; et que pour ce qu'il a produit de bon, « on serait presque tenté de dire que ce résultat fut un sous produit du hasard... » (p. 31) . Les points de suspension sont dans le texte . . . et pour cause !

Quant au corporatisme, n'étant pas admissible aux socialistes, il est évidemment exclu des bons aspects des thèses nationalistes. C'en est même le plus mauvais, car « il est certain, dit Trudeau, qu'une économie politique et une sociologie objective n'ont pas encore montré comment une superstructure légale, qui ne change rien d'essentiel aux institutions capitalistes, pourrait réconcilier les intérêts opposés du capital et du travail... » (p. 37). Autant dire que seul le socialisme peut y arriver, car pour pouvoir condamner ainsi le corporatisme parce qu'il ne détruit pas le capitalisme, il faut ou bien être complètement irresponsable et chercher à détruire sans savoir quoi mettre à la place, ou bien avoir en tête qu'il existe déjà un système qui, en fonction « d'une économie politique et d'une sociologie objective » ont réussi à réconcilier ces intérêts en le détruisant. Naturellement, il resterait à Trudeau à démontrer qu'une telle preuve a bien été établie et admise, comme garantie de son objectivité, par d'autres que des socialistes.

A la recherche du monolithe !

Tout ce dossier, qui se veut formidable contre les nationalistes, se résume en définitive à cette seule grande ( !) accusation, indéfiniment reprise et répétée comme un écho : ils ne sont pas socialistes ! Cet homme Trudeau, qui a fait tant d'efforts, tant d'acrobaties pseudo-scientifiques, pour essayer de qualifier de monolithique une pensée, en somme, plutôt floue et ondoyante, mal intégrée, se cherchant continuellement, et oscillant selon les individus entre le retour à la terre, l'industrialisation progressive, les étatisations, le corporatisme, le syndicalisme national, l'achat chez nous, sans compter une infinité d'autres propositions plus ou moins valables ou plus ou moins saugrenues (mais signes d'une tension continuelle de pensée et d'action), cet homme n'a à opposer à cette multiplicité de points de vue, d'orientations et de solutions, que le socialisme, en fonction duquel il juge apparemment de tout ! Et c'est lui qui serait le multiple, l'éclectique, l'homme aux idées larges et souples; et ce sont les autres, les nationalistes, qui seraient le bloc, le fanatisme, l'étroitesse de vision, le monolithe ! Décidément, il faudra bientôt entreprendre la refonte du dictionnaire, car la volonté des jeunes de rompre avec toute tradition atteint de telles proportions que même les mots d'aujourd'hui ne pourront plus avoir le sens d'hier !

Cette constance à définir le bien et le mal, la futilité et la profondeur de pensée, en fonction des attitudes que chacun prend sur le socialisme est évidemment fort significative. Elle nous fournit d'ailleurs la clef du type d'interprétation en vertu duquel Trudeau a pu satisfaire son esprit de l'objectivité et de la véracité de ses affirmations et conclusions. Car, encore une fois, il ne prouve autrement rien de ce qu'il avance. Autrement dit, il ne s'agit pas d'une preuve par les faits, mais d'une preuve par une hypothèse non démontrée, mais préalablement admise comme vraie.

Cette hypothèse est esquissée d'une façon positive en un endroit. A ce moment, Trudeau s'avance jusqu'à manifester l'espoir que certains nationalistes finiront par comprendre que « seul un radicalisme social peut leur permettre de traverser du passé à l'avenir » (p. 71) . Mais, telle quelle cette déclaration reste incompréhensible, car la plupart des nationalistes les plus en vue ont constamment compris ainsi leur vérité. Ils ont été effectivement, comme il sera aisé de le démontrer un jour, des radicaux sur le plan social. Sans cependant y voir un moyen de « traverser du passé à l'avenir », formule qui n'aurait guère eu de sens pour eux, vu qu'ils n'étaient pas suffisamment déterministes pour croire que le radicalisme du bien commun véritable ou du bien tout court doive nécessairement être celui qui triomphe en pratique dans ce monde-ci.

Pour éclairer la lanterne de Trudeau, il faut et il suffit de définir un vrai radicalisme social comme devant nécessairement être socialiste. On comprend alors que tous les autres types de radicaux ne puissent plus être considérés comme radicaux; ils deviennent des « réactionnaires ». Et « la traverse du passé à l'avenir » n'est plus que le passage du capitalisme au socialisme. On peut voir ainsi que tout le travail de Trudeau est monté sur la conception dialectique du matérialisme historique, en vertu de laquelle le passage nécessaire à travers le capitalisme ne doit pas être pris comme une valeur stable, mais seulement comme l'élément passager et nécessaire d'une synthèse dont le stade final est le socialisme sauveur et rédempteur du prolétariat, donc du monde.

Selon cette hypothèse, l'erreur devient évidente « de ces penseurs (nationalistes) qui construisirent au XXe siècle une superstructure où s'intégraient d'une façon homogène et logique toutes les idées sociales qui avaient servi au groupe, canadien-français à une époque révolue de son histoire » (p. 12). Toutes les idées de notre passé, fussent-elles une émanation de la doctrine sociale de l'Église, n'existent qu'en fonction d'un monde capitaliste, selon cette optique. Et pour passer de cette phase périmée au nouveau monde qui s'annonce au XXe siècle, il faut rejeter tout cela, qui ne peut être que richesses d'iniquités dans le nouveau paradis socialiste.

Prétendre garder une attitude contraire, attachée aux vieilleries du passé, c'est, toujours dans cette perspective, se condamner évidemment à l'inefficacité. C'est s'attacher à « une pensée sociale impossible à réaliser » (p. 13). Voilà pourquoi l'autoritarisme et le cléricalisme nous ont fait tant de mal : la seule doctrine « qu'il était permis d'exposer (aux nationalistes, qui s'y soumettaient) devait procéder du traditionalisme le plus improductif » (p. 14) ! Assez habiles parfois à diagnostiquer les malaises, nous étions rendus ainsi impuissants « à résoudre seuls les problèmes des temps nouveaux » (p. 19). Car « notre doctrine sociale de l'Église » s'en trouvait réduite « à élaborer des systèmes conceptuels sans aucun rapport objectif avec la réalité et souvent sans possibilité d'application » (p. 21). Bien sûr, cela est-il incontestable pour une doctrine qui condamne le socialisme, à partir du moment où l'on accepte que le socialisme paraisse irrévocablement inscrit dans les desseins de la Providence par le jeu d'un aveugle déterminisme. On comprend alors qu'après avoir cherché, comme Diogène, un centre dans Québec où l'on fût réaliste, il n'ait pu rien trouver d'autre que la Faculté des Sciences sociales de Laval, « où une équipe d'une quinzaine de professeurs permanents s'efforçaient d'élaborer et d'enseigner une pensée sociale scientifiquement valable pour l'époque contemporaine » (p. 57).

Un échafaudage bien plus qu'une démonstration !

Naturellement, n'oubliez jamais, en lisant, le mot socialisme, car sans cela vous tombez des nues et ne comprenez plus rien. Vous voyez des mots vagues et des concepts très généraux, et vous ne cessez de demander pourquoi tout cela est « irréaliste », « impossible à réaliser », « improductif », « futile », « timoré », etc., vu que ce n'est d'ailleurs nulle part expliqué ni démontré. Tirez donc à Trudeau l'échelle du socialisme sur laquelle il s'est grimpé pour regarder les choses d'une certaine hauteur, et il perd pied. Sa thèse devient alors le plus formidable échafaudage de « platitudes » (que Trudeau m'excuse d'utiliser son vocabulaire, mais je tiens à ne pas pratiquer de plus gros mots que les siens) et d'affirmations gratuites qui se soient jamais vues chez nous dans un développement à prétention scientifique. A la lueur du socialisme toutefois, on peut soutenir que c'est une des plus lumineuses analyses qui nous ait encore été donné sur notre situation et les causes de nos difficultés.

Tout le problème est donc dans le socialisme. L'histoire ne débouche-t-elle vraiment que sur cette seule issue ? Son mouvement est-il irrévocablement déterminé dans le sens d'une socialisation inéluctable et progressive de l'humanité ? Ce mouvement irrévocable, s'il existe, est-il rectiligne, et le socialisme en est-il le couronnement final ou seulement une phase cyclique destinée de toute façon à engendrer automatiquement une réaction, un retour de balancier ? De quelle nature réelle est l'irrévocabilité du mouvement, si elle existe ? D'une nature fondamentale liée à une évolution nécessaire de la nature humaine (l'homme en voie vers la divinisation selon la conception marxiste traditionnelle) ou simplement d'une nature empirique, c'est-à-dire liée à des phénomènes contingents et à des lois statistiques déterminées par la lenteur des évolutions idéologiques et des réformes politiques, mais toujours susceptibles de revirements soudains en fonction des hasards de l'histoire et de leurs effets sur la mentalité des élites et la psychologie des masses ?

Où sont les véritables réponses scientifiques à ces questions, qui pourraient justifier Trudeau de bazarder aussi lestement le passé et de mépriser la pensée philosophique accumulée des siècles précédents ? Car la confusion fondamentale dans laquelle tombe Trudeau est là : opposer la thèse socialiste aux philosophies traditionalistes, comme une conclusion scientifique qui déboulonnerait à jamais les prétentions contraires d'une spéculation abstraite; alors que le socialisme n'est en définitive qu'une philosophie et une foi, appuyée sur ses propres principes, différents de la philosophie traditionnelle, et qui a servi à la formulation d'une hypothèse socio-économico-historique sur l'évolution du monde. Sur le plan scientifique, la thèse marxiste du matérialisme historique peut tout au plus être considérée comme une hypothèse, que peuvent justifier certaines apparences séduisantes, mais qui reste fortement contredite par des esprits sérieux en fonction des nombreux chaînons défectueux qu'il est possible d'y déceler.

A l'échelle du socialisme, dans l'interprétation du texte, substituez, en effet, l'échelle du catholicisme traditionnel, et tout change instantanément. La critique de Trudeau devient mesquine et insignifiante : elle se réduit d'elle-même en somme à la dimension que Trudeau prête à la thèse nationaliste, vue du haut de l'échelle socialiste. L'hypothèse socio-économico-historique qui s'impose alors, c'est que le socialisme n'est qu'un phénomène, qu'un fait contingent résultant du jeu des forces transitoires par lesquelles l'histoire est entraînée par moments en dehors de son champ normal. Dans ces perspectives, c'est fausser la réalité que d'ériger le socialisme à la dignité d'une philosophie fondamentale, à la qualité d'essence; et de le considérer comme un progrès réel par rapport aux principes catholiques. Parce qu'il n'est pas dans le principe, mais dans les accidents, il est évidemment appelé à passer par une apogée (climax), puis à décroître par un retour vers la normale. Ceux qui restent fidèles au principe, à la doctrine essentielle, deviennent alors, non plus les aveugles qui refusent de marcher dans le sens de l'histoire, mais les clairvoyants par excellence qui travaillent à empêcher les déviations, à réduire les faits aberrants et à maintenir ainsi constamment le courant historique dans ce lit normal dont il ne peut jamais sortir vraiment.

Entre les deux thèses, la catholique, et la socialiste, il y a évidemment des inconciliables, mais il faut se rendre à l'évidence qu'ils relèvent de principes irréconciliables et d'actes de foi contradictoires. La science ne peut pas départager actuellement, et ne pourra probablement jamais départager l'un ou l'autre. Du vrai socialisme au vrai catholicisme, il n'y a pas à proprement de conviction réciproque possible; il n'y a que la conversion. Il est peu probable d'ailleurs que l'École de Trudeau soit convertie au vrai socialisme, même si elle en a souvent le langage, comme dans le chapitre de la Grève de l'Amiante qui est discuté ici. Nous sommes simplement en face de catholiques que les circonstances ont imprégnés de concepts socialistes et qui n'ont pas encore atteint le point suffisant d'approfondissement pour se rendre compte que leurs idées socialistes relèvent d'une foi -- et non d'une science -- qui n'est pas la leur.

Ils ne voient pas, par suite, qu'ils siègent dans l'étroitesse d'esprit même qu'ils reprochent aux autres en se permettant de traiter d'insignifiants des gens qui se refusent à accepter une interprétation de l'histoire dérivant d'une foi contraire à la leur. La largeur d'esprit véritable, en effet, exige justement cette distinction entre les questions de faits et les questions de principes et de foi; et la capacité de concevoir que, des fois, on ne discute pas plus que des goûts et des couleurs. L'homme d'esprit large les respecte toutes dans l'esprit des autres (ce qui ne veut pas dire naturellement qu'il les trouve toutes bonnes), parce qu'il sait bien que toutes sont irréductibles à l'argument ou à l'évidence des faits; que toutes commandent une vision particulière du monde qui peut avoir ses grandeurs comme ses petitesses. Et que par suite on ne saurait jamais être futiles, ou insignifiants, au sens scientifique du terme, parce qu'on entrevoit aux difficultés du monde, selon sa foi, d'autres solutions que celles qui émanent des partisans d'une foi contraire.

Encore une fois, il n'y a qu'un pamphlétaire qui peut s'autoriser de partir de là pour prononcer des jugements aussi péremptoires que ceux-là qu'on retrouve dans la Grève de l'Amiante. Et chez un pamphlétaire de foi chrétienne, cela devient un grave signe d'inconscience ou de légèreté, car en matière de foi il faut être d'un côté ou de l'autre. S'appuyer sur les conclusions dérivées d'une philosophie pour détruire par l'argument scientifique une philosophie contraire sans se soucier de vérifier les postulats et les principes de ces deux philosophies et sans les confronter, constitue évidemment une erreur majeure de méthodologie, qui réduit quasi à néant la valeur du travail de Trudeau. Un magnifique pamphlet, peut-être ! Un pamphlet dangereux cependant par les confusions fondamentales qu'il véhicule ! Mais une étude objective, une contribution véritable à la compréhension de nos problèmes ? Seuls ceux qui ont les mêmes préjugés que Trudeau et qui en sont pétris au point de les confondre avec la vérité pourront ou ont pu lui décerner une telle palme !

Source : François-Albert Angers, « Pierre-Elliott Trudeau et La grève de l’amiante. Cinquième partie. Mais ils n’étaient pas socialistes », dans L’Action nationale, mai-juin 1958, pp. 570-585.

© 2001 Claude Bélanger, Marianopolis College