Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Novembre 2013

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

Pour comprendre les débats

Extraits de L'Appel de la Race

(quatrième édition)

 

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

 

Le manque d'éducation patriotique dans les collèges

« L'appel de la race » et le « Coin de fer »

Nuages à l'horizon ... indécision et théories de Gustave Le Bon

Définition de la « race »

Angoisse et « volontaire indirect »

 

 

 

Le manque d'éducation patriotique dans les collèges

 

 

[p. 12] C'est là [à la baie Saint-Michel de Vaudreuil] qu'était né, en l'année 1871, Jules Lamontagne qui ne rétablirait l'orthographe de son nom que beaucoup plus tard. Longtemps les Lamon­tagne restèrent pauvres. Jules fut le premier dans la famille que l'on osa mettre au collège. Il avait dix ans lorsqu'il prit la route du Séminaire de X ... D'intelligence précoce mais solide, l'enfant y fit de bonnes études. Une seule chose lui manqua affreu­sement: l'éducation du patriotisme. Ainsi le voulait, hélas! l'atmosphère alors régnante dans la province française du Québec.

 

[p. 13] Nul mystère plus troublant, pour l'historien de l'avenir, que la période de léthargie vécue par la race canadienne-française, pendant les trente dernières années du dix-neuvième siècle. Voyons-y l'influence rapide et fatale d'une doctrine sur un peu­ple, cette doctrine eut-elle à dissoudre, pour régner, les instincts ataviques les plus vigoureux. Comment, en effet, la vigilance combative du petit peuple du Québec, développée par deux siècles de luttes, avait-elle pu soudainement se muer en un goût morbide du repos? Quelques discours, quelques palabres de politiques y avaient suffi. Pour faire aboutir leur projet de fédération, les hommes de 1867 avaient présenté le pacte fédératif, comme la panacée des malaises nationaux. Hommes de parti et pour em­porter coûte que coûte ce qui était le projet d'un parti, ils usèrent et abusèrent de l'argument. La fausse sécurité développée, propagée par ces dis­cours imprudents produisit en peu de temps une gé­nération de pacifistes. Un état d'âme étrange se manifesta tout de suite. On eût dit l'énervement subit de tous les ressorts de l'âme nationale, de tous les muscles de la conscience: la détente du chevalier qui a trop longtemps porté le heaume et la cuirasse et qui, l'armure délacée, s'abandonne au sommeil. Moins d'un quart de siècle de fédéralisme accepté avec une bonne foi superstitieuse amena le Québec français à la plus déprimante langueur. Du reste, les politiciens étaient devenus les guides souverains; les nécessités des alliances de parti, l'ambition de se concilier la majorité anglaise les poussaient à l'abandon  [p. 14] des positions traditionnelles. Peu à peu le vieux patriotisme français du Québec s'affaiblit, sans qu'on vît croître à sa place le patriotisme ca­nadien. Les hommes de 1867 avaient manié, modelé de l'argile; ils avaient tâché de rapprocher les uns des autres les membres d'un vaste corps, lais­sant à leurs successeurs de les articuler dans une vraie vie organique. Par malheur, l'effort dépassait le pouvoir de ces petits hommes à qui manquait le souffle créateur. A la longue avec la décadence des mœurs parlementaires, ce qui n'était d'abord que verbiage officieux devint sentiment, puis doctrine. Vers 1885, avec l'affaire Riel, vers 1890 avec la question des écoles du Manitoba, des orages grondèrent. L'endormi se livra à quelques bâillements. Mais les mêmes narcotiques opéraient toujours. Et comment espérer un ressaut de la conscience popu­laire, quand les chefs érigeaient le sommeil au rang d'une nécessité politique?

 

Voilà bien l'amosphère empoisonnée où avait grandi la génération du jeune Lamontagne. Un jour le Père Fabien lui avait dit en gémissant:

 

— Quel mystère tout de même, mon ami, que ces aberrations de l'instinct patriotique chez les jeu­nes gens de votre temps!

 

Ce jour-là, Lantagnac avait répondu un peu piqué:

 

— Mon Père, vous oubliez une chose: que je suis sorti de collège, moi, aux environs de 1890. Qu'ai-je entendu, jeune collégien, puis étudiant, aux jours des fêtes de la Saint-Jean-Baptiste? Interrogez [p. 15] là-dessus les jeunes gens de ma génération. Demandez-leur quels sentiments, quelles idées patriotiques gonflaient nos harangues sonores? La beauté, l'amour du Canada? La noblesse de notre race, la fierté de notre histoire, la gloire militaire et politique des an­cêtres, la grandeur de notre destin, pensez-vous? Non pas; mais bien plutôt les avantages des institutions britanniques, la libéralité anglo-saxonne, la fidélité de nos pères à la couronne d'Angleterre. Celle-là surtout, telle était bien notre plus haute, notre première vertu nationale. Quant au patriotisme rationnel, objectif, fondé sur la terre et sur l'histoire, conviction lumineuse, énergie vivante, chose inconnue! avait continué l'avocat ... La patrie! un thème verbal, une fusée de la gorge que nous lan­cions dans l'air, ces soirs-là, et qui prenait le même chemin que les autres... Ah! que l'on nous soit in­dulgent! avait enfin supplié Lantagnac. On n'a pas le droit d'oublier quels tristes temps notre jeunesse a traversés. Sait-on que, dans le monde d'alors, l'état d'âme, l'attitude du vaincu, du perpétuel résigné, nous étaient presque prêchés comme un devoir? qu'oser rêver d'indépendance pour le Canada, qu'o­ser seulement parler de l'union des Canadiens fran­çais pour la défense politique ou économique, nous étaient représentés comme autant de prétentions im­morales? Le sait-on, mon Père?

 

...

 

« L'appel de la race »et le « Coin de fer »

 

[p. 32] Un instant les deux hommes [père Fabien et Lantagnac] se regardèrent sans parler, remués jusqu'au fond de leur être. Lantagnac rompit le premier le silence:

 

— Mon Père, je vous en prie, épargnez ma fai­blesse. Je n'ai pas le droit de l'oublier: je ne suis encore qu'un néophyte.

 

—Non pas, reprit vivement le Père Fabien, mais un converti; ce qui est bien autre chose.

 

— Mais le converti persévérera-t-il? insista Lantagnac avec une humilité sincère. Parviendrai-je à me dégager entièrement? Si vous saviez comme je me sens faible au moment de rentrer dans mon mi­lieu, avec cette âme nouvelle. Puis, entre mes en­fants et moi, il y a quelqu'un ... Hélas, je le sais trop: en les reprenant à leur éducation anglaise, c'est à leur mère d'abord que je vais les reprendre. Le pourrai-je sans me préparer une catastrophe?

 

Le Père Fabien s'employa à réconforter le con­verti:

 

— N'ayez crainte, mon ami. Un aristocrate comme vous est né diplomate; vous surmonterez l'obstacle extérieur. Quant à l'autre, n'ayez crainte davantage. Vous avez entendu quelque chose d'ir­résistible: l'appel de la race. Il y a plus. Le coin de fer est entré en vous; il achèvera son œuvre, mal­gré vous s'il le faut.

 

Et comme l'avocat paraissait attendre une ex­plication, l'oblat reprit:

 

— Vous êtes-vous jamais demandé, Lantagnac, le pourquoi de ces conversions, de ces retournements de vie comme le vôtre qui s'accomplissent vers la [p. 33] quarantaine? Voici ma théorie à moi, que j'appelle: la théorie du coin de fer. Je me dis que la personnalité psychologique, morale, la vraie, ne saurait être composite, faite de morceaux disparates. Sa na­ture, sa loi, c'est l'unité. Des couches hétérogènes peuvent s'y apposer, s'y adapter pour un temps. Mais un principe intérieur, une force incoercible pousse l'être humain à devenir uniquement soi-mê­me, comme une même loi incline l'érable à n'être que l'érable, l'aigle à n'être que l'aigle. Or, cette loi, qui ne le sait? agit plus particulièrement quand l'homme s'achemine vers ce que Dante appelle « le milieu du chemin de la vie ». Si l'homme est pétri de bonne argile, si la personnalité foncière est vi­goureuse, c'est pour lui l'instant unique, c'est le mo­ment de la maturité où il se décide à posséder l'in­tégrité de ses forces, où il cherche à unifier sa pen­sée et son être moral. Alors, attention! C'est aussi l'heure du coin de fer. La moindre circonstance, un incident, une parole, un rien, — un pèlerinage, par exemple, à la petite patrie, — introduit le coin au point de soudure du tuf humain et des couches d'emprunt. L'effet est rapide, soudain. Les couches, les apports étrangers volent en éclats. La personna­lité se libère. Et l'homme véritable, l'homme de l'unité surgit, se dégage comme la statue se délivre de sa gangue.

 

... Ainsi, mon ami, conclut le Père Fabien, allez bravement vers l'avenir. C'est la délivrance qui va s'achever.

 

— Dites plutôt: c'est le travail, c'est la lutte qui commence.

 

 

...

 

 

Nuages à l'horizon ... indécision et théories de Gustave Le Bon

 

[p. 61]

 

L'abîme, il lui fallut bien, malgré qu'il en eût, l'envisager bientôt, avec son vertige. Un soir Lantagnac veillait seul avec Maud. Depuis une heure au moins Virginia et Nellie avaient gagné leur chambre. Entre les deux époux, la conversation languissait. A peine un mot par ci par là, une réflexion restée souvent sans réponse, rompait la monotonie du lent tic-tac de la grande horloge normande au [p. 62] coin du salon. Chacun tenait un livre à la main; mais les yeux des deux erraient bien au delà des pages. Lantagnac se risqua à rompre ce demi-silence qui lui pesait:

 

— Etes-vous souffrante, Maud, que vous ne par­lez point?

 

La tête de Maud se pencha plus profondément sur son livre. Soudain, sa poitrine se souleva dans une convulsion trop longtemps comprimée; elle écla­ta en sanglots.

 

Lantagnac s'était levé.

 

— Mais, qu'y a-t-il donc, ma pauvre enfant? Maud ferma précipitamment son livre.

 

— Il y a, mon ami, répondit-elle, en entrecou­pant ses mots d'effusions de larmes, il y a que vous regrettez votre mariage et que notre bonheur est fini...

 

Lantagnac n'eut pas le temps de répondre. Maud gravissait en toute hâte l'escalier du salon, laissant seul son mari, acculé, cette fois, sans retour possi­ble, à la réalité poignante.

 

Pour de bon, le pauvre mari comprit, à cette heure, que sa vie accédait à la tragédie. Pendant qu'il restait là, dans cet isolement du grand salon qui le glaçait, une vision très nette traversa son esprit. Il aperçut, dans sa propre existence, ce que lui avait durement révélé son expérience du tribu­nal, en particulier celle des cours d'assises: l'impla­cable retentissement d'une faute à travers une vie humaine, l'enchaînement fatal des expiations. Il est des existences, il le savait, qu'une seule erreur a [p. 63] faussées, entièrement désaxées. Cette erreur, Lantagnac n'en doutait plus: il l'avait commise lui-même, vingt-trois ans passés; et c'en étaient les dures ré­percussions qui commençaient de l'atteindre.

 

Cette scène de Maud, les réflexions douloureu­ses qui la suivirent, ralentirent de beaucoup l'ardeur du converti. Ce ne fut d'abord qu'une lassitude con­tre laquelle il se défendit. Mais peu à peu une ten­tation, un découragement se précisa et envahit tout le champ de sa conscience. Maintenant qu'il pouvait peser, à côté des pertes certaines et affreuses, les gains seulement probables de son effort, cela valait-il la peine de tant risquer? A quoi bon vraiment? De ses contacts plus intimes avec ses enfants n'a­vait-il pas recueilli d'assez troublantes révélations?

 

— Quelle était donc, s'était-il demandé souvent, l'étrangeté de ces cerveaux d'adolescents?

 

Lantagnac n'avait suivi que de loin l'éducation de ses fils et de ses filles. Chez eux il connaissait le fond, les qualités du tempérament; peu ou point la forme de l'esprit. Leurs succès l'ayant toujours ras­suré sur leur dose d'intelligence, il s'était abstenu de pousser plus loin son enquête. Et maintenant voici qu'il découvrait chez deux surtout de ses élèves, il ne savait trop quelle imprécision maladive, quel désordre de la pensée, quelle incohérence de la personnalité intellectuelle: une sorte d'impuissance à suivre jusqu'au bout un raisonnement droit, à con­centrer des impressions diverses, des idées légèrement complexes autour d'un point central. Il y avait en eux comme deux âmes, deux esprits en lutte et [p. 64] qui dominaient tour à tour. Le plus étrange c'est que ce dualisme mental se manifestait surtout en William et en Nellie, les deux en qui s'affichait do­minant le type bien caractérisé de la race des Flet­cher. Tandis que Wolfred et Virginia accusaient presque exclusivement des traits de race française: les traits fins et bronzés des Lantagnac, l'équilibre de la conformation physique, en revanche l'aînée des filles et le cadet des fils, tous deux de chevelure et de teint blonds, plutôt élancés, quelque peu fili­formes, reproduisaient une ressemblance frappante avec leur mère.

 

—Une fois de plus les formes intérieures de la vie, les modalités de l'âme auraient donc façonné, sculpté l'enveloppe charnelle, se disait le pauvre père.

 

Dans le temps, Lantagnac s'en souvenait, sa dé­couverte sur la complexion mentale de ses enfants l'avait atterré. Involontairement il s'était rappelé un mot de Barrès: « Le sang des races reste identique à travers les siècles! » Et le malheureux père se sur­prenait à ruminer souvent cette pénible réflexion:

 

— Mais il serait donc vrai le désordre cérébral, le dédoublement psychologique des races mêlées!

 

Il se rappelait aussi une parole terrible du Père Fabien, un jour que tous deux discutaient le pro­blème des mariages mixtes:

 

— Qui sait, avait dit le Père, avec une fran­chise plutôt rude, qui sait si notre ancienne noblesse canadienne n'a pas dû sa déchéance au mélange des sangs qu'elle a trop facilement accepté, trop souvent [p. 65] recherché? Certes, un psychologue eût trouvé le plus vif intérêt à observer leurs descendants. Ne vous paraît-il pas, mon ami, qu'il y a quelque chose de trouble, de follement anarchique, dans le passé de ces vieilles familles? Comment expliquez-vous le dé­lire, le vertige avec lequel trop souvent les rejetons de ces nobles se sont jetés dans le déshonneur et dans la ruine?

 

Ce jour-là, Lantagnac, fortement impressionné par l'accent énergique du religieux, par la vérité im­placable qui jaillissait de sa parole, n'avait pu trou­ver un seul mot à répondre. Du reste, le Père Fa­bien lui avait glissé dans sa poche un petit volume en lui disant:

 

— Vous savez, je ne gobe pas plus qu'il ne faut ce docteur Le Bon. Mais un de ces jours, Lantagnac, quand vous aurez une minute à vous, lisez attenti­vement, je vous prie, les pages dont le coin est re­plié. Pour une fois, je crois que le pernicieux doc­teur a parlé d'or. Il n'a fait, du reste, que résumer les conclusions actuelles de l'ethonologie.

 

Ces pages qu'il avait lues dans le temps et qui l'avaient laissé si amèrement songeur, il veut les re­lire, maintenant que ses propres observations lui en révèlent la pénible vérité. Un soir donc, Lantagnac prend dans sa bibliothèque le minuscule volume du Dr Gustave Le Bon qui a pour titre: Lois psycholo­giques de l'évolution des peuples, et il lit aux pages 59, 60, 61, ces passages marqués au crayon rouge:

 

« Les croisements peuvent être un élément de progrès entre des races supérieures, assez voisines [p. 66] telles que les Anglais et les Allemands d'Amérique. Ils constituent toujours un élément de dégénérescen­ce quand ces races, même supérieures, sont trop dif­férentes ».

 

« Croiser deux peuples, c'est changer du même coup aussi bien leur constitution physique que leur constitution mentale ... Les caractères ainsi créés restent au début très flottants et très faibles. Il faut toujours de longues accumulations héréditaires pour les fixer. Le premier effet des croisements entre des races différentes est de détruire l'âme de ces races, c'est-à-dire cet ensemble d'idées et de sentiments communs qui font la force des peuples et sans les­quels il n'y a ni nation ni patrie ... C'est donc avec raison que tous les peuples arrivés à un haut degré de civilisation ont soigneusement évité de se mêler à des étrangers. »

 

Lantagnac referma le livre. Longtemps, dans son fauteuil, près de sa lampe, il resta rêveur, à pe­ser avec amertume les responsabilités de son maria­ge, les engouements de sa jeunesse qui l'avaient préparé.

 

— Ce sera là, se disait-il, la grande erreur de ma vie. Et cette erreur est irréparable.

 

Ces réflexions sans issue survenant après tant d'incidents pénibles, auront raison, il le craint, de ses résolutions de Saint-Michel.

 

—A quoi bon? se redit-il toujours, à quoi bon tant risquer pour une oeuvre qui doit fatalement avorter? Ils sont deux, peut-être trois, qui jamais ne pourront devenir français. Je le vois maintenant: [p. 67] il y a des unités humaines qui ne se défont plus. Par l'éducation que ces enfants ont reçue, par la langue qu'ils ont exclusivement parlée, par le déter­minisme de la race qui pèse sur eux, une sorte de discipline fatale a fixé à jamais leurs façons de pen­ser et de sentir, leurs façons de concevoir les pro­blèmes fondamentaux de la vie; une loi rigide a modelé impitoyablement les formes de leur esprit.

 

La tentation ne s'arrête pas là. Lantagnac se met à douter de sa propre conversion. Ses beaux souvenirs, ses émotions de Saint-Michel s'évanouis­sent peu à peu, comme ferait l'arome d'une fleur coupée de ses racines et qui achèverait rapidement dans l'eau d'une amphore sa vie artificielle. A cha­que fin de semaine, tout a conspiré pour lui faire manquer sa visite au Père Fabien. L'atmosphère qu'il respire constamment à son étude, au bureau, dans les clubs, sur les terrains de golf, dans les salons où il en reste encore à ses anciennes relations, tout lui fait de sa nouvelle vie un accident plutôt qu'une habitude. Parfois même, sous le poids plus lourd de l'indolence qui reprend possession de lui, il lui ar­rive de se dire désespérément:

 

— Non, c'est inutile, je n'en sortirai jamais. Je porte en mes veines, comme un poison impossible à éliminer, tout le narcotique qui a endormi ma gé­nération.

 

...

 

 

Définition de la race

 

[p. 110]

— Mon Dieu! disait Maud, où cela nous mène-t-il? Combien de temps, à ce régime, pourrons-nous vivre ensemble?...

 

[p. 111] Appréhensions hélas, que la pauvre femme n'eût pas trouvées trop vives, si elle eût pu lire, à cette époque, le journal intime de son mari. Ouvrons ce journal. Lantagnac qui n'avait rien de l'égotisme romantique, n'y écrivait qu'à des dates fort éloi­gnées, ses plus durables impressions. Mais ces pages trop rares vont nous dire avec quelle magnanimité, quelle ardeur absolue, cette âme de Français en­treprit de se libérer de ses anciennes attaches.

 

15 décembre 1915: «Le passé se rachète-il? Un remords angoissant m'étreint le coeur. Je songe que, pendant vingt-cinq ans, moi, riche avocat, j'ai don­né aux miens le scandale de l'apostasie nationale. En ces heures où les mauvaises tristesses me volent autour des tempes comme une nuée de papillons noirs, je crois voir parfois la lignée des de Lantagnac canadiens, toute la théorie des aïeules en coiffe blanche défiler devant moi, la figure voilée et triste. Ceux-là, je le sais, ont défendu, malgré leur pau­vreté, le grand héritage de l'âme ancestrale, la fi­délité à la culture. Et moi, qu'ai-je fait? qu'ai-je fait? Le passé se rachète-t-il? »

 

« L'autre jour, j'ai longuement médité une dé­finition de la race que j'avais recueillie dans un de mes ouvrages favoris. «La race », c'est « un équili­bre durable, éprouvé, de qualité morales et d'habi­tudes physiques, qu'un apport hétérogène et massif risquerait de rompre ». Pourquoi cette brève formule a-t-elle si longtemps retenu et agité mon esprit? Ah! c'est qu'elle ponctuait pour moi, et de façon [p. 112] aiguë, la responsabilité de ces classes qui, plus que les autres, détruisent «l'équilibre durable » par «l'apport hétérogène ». Depuis ce jour, comme je voudrais crier à nos bourgeois oublieux qui disent peut-être: « Qu'importe à la collectivité un ou deux individus de moins? », comme je voudrais leur tenir constamment sous les yeux, ainsi qu'un mot d'ordre et un aiguillon de remords, ces pensées trop vraies d'Edmond de Nevers:

 

« Chacun des descendants des 65,000 vaincus de 1760 doit compter pour un ... Chaque défection de l'un des nôtres, chaque manifestation d'un esprit qui n'est plus le vieil esprit français, fier, intransi­geant, superbe, encourage cette pensée chimérique si ardemment caressée par les pan-saxonistes de notre assimilation future.

 

« Et moi, pour arrêter le fléchissement dans ma propre famille, pour réparer ma grande faute, ai-je fait tout ce que je devais faire? Enfin j'aurai pris une résolution pratique. Je ne veux plus qu'à l'ave­nir un seul de mes compatriotes s'autorise d'un seul de mes mauvais exemples. J'ai pensé également à mes fils, dans l'espérance qu'un jour, peut-être, leurs sentiments guidés par mes sacrifices accompliraient la même courbe que les miens. Et voici ce que je veux écrire dans mon journal, pour m'y tenir irré­vocablement: Fini, tout de bon fini mes assiduités au Country club! Fini aussi pour le printemps prochain, mes parties de golf à Chelsea et à Aylmer! Cette décision peut paraître une puérilité; elle me sépare de toutes mes vieilles amitiés, de toutes mes [p. 113] vieilles habitudes, de mes plus chers amusements. C'est la rupture avec un monde. Mais je l'ai décidé; je m'y tiendrai ».

 

Angoisse et « volontaire indirect »

 

[La veille du débat du 11 mai, Lantagnac se présente, angoissé, plein de doutes, obsédé par son cas de conscience ? la stratégie de confrontation est-elle la bonne ? A-t-il le droit « pour le seul intérêt d'une tactique douteusement efficace » de « démolir [son] foyer, d'opérer la dispersion de [ses] enfants ? J'irai plus loin : [ajoute-t-il] mon devoir de député, le dévouement que je dois à ma race m'obligent-ils jusqu'à de si terribles sacrifices ? » ? se présente chez le Père Fabien, espérant de lui des directives. Après avoir argumenté de la nécessité du geste pour la minorité, le Père Fabien introduit la notion du  « volontaire direct » pour résoudre le cas de conscience de Lantagnac.]

 

[p. 189]

 

— Ainsi, soupira-t-il, si vous avez raison contre moi, Père Fabien; si la tactique des chefs est la bonne, il ne me reste plus qu'à m'y conformer; et je le dois, au prix de mon bonheur, au prix même de mon foyer?

 

Le religieux considéra un instant l'avocat, dans ce bouleversement qui altérait ses traits. Il comprit la gravité cruelle de son rôle de conseiller. Dans son esprit, il chercha les formules adoucies, tous les palliatifs que lui permettait la doctrine.

 

— Lantagnac, commença-t-il, ne craignez-vous pas d'ajouter indûment au caractère déjà tragique du problème? Ai-je jamais soutenu que votre sa­crifice dût aller jusqu'à cette rigueur de vous trans­former en destructeur de votre foyer?

 

— Mais n'est-ce pas ce que me demandent, ce qu'exigent de moi tous nos amis? rétorqua l'avocat [p. 190] qui vint s'appuyer debout au dossier de son fau­teuil, avec une plainte amère au bord des lèvres.

 

— Pas que je sache, rectifia le religieux. Beau­coup ignorent en quelle alternative cruelle vous vous débattez. Ceux qui l'ont appris, vous plaignent, mon pauvre ami; mais parmi ceux-là, nul, je l'affirme, nul n'ose exiger de vous pareil holocauste.

 

— Mais vous, mon Père, que dites-vous? Ai-je le droit de sacrifier ma famille, mes enfants, pour le profit que retirera la cause ontarienne du débat de demain. Ai-je le droit? répéta Lantagnac, dont les yeux prenaient involontairement un air de défi.

 

— Ai-je le droit? Ai-je le devoir? voulez-vous dire, rectifia encore le religieux qui parlait avec dou­ceur. Ici, mon ami, permettez-moi de vous exposer le principe, puis de vous laisser tirer la conclusion. Votre cas, Lantagnac, relève de ce que nous appe­lons, nous, en morale, — passez-moi ce terme d'é­cole — le « volontaire indirect ». Si vous parlez demain, vous posez un acte d'où pourra suivre un effet mauvais, mais aussi un effet bon. Y a-t-il des rai­sons suffisantes de poser l'acte? L'effet bon que nous en espérons, vous justifie-t-il, vous commande-t-il même d'agir, sans tenir compte du malheur qui indirectement pourra s'ensuivre? C'est là tout le pro­blème.

 

—           Mais enfin, reprit l'avocat qui devenait en­core plus pâle, parler demain, c'est pour moi poser un acte de rupture avec ma femme. Ai-je le droit de poser cet acte?

 

— Un acte de rupture, dites-vous? rectifia de nouveau le Père Fabien. Qui le posera, vous ou Madame [p. 191] de Lantagnac? Non, mon ami, l'acte de rup­ture, ce n'est pas vous qui le poserez; c'est la vo­lonté de votre femme, et par un acte abusif. Votre acte à vous est un acte de devoir, un acte que vous commandent peut-être votre fonction de personne publique, vos obligations de député. Voilà l'acte qui est le vôtre.

 

— Mais l'acte de rupture, n'est-ce pas l'évidence même, suivra infailliblement le mien, comme la con­séquence suit sa cause? insista Lantagnac, de plus en plus pâle et nerveux. En ce cas, je veux le savoir, y a-t-il raison grave, urgente, de poser la cause? Père Fabien, je vous le demande encore une fois: ce débat pèsera-t-il d'un tel poids sur l'avenir de l'école française de l'Ontario, que, moi, Jules de Lantagnac, je doive accepter le rôle d'un martyr?

 

Ses yeux brillèrent d'un éclat fiévreux. Mais déjà, d'une voix sûre d'elle-même et martelante, où apparaissait l'empire vigoureux que la volonté re­prenait très vite sur le sentiment, il ajouta avec noblesse:

 

— Notez-le, Père Fabien, si je me refuse à por­ter le remords d'avoir détruit ma famille, je ne veux pas porter davantage celui d'avoir trahi mon devoir. Je ne veux accomplir qu'une chose, une seule: le commandement de ma conscience. Mais je prie qu'on me le dise.

 

— Encore une fois, mon ami, reprit doucement le religieux, c'est le problème que j'hésite à trancher, que j'eusse préféré vous voir trancher vous-même.

 

Le Père fit faire un demi-tour à son fauteuil, comme s'il eût voulu se dérober à une décision. Puis, [p. 192] il revint; et ses yeux dans les yeux de son dirigé, il reprit:

 

— Mon ami, il y a ici un conflit entre deux obligations; je cherche laquelle doit l'emporter. Un devoir de charité et aussi de justice sociale vous lie incontestablement à votre famille. Un devoir de charité et aussi de justice sociale vous lie de même envers vos compatriotes, de par votre qualité de dé­puté. Par certains côtés, ce débat du 11 mai n'est qu'une manifestation plus solennelle que d'autres, une offensive importante mais qui ne finira point la guerre. Et, certes, de ce point de vue, rien n'est assez grave pour vous commander une intervention avec de si cruelles conséquences. D'autre part, l'abs­tention du député de Russell peut-elle, oui ou non, compromettre le résultat final de la guerre? Nous voici au nœud suprême. Je songe que, devant le pu­blic, trop peu au fait de bien des circonstances, je songe qu'après l'incident de son fils William au Loyola, Jules de Lantagnac ne peut garder le si­lence demain, sans se déshonorer à jamais, sans rui­ner le prestige d'un grand talent. En ce cas, a-t-il le droit, lui qui est chef, qui est investi, devant les siens, d'une sorte de souveraineté morale, a-t-il le droit d'annihiler son influence pour le bien? Je songe ensuite que son abstention ne peut être qu'un sujet de scandale, une tentation de défaitisme pour la masse de ce pauvre peuple qui lutte si péniblement depuis six ans. Oh! je l'entends trop la triste excla­mation qui demain va retentir un peu partout dans l'Ontario et dans tout le Canada français...

 

[p. 193]

 

Et ici le Père Fabien, les yeux tournés vers sa fenêtre, du côté du pays ontarien, paraissait em­brasser dans son regard, la multitude des souffrants et des persécutés:

 

— ... , je l'entends trop la plainte lassée de ces pauvres victimes: « Encore un chef qui nous aban­donne! » s'écriera-t-on. Et je crains, Lantagnac, je ne puis vous le cacher, je crains que le peuple, se sentant abandonné de ses chefs, n'abandonne tout lui-même. A l'heure où je vous parle, la tâche des dirigeants au milieu de notre race, est, ce me semble, d'un caractère très particulier, très impérieux. Il y a si longtemps que les hautes classes trahissent. Si les chefs, les grands ne se réhabilitent point par l'exemple de quelque haut sacrifice, comment vou­lez-vous que les petits ne se disent à la fin: « Mais est-ce donc toujours à nous de payer, de nous sacri­fier, de donner nos sueurs? A nous toujours de faire les terres neuves, de faire des enfants, de fournir les prêtres et les soeurs, de sauver la morale, la vie? »

 

Le religieux fit une longue pause. Il parut se recueillir. Puis, de sa voix grave, il conclut lente­ment:

 

— Donc, mon ami, tout pesé devant Dieu, vous voyez où incline ma décision.

 

— Merci, Père, répondit simplement Lantagnac dont les yeux s'étaient rougis.

 

Il fit quelques pas dans la chambre et dit:

 

— Pardonnez-moi pourtant si j'hésite encore, si je n'ose vous dire: Ma lutte intérieure est finie. Je suis époux, je suis père.

 

[p. 194]            

 

Et il revint s'accouder au dossier du fauteuil, la figure plongée dans ses deux mains, faisant un effort surhumain pour contenir son coeur. Le Père Fabien se défendait mal lui-même de son émotion. En l'un de ces gestes de foi simple qui lui étaient spontanés, il prit dans ses mains son crucifix, se mit à genoux et pria quelques instants:

 

— « O Jésus chargé de la croix, supplia-t-il à mi-voix, donnez à cette âme en détresse, lumière et courage ».

 

L'adjuration du religieux fit se redresser Lantagnac. Le Père s'était relevé. Tourné vers son di­rigé, il lui disait maintenant avec l'accent de la plus grande mansuétude:

 

— Mon ami, si vous saviez comme je comprends vos déchirements. Peu d'hommes, dans la vie, voient venir le devoir hérissé de duretés aussi tragiques. A cette heure toutefois, je le devine, plus que le souci de votre tranquillité et de votre bonheur, une pen­sée vous oppresse: celle de vos enfants. Plus encore que leur âme française, vous voulez sauver leur foi catholique. Demain, Lantagnac, si vous optez, com­me je l'espère, pour l'héroïsme, souvenez-vous de la recommandation que je vous fais: ne manquez pas d'offrir pour vos enfants votre sacrifice.

 

Et le religieux eut dans la voix un accent ins­piré pour ajouter:

 

— Mon ami, le plus grand service que l'on peut rendre à une cause, c'est encore de souffrir surnaturellement pour elle.

 

Lantagnac tomba à genoux à son tour.

 

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— Mon Père, dit-il, bénissez-moi et priez beau­coup pour moi. Moi-même, je m'en vais encore beau­coup réfléchir et beaucoup prier.

 

Il reprit la route d'Ottawa. Il y ramenait la même âme angoissée. Quelques lumières s'étaient le­vées dans son esprit. Il se sentait libéré des sophis­mes de Duffin. Mais la décision, la solennelle déci­sion que demain viendrait demander à Jules de Lantagnac, le député de Russell ne l'avait pas encore prise. Et, pour la prendre, il s'en rendait compte, la tension émotive qui le tenait, lui enlevait trop com­plètement la sérénité de son jugement, la possession de lui-même.

 

Aussitôt qu'il se fut engagé sur le pont interpro­vincial, il sentit un peu de calme lui revenir. De­vant lui, au haut de la colline Nepean, le sieur de Champlain se dressait plus fier, dans le firmament clair de mai, s'en allant toujours, du même pas, vers les aventures héroïques. L'air ondoyait d'une sorte de vibration joyeuse: fête des choses qui chan­taient leur joie de se reprendre à la vie après le long engourdissement de l'hiver. Toute l'immense et bruissante résurrection de la nature canadienne mo­dulait son Alleluia. Là-bas, du côté du Québec, les flétrissures du dernier automne achevaient de dispa­raître au front des Laurentides, sous l'envahissante espérance de la verdure. Sur l'Outaouais, de minus­cules blocs de neige et de glace, venus des berges où l'ombre des sapins et des pins noirs les avait conservés, glissaient lentement au fil de l'eau, pa­reils à des flocons d'écume.  [...]

 

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© 2013 Claude Bélanger, Marianopolis College