Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Le scandale du gaz naturel [1958]

Gérard Filion

« Des ministres qui donnent l'exemple de la

désobéissance aux lois »

 

Quand la Corporation de gaz naturel prit possession du réseau de distribution de l'Hydro-Québec, au printemps 1957, au moins la moitié des ministres de M. Duplessis y possédaient déjà des intérêts, soit par eux-mêmes, soit par personnes interposées. C'est pour cela qu'on peut affirmer, sans crainte d'être démenti, que les membres du gouvernement se sont vendu à eux-mêmes une propriété publi­que.

Nous avons rappelé avant-hier que les lois régissant les administrations publi­ques, notamment le Code scolaire, le Code municipal, la loi des cités et villes, interdisent formellement aux hommes publics de transiger avec le corps public qu'ils dirigent. Une telle disposition est sage, car elle protège les hommes publics con­tre la tentation de faire passer leur inté­rêt personnel avant le bien commun.

Cette disposition ne fait d'ailleurs que traduire dans le droit administratif les dispositions de l'article 1484 du Code civil. Cet article se lit comme suit :

« Ne peuvent se rendre acquéreurs, ni par eux-mêmes, ni par des parties interposées, les personnes suivantes, savoir :

« Les tuteurs et curateurs, des biens de ceux dont ils ont la tutelle ou la curatelle, excepté dans le cas de vente par autorité judiciaire ;

« Les mandataires, des biens qu'ils sont chargés de vendre ;

« Les administrateurs ou syndics, des biens qui leur sont confiés, soit que ces biens appartiennent à des corps pu­blics on à des particuliers ;

« Les officiers publics, des biens na­tionaux dont la vente se fait par leur ministère.

« L'incapacité énoncée dans cet article ne peut être invoquée par l'ache­teur ; elle n'existe qu'en faveur du pro­priétaire ou autre partie ayant un in­térêt dans la chose vendue. »

Le lecteur aura noté le paragraphe qui interdit aux officiers publics de se rendre acquéreurs « des biens nationaux dont la vente se fait par leur ministère. »

L'interdiction s'applique on ne peut mieux au cas qui nous occupe. Les minis­tres d'un gouvernement sont sans contredit des officiers publics, puisqu'ils ont la responsabilité politique et administrative d'un pays ou d'une province. M. Duples­sis et ses collègues sont, aux termes du Code civil, des officiers publics.

Le réseau de gaz de l'Hydro-Québec était un bien national, c'est-à-dire la pro­priété de la province de Québec. Ce sont les ministres qui ont pris la décision de vendre cette propriété à la Corporation de gaz naturel. Mais en même temps qu'ils décidaient de vendre, ils devenaient actionnaires de la compagnie acheteuse : ils se vendaient à eux-mêmes ce que le Code civil appelle « des biens nationaux ».

Le juge P.-B. Migneault, un des plus grands juristes que le Canada français ait produits, fait le commentaire suivant sur l'article 1484 :

« Il est dangereux de mettre en oppo­sition le devoir et l'intérêt : la lutte trop souvent se termine par le sacri­fice du devoir. La loi devait donc interdire à ceux qui sont chargés de vendre des biens ou d'en faciliter la vente au plus haut prix possible, d'en faire l'achat pour leur propre compte. Sans cette prohibition, on eût trop souvent vu la personne chargée d'agir dans l'intérêt du vendeur chercher à écarter les renchérisseurs, en dépréciant les biens, dans l'espoir de les acquérir à très bas prix. De là les différentes incapacités énumérées dans l'article 1484. »

Il serait prétentieux d'ajouter la moindre remarque au commentaire du juge Migneault.

 

*     *     *     *     *

 

On aura noté le dernier paragraphe de l'article 1484 du Code civil :

« L'incapacité énoncée dans cet arti­cle ne peut être invoquée par l'ache­teur; elle n'existe qu'un faveur du pro­priétaire ou autre partie ayant un intérêt dans la chose vendue.»

 

Dans le cas qui nous occupe, l'acheteur, c'est-à-dire la Corporation de gaz naturel, donc les ministres eux-mêmes, ne peut invoquer l'article 1484 pour faire annuler la vente. Mais le propriétaire du réseau de gaz, c'est-à-dire l'Hydro-Québec, donc le peuple de la province de Québec, est fondé à attaquer la transaction en droit et à en réclamer l'annulation devant les tribunaux. Selon quelle procédure l'action peut-elle être prise? Il appartient aux ju­ristes d'exprimer leur avis. Mais s'il est possible à un contribuable de faire annu­ler une transaction intervenue entre un commissaire d'école et la municipalité scolaire, entre un conseiller et la munici­palité, le même principe devrait s'appli­quer dans le cas de ministres qui se ven­dent à eux-mêmes une propriété publique. Ce n'est pas parce que des ministres sont placés plus haut qu'ils sont intangibles. Un ministre est tenu d'observer les lois avec la même rigueur qu'un citoyen ordi­naire. Il doit même se montrer plus scru­puleux afin de donner l'exemple d'une parfaite intégrité.

*     *     *     *     *

 

Il reste toujours évidemment la sanc­tion de l'électorat. Celle-ci viendra en temps et lieu. Les ministres prévarica­teurs seront bien forcés de dire à leurs électeurs pour quels motifs et en considé­ration de quels avantages ils se sont, eux ministres, vendu à eux-mêmes un bien national.

 

Retour à la page sur le scandale du gaz naturel

Source: Gérard FILION, « Des ministres qui donnent l'exemple de la désobéissance aux lois », Le Devoir, 19 juin 1958, p. 4.

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College