Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Le scandale du gaz naturel [1958]

Gérard Filion

« Conflit entre le devoir et l'intérêt »

 

La participation de six ministres du cabinet Duplessis à la spéculation sur le gaz naturel est incontestable. Les regis­tres mêmes de la Compagnie l'attestent. Le ministre de la voirie, M. Antonio Tal­bot, a fait les premiers aveux. Les autres seront bien forcés de l'imiter d'ici quel­ques jours. Du reste, les registres mêmes de la Compagnie sont là pour en témoi­gner ; à moins qu'on ne les détruise, ils seront des témoins irréfutables.

Ce que nous n'avons pas encore expli­qué, c'est que les intérêts des ministres dans la Corporation de Gaz naturel ont été beaucoup plus considérables que les chiffres ne le laissent supposer. L'ins­cription de 100 actions au compte de M. Daniel Johnson, par exemple, en date du 15 juillet, indique que le nouveau ministre des ressources hydrauliques possédait à ce moment-là 50 unités de la Corporation comprenant une obligation de $100 et 4 actions de $10 soit une valeur de $140 par unité, car c'est au 15 juillet que deux actions ont été détachées de chaque unité pour être inscrites au livre des action­naires. Nous expliquerons tout cela en détail d'ici quelques jours.

Une autre chose que le livre des ac­tionnaires n'indique pas, c'est le nom des ministres qui ont joué sur marge et dont les titres sont restés inscrits au nom du courtier. Nous savons de témoignage irréfutable qu'au moins six autres minis­tres ont trempé dans l'affaire, dont quel­ques-uns pour des montants beaucoup plus considérables que ceux que nous avons révélés jusqu'ici. Seule une enquê­te royale pourrait indiquer l'ampleur de l'agiotage.

Un autre point sur lequel il faut insister c'est le suivant : au même moment où les ministres prenaient la décision de vendre à la Corporation de Gaz naturel le réseau de l'Hydro-Québec, ils s'en por­taient acquéreurs comme actionnaires de la Compagnie. Leur cas est donc sensi­blement plus grave que celui des deux ministres ontariens qui ont été forcés de démissionner pour avoir spéculé sur les titres de la Northern Ontario Natural Gas Co.

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Toute l'économie des lois régissant les administrations publiques est basée sur le principe qu'un représentant du public ne doit pas être placé dans la position d'avoir à choisir entre son devoir et son intérêt.

L'article 227, paragraphe 11, du Code municipal rend inéligible à siéger à un Conseil municipal :

« Quiconque a, directement ou indirec­tement, par lui-même ou par son associé, un contrat avec la corporation. »

 

Le Code scolaire n'est pas moins sé­vère à l'endroit des commissaires d'école. L'article 124 stipule :

« Toute personne occupant une charge qui lui a été conférée par une commission scolaire en vertu de la présente loi ou qui a une entreprise pour cette corporation ne peut être membre de cette commission scolaire. »

La loi des cités et villes n'est pas moins rigoureuse. Dernièrement le Con­seil municipal de Montréal retournait au Comité exécutif le dossier du contrat adjugé à la firme J.P. Dupuis Limitée, parce que cette entreprise de construction porte le même nom qu'un membre du Comité exécutif, bien que celui-ci affirme et se dit en mesure de prouver qu'il ne détient plus aucun intérêt dans l'entreprise.

Les anciens se rappellent l'affaire des balançoires d'Allan Bray. Ce président du Comité exécutif avait fait construire par le service des travaux publics de la ville quelques balançoires pour sa maison de campagne. Le compte s'élevait à quelques centaines de dollars et il l'avait payé au complet. Il fut quand même forcé de démissionner, parce qu'il avait transgressé formellement l'interdiction qui est faite à tout administrateur mu­nicipal de transiger avec la municipalité dont il est responsable de l'administra­tion.

Le ministre Rivard, tout en trai­tant gentiment LE DEVOIR d'une « bande d'écoeurants » s'est exclamé : « C'est à croire qu'un ministre n'a pas le droit d'avoir des parts dans une compagnie. »

Sûrement un ministre a le droit d'avoir des parts dans une compagnie, mais il est contre l'intérêt public et contre la plus élémentaire décence qu'un minis­tre soit intéressé dans une compagnie qui transige avec la province. C'est là qu'est la faute ; elle est d'une extrême gravité.

Un conseiller municipal, un commis­saire d'école qui auraient posé des gestes semblables à ceux des membres du cabi­net Duplessis seraient automatiquement déqualifiés.

Pourquoi les ministres spéculateurs auraient-ils le droit eux de rester en fonc­tion ?

 

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Source: Gérard FILION, « Conflit entre le devoir et l'intérêt », Le Devoir, 17 juin 1958, p. 4.

 

 
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