Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Octobre 2013

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

 

Nos maîtres furent-ils patriotes ? (1)

 

par

 

Abbé Arthur Maheux

 

Chronologie de la controverse sur l'Appel de la Race

 

Vous suivez les travaux de notre Société avec un intérêt très vif et avec une sympathie très réconfortante pour nous. Depuis vingt ans vous applaudissez à nos études et vous savez le rôle important que la Société du Parler français a joué dans notre vie nationale : l'histoire de cette Société est intimement liée à celle du patriotisme canadien-français ; vous ne serez donc pas surpris de voir au programme une question où il s'agit de patriotisme. Vous comprendrez aussi pourquoi nous allons nous demander si nos maîtres furent des patriotes : plusieurs de nos penseurs en effet ont cru discerner que notre amour pour la Patrie passe par une crise sérieuse ; ils y voient un fléchissement dont ils croient trouver la cause dans le peu d'attention donnée à la formation patriotique de la jeunesse par les maîtres - les professeurs de collège - par les mains desquels les hommes de mon âge ont passé au début de ce siècle ; et poussant plus loin leurs investigations ils ont cru apercevoir que ces mêmes maîtres, - ceux qui faisaient leur Rhétorique entre 1880 et 1890 - n'ont pas reçu l'éducation patriotique qu'ils étaient en droit d'attendre. Des journaux, des revues, des livres même, ont porté ce problème au tribunal de l'opinion publique, et il est impossible que des esprits aussi avertis que les vôtres ne se soient pas à leur tour posé la question que nous cherchons à résoudre ce soir : Nos maîtres, c'est-à-dire ceux qui atteignirent leurs 18 ou 20 ans vers 1880, et qui ont formé dans notre Séminaire (2) la génération qui a aujourd'hui de 30 à 40 ans, nos maîtres, dis-je, furent-ils des patriotes ? Vous nous permettrez, après cette musique charmante et spirituelle que la Société Symphonique exécute avec une maîtrise digne de vos applaudissements, de chercher une réponse à cette question.

 

Il est incontestable que depuis vingt ans notre formation patriotique a été très suivie : dans les collèges classiques de notre province l'enseignement de l'histoire du Canada s'est vu attribuer un plus grand nombre d'heures de cours et d'études ; des prix magnifiques et nombreux l'ont encouragé ; nos archives, mieux organisées, ont mis les maîtres à même de donner à leur enseignement une plus forte substance… D'autre part l'examen du baccalauréat a été ordonné en fonction de la vie nationale en même temps que de la culture générale : les sujets de composition française y sont très souvent empruntés à notre Histoire ; les textes d'autres devoirs sont assez souvent tirés de nos auteurs canadiens. Par contre-coup la classe de Rhétorique, soucieuse de la préparation immédiate au baccalauréat, a fait la part très large aux exercices sur l'histoire nationale ; les autres classes aussi - notamment celles d'Humanités et de Belles-Lettres, - ont nationalisé, comme on dit, beaucoup de sujets de composition.

 

On voit tout de suite combien cet enseignement suivi peut contribuer à la formation patriotique des jeunes collégiens.

 

Mais il y a plus, et il faut faire ici la part des événements.

 

Ce fut d'abord la création des nouvelles Provinces de l'Ouest et, par suite, l'éveil d'une conscience nationale plus large et plus profonde ; ce fut la situation scolaire au Manitoba, en Ontario, dans les Provinces de Saskatchewan et d'Alberta, ce fut encore l'immigration étrangère très mêlée et très nombreuse, qui constituait une menace nouvelle pour notre nationalité.

 

Ce fut surtout - il faut bien le dire - la fondation de la Société du Parler français en 1902. La publication du programme de cette Société provoqua, chez les Rhétoriciens d'alors, et j'en étais, un frémissement de fierté, un regain d'espérance et un enthousiasme bien propres à fortifier le sentiment patriotique. Le Bulletin mensuel, publié par la Société, apportait régulièrement une forte prédication nationale : tout ce qui se disait des Canadiens français dans les autres pays et surtout en France, y était recueilli, classé et apprécié ; nos auteurs s'y voyaient entourés d'une critique bienveillante ; notre langue y était l'objet d'une haute vénération, et d'un soin pieux. Bien plus, la Société et sa Revue avaient la condescendance de s'occuper des collégiens; elles leur témoignaient assez de confiance pour faire d'eux des collaborateurs à l’œuvre d'épuration de la langue ; et dans le culte rendu à cette divinité de notre panthéon national - je veux dire la langue française - si les fondateurs de la Société étaient les officiants, les collégiens étaient pour ainsi dire les acolytes et les thuriféraires, qui se préparaient à jouer plus tard un plus grand rôle dans le temple.

 

Nos guides étaient alors les Lortie, les Rivard, les Roy, et d'autres qu'il faudrait aussi nommer : ils étaient nos maîtres soit par leur enseignement dans les classes de Lettres  et de Philosophie, soit par leur parole publique et par leurs écrits de pure littérature ou de combat.

 

Et précisément ils appartenaient à cette génération qui, vers 1880, occupait ses jeunes années à fourbir ses armes pour les luttes de l'avenir.

 

Et en effet, Mesdames et Messieurs, c'est bien là qu'il faut remonter pour trouver le fond du débat qui retient notre attention. Pour savoir si nos maîtres furent patriotes, il ne suffit pas d'examiner les oeuvres qu'ils ont accomplies dans leur âge mûr, mais il faut considérer ce que fut le milieu collégial où ils grandirent, ce que fut l'atmosphère patriotique qui les entoura et les pénétra à cette époque de leur vie.

 

Je vous invite donc à faire avec moi un voyage rapide (et intéressant, je crois) dans les archives de notre maison.

 

Nous irons d'abord visiter les murs de la classe de Rhétorique. Sur leur plâtre neuf et immaculé se dressent, encadrées de bois doré et de poussière grise, des photographies fanées, précieux témoins du passé. Je les considérais encore hier pendant que mes excellents élèves composaient un éloge de Jacques Cartier, et la comparaison entre les pièces jouées sur la scène par les élèves de Rhétorique, tant à notre époque que pendant la jeunesse de nos maîtres, me fournissait matière à des réflexions que vous auriez faites tout comme moi, et que je vous livre.

 

Dans les vingt premières années du 20e siècle, on a vu représenter ici des pièces comme Le fils de Ganelon, simple transposition de la belle oeuvre de Henri de Bornier, La Fille de Roland ; ou encore Jeanne d'Arc, ou encore comme les drames du P. Longhaye ; ces pièces exaltent le sentiment national français; d'autres, comme David d'Écosse, ou Connor 0'Nial glorifient le héros national d'Écosse et celui de l'Irlande, et c'est par là qu'elles se rapprochent de celles qui furent jouées aux environs de 1880 ; nos maîtres, quand ils étaient élèves, étaient plus résolument canadiens que nous, car ils jouaient des pièces purement canadiennes ; ils faisaient applaudir par leurs camarades soit les Anciens Canadiens, dans Archibald Cameron de Locheil, soit Papineau, soit même Félix Poutré. Laissons de côté la valeur littéraire de ces productions, qui n'était peut-être pas très grande; du moins est-il certain que les Rhétoriciens de jadis avaient un patriotisme assez chaud et assez enthousiaste pour porter sur la scène des épisodes caractéristiques de nos luttes nationales. C'était d'ailleurs l'époque où des hommes aussi remarquables que le Dr LaRue, professeur de science à l'Université, portaient en public des habits faits de la bonne étoffe grise du pays.

 

Si, dans cette promenade archéologique, laissant les murs de la classe et les photographies de pièces, nous ouvrons les grands cahiers de l'Académie St-Denys, nous y verrons les torrents refroidis de l'éloquence qui sortait toute brillante de la bouche des Rhétoriciens de 1880 et des années suivantes.

 

Deux courants parcourent ces pages et les animent. L'un est celui de la culture générale, comme il convient à des études classiques : l'histoire de l'antiquité grecque et romaine, l'histoire littéraire, les annales religieuses du moyen-âge [sic], fournissent plus d'un thème aux développements des Rhétoriciens d'alors ; on ne néglige pas l'histoire de l'Angleterre, sans doute, mais, et c'est le deuxième courant, la part principale revient à l'histoire de France et à celle du Canada.

 

En feuilletant rapidement ces cahiers pour les quelques années de l'époque qui nous occupe, nous trouverons plus de vingt sujets différents tirés de l'histoire de la domination française en notre pays.

 

Tour à tour Jacques Cartier, Champlain, Mgr de Laval, Frontenac, Mgr de St-Vallier, Pontgravé, Dollard et ses compagnons, nos missionnaires, nos découvreurs, sont l'objet d'études ou d'éloges où l'on ne sait ce qu'il faut le plus admirer, l'effort oratoire ou l'enthousiasme plein de fraîcheur de la jeunesse.

 

La Domination anglaise est peut-être plus propre encore à éveiller le sens national chez les jeunes : et elle n'est pas négligée ; certains sujets même entrent nettement dans le plan de la défense nationale : tantôt il s'agit d'un orateur qui adjure ses compatriotes de ne pas repasser en France en 1760 ; tantôt c'est un missionnaire français qui, après la cession, écrit à sa mère en France, pour refuser de retourner dans sa patrie ; ici c'est un patriote qui presse les Canadiens de ne pas émigrer aux États-Unis ; ailleurs c'est un député canadien-français qui proteste au Parlement contre l'abolition de la langue française, ou encore c'est Lord Chatham prenant notre défense aux Communes Anglaises.

 

Ajoutez à cela que les Rhétoriciens d'alors célébraient en vers latins bien mesurés les gloires canadiennes, et vous aurez une idée assez exacte de la haute température du milieu patriotique où nos maîtres ont grandi et où ils ont pu allumer en eux la flamme de l'amour de la Patrie.

 

Mais ce n'est pas tout et nous trouverons mieux, je pense, en parcourant les archives des Sociétés de Débats littéraires qui existent au Séminaire depuis de longues années. Je veux parler de la Société Laval chez les Pensionnaires, et de la Société St-François de Sales chez les Externes. Les discussions tenues dans ces deux Sociétés donnent une juste idée des vives préoccupations patriotiques de la jeunesse d'alors.

 

Là aussi les jeunes orateurs exaltent les vertus et les mérites de nos grands hommes ; ils se demandent lequel des deux, de Montcalm ou de Lévis mérite le plus notre admiration ;ils comparent les titres de gloire de Colomb et de Cartier ; ils examinent si Champlain est justifiable dans sa conduite à l'égard des Iroquois ; si la colonisation française en Amérique l'emporte sur celle des Espagnols.

 

Une grande discussion s'élève sur la question de savoir à qui, de Cartier, Champlain, Garneau et Crémazie, il convient d'élever un monument ; l'un de nos directeurs actuels, M. l'abbé Simard défendait alors vaillamment la gloire de Cartier ; un autre de nos directeurs tenait pour Garneau, l'historien national, et cette fois-là, M. le Président (3) - puisque c'est de vous qu'il s'agit, ¾ vous triomphiez avec dix-sept voix de majorité !

 

La discussion reprit sur le choix d'un terrain convenable pour l'érection de ce monument ; vous teniez, M. le président, avec notre regretté M. Lortie, pour le terrain des Jésuites, ce qui est pour nous la glace de la Basilique ; mais vous n'eûtes que douze voix, tandis que le Boulevard Langelier en obtint dix-sept !

 

Il ne faudrait pas croire que l'ardeur patriotique de ces jeunes gens se maintint toujours dans des régions aussi académiques ! Au contraire les luttes nationales les occupent fort.

 

La reddition de Québec par M. de Ramzay [sic] est souvent discutée ; le vote des écoliers est régulièrement contre la reddition ; on voit entre les lignes qu'à la place de M. de Ramzay [sic], ces fougueux orateurs, ces ardents patriotes auraient fait à l'envoyé anglais une réponse analogue à celle que Frontenac rendit à l'envoyé de Phipps.

 

La rébellion de 1837-1838 revient encore plus souvent sur le tapis ; ici les votes sont partagés assez également ; en 1879, vingt-et-une voix approuvent l'attitude des rebelles et dix-neuf la désapprouvent ; plus tard, en 1886, les orateurs qui justifient la rébellion l'emportent sur leurs adversaires par vingt-sept voix de majorité !

 

Une autre question, discutée souvent, et qui se rattache directement aux préoccupations actuelles des plus avancés de nos patriotes, c'est celle du status  [sic] politique du Canada resterons-nous dans la sujétion de l'Angleterre, ou bien accepterons-nous. l'annexion aux États-Unis, ou enfin, chercherons-nous l'indépendance complète ? L'annexion a peu de partisans ; le statu quo recueille un bon nombre de voix ; mais, le croirez-vous ? ces jeunes gens - dont on met le patriotisme en doute - ne songent rien moins qu'à l'indépendance ; bien plus, ce qu'ils veulent, c'est la constitution d'un État Français dans l'Est du Canada, sous la forme d'une république.

 

C'est en l'année 1882-1883 que ce projet reçut l'approbation des membres de la Société des Externes, constituée pour lors en Parlement : les membres du cabinet étaient les Taschereau, les Hamel, les Routhier, les Jolicoeur, les Bédard, les Edge ; le chef de l'opposition était Blaise Letellier : tous ces noms vous sont bien connus. Le ministère proposa à la Chambre l'abandon du lien colonial et l'organisation d'une République canadienne-français indépendante ; le gouvernement n'eût que quatre voix de majorité, mais il triompha tout de même, et j'ai retrouvé dans les procès-verbaux le texte complet de l'acte de Constitution de la République canadienne. Vous aimerez sans doute à prendre connaissance des principaux articles de cette Constitution.

 

ARTICLE I.  - La Province de Québec sera constituée en République.

 

ARTICLE III. - La République sera gouvernée par une Assemblée Législative composée d'au moins 100 membres.

 

Vous voyez que nous sommes en retard : nous n'en avons que quatre-vingt-cinq !

 

ARTICLE V. - Le pays sera gouverné par un Sénat composé de soixante membres nommés à vie. Les membres devront être âgés d'au moins quarante ans.

 

Quarante ans : pour les jeunes gens, on est censé devenir sage à quarante ans : c'est une de leurs illusions ; il faut la leur laisser.

 

ARTICLE VIII. - Six maréchaux et quatre amiraux seront nommés, afin de former une armée régulière et une marine assez imposante.

 

Cet article m'a bien amusé : une marine assez imposante. Redoutaient-ils déjà, ces excellents hommes d'État  en herbe, que notre marine, un jour composée d'un Rainbow et d'un Niobé, s'évanouirait comme un léger arc-en-ciel ou périrait, comme la malheureuse Niobé de la légende, sous les traits d'une ardente critique ? Je ne sais, mais je trouve un charme sans pareil à cette marine assez imposante.

 

Jeux d'enfants, direz-vous ? N'en croyez rien ! Les jeunes gens sont sérieux dans de telles occasions : ceux-là rêvaient, pour leur patrie et pour leur race, la plus grande liberté possible ; ils la voulaient puissante et forte, avec son armée, sa marine, ses maréchaux et ses amiraux. Ajoutez à cela qu'ils parlaient merveilleusement de colonisation, dont nous ne pourrons nous dispenser que vers l'an 2000 environ ; eux, ils voulaient coloniser surtout la péninsule de Gaspé; leur choix n'était pas mauvais, et prouve qu'ils savaient écouter avec attention la voix de leurs aînés, les gouvernants d'alors. Ils ne se contentaient pas de les suivre ; ils les devançaient : la constitution de la République en est un exemple ; mais en voici un autre ; le ministère de ce gouvernement en miniature, proposa la création d'un portefeuille des Arts, des Sciences et des Lettres ; la création de bourses d'Études et la fondation de prix de littérature. Vous voyez que plusieurs de ces projets se sont réalisés depuis.

 

Ils voulaient élever un monument aux Patriotes de 1837-1838 ; ils se demandaient si le Canada était connu en France, et proposaient, pour le faire connaître, de participer à l'Exposition Universelle de 1889. Ne sont-ce pas là encore nos préoccupations ?

 

Et n'allons pas penser que ces beaux sentiments étaient platoniques. Au contraire, ils passaient dans la pratique, même lorsqu'ils exigeaient des sacrifices d'argent. Ce n'est pas sans émotion que j'ai lu le procès-verbal du 5 mai 1886 :

 

"Attendu que cette société ¾ celle de St-François de Sales ¾ est composée de Canadiens-Français toujours prêts à montrer leur dévouement aux grandes causes nationales, et que ses membres font partie de la Société St-Jean-Baptiste :

 

Attendu que la dite Société St-Jean-Baptiste traverse cette année une époque exceptionnelle quant à la question financière :

 

Il est résolu qu'une somme de $5.00 soit donnée à la Société-soeur."

 

J'imagine que ce don modeste fit pleurer de tendresse le secrétaire de la Société St-Jean-Baptiste, et qu'il put fonder des espérances solides, sinon sur sa caisse, du moins sur le patriotisme des jeunes écoliers.

 

De même, le 19 novembre 1885, les membres de la Société décident à la presque unanimité de faire dire une « messe de Requiem pour le repos de l'âme du malheureux Louis Riel, qui a été exécuté le 16 du courant à Régina », et ils lèvent la séance en signe de deuil.

 

Or à cette époque, et dans ce Parlement composé de jeunes gens de 18 à 20 ans, le premier ministre n'était autre que Henri Simard ; le ministre des chemins de fer et travaux publics, était. Cyrille-Fraser Delâge ; le chef du parti du centre, était Alfred Lortie. La même année on organisait un grand concours de déclamation, et qui, pensez-vous, présida le tribunal des juges de ce concours ? C'était M. Adjutor Rivard, qui préludait ainsi à ses hautes fonctions d'aujourd'hui.

 

N'avais-je pas raison de vous dire que cette jeunesse se préparait avec ardeur et bon sens au rôle patriotique qu'elle voulait jouer plus tard ?

 

De pareilles constatations nous attendent dans les archives de la Société de Laval chez les pensionnaires.

 

Vous y trouverez aussi des discussions sur les troubles de 37-38 ; sur l'annexion ou l'indépendance ; vous y lirez des travaux où les élèves expriment leur vif regret de voir s'altérer nos moeurs canadiennes ; eux aussi étudiaient les moyens d'enrayer l'émigration des nôtres vers les États-Unis, et, gravement, ils parlaient de commerce, d'affaires, d'industries, de colonisation, où ils croyaient trouver une digue pour retenir le flot émigrateur.

 

En 84-85, cette société se transforme à son tour en Parlement modèle ; mais elle, c'est le Parlement de France même qu'elle imite, et l'un des assistants s'écriait ensuite : « De quelle noble ardeur ne devait-on pas se sentir animé en discutant le malheur ou le bonheur de la nation française, toujours aimée malgré ses fautes ! »

 

Si on veut savoir encore comment, en ce temps-là, on apprenait aux écoliers à aimer le Canada pour lui-même et non pas seulement en fonction de l'Angleterre, qu'on relise les procès-verbaux de la Société Laval, pour l'année 1888-89. La Société y est de nouveau transformée en Parlement : on y propose, en pleine séance fédérale, l'Indépendance du Canada. L'opposition déclare qu'il est temps de briser le lien britannique ; elle est acclamée par la Chambre ; elle était conduite par un jeune philosophe qui, plus tard, devait être longtemps professeur d'histoire au Séminaire, M. Alfred Paré !

 

Cette constitution est beaucoup plus élaborée que celle dont nous parlions il y a un instant.

 

La motion était proposée par M. Alfred Paré, député de Bellechasse, appuyée par MM. Camille Roy, député de Montmagny, Édouard Houde, député de Lotbinière, et Henri Beaudet, député de Drummond-Arthabaska:

 

Elle débute par dix-sept considérants qui résument tous les griefs contre la Confédération ; ici tout serait à citer, pour montrer le caractère pratique et la justesse de vues de ces jeunes gens : relations internationales, libre action des provinces, pêcheries, immigration, protection éphémère et inutile de la métropole, richesses minières, forestières, agricoles, maritimes de notre pays, subvention fédérale, organisation de la justice, immunité parlementaire, inutilité du Sénat, revenus, dépenses, impôts, réciprocité commerciale avec les États-Unis, traitement injuste de la métropole pour sa colonie, acheminement vers la Fédération impériale, tels sont les chefs d'accusation qui motivent la création d'une République indépendante qui s'appellera Les États-Unis de la République canadienne.

 

Suivent les trois articles de la nouvelle Constitution, partagés en quarante paragraphes : ces jeunes gens ne laissent rien au hasard. Je laisse de côté les articles sérieux où l'on fixe dans le menu détail les rouages du nouvel État; mais admirez avec moi l'humaine prévoyance de l'article suivant :

 

Le système actuel d'exécution de la peine capitale étant plutôt propre à dégrader la race humaine qu'à expédier les chose avec entrain; l'exécution au moyen de l'électricité devra remplacer cet ancien système."

 

Mais il me tarde de vous parler d'une trouvaille plus intéressante encore que je fis dans ces vieux cahiers.

 

J'arrivai un moment à un feuillet qui portait ce titre Le Roman de mon pays. Je me livrai avec curiosité à la lecture de ce roman composé par un jeune philosophe de dix-huit ans, pour être lu à ses confrères, les membres de la Société Laval.

 

C'était un roman on ne peut plus national, comme l'auteur me le fit voir à la fin.

 

Le héros, Edmond, est enlevé, tout jeune enfant, à ses parents, qui réussissent à le reprendre au pirate ; mais il est enlevé une seconde fois par le même pirate, et après diverses péripéties il épouse une jeune fille, du nom de Blanche, qu'il a connue dans son enfance. Mais ce n'est là qu'un symbole. Écoutez plutôt ce que dit lui-même le jeune auteur pour expliquer ce symbole.

 

« J'ai fini mon roman... Si vous voulez un instant songer avec moi, vous verrez que ce roman si attrayant, . . . que tout le monde devrait lire, c'est notre Histoire du Canada."

 

Le jeune auteur explique ensuite qu'Edmond, c'est le Canada ; le pirate c'est l'Anglais; le premier enlèvement, c'est la prise de Québec par les Kertk [sic] en 1629 ; le retour de l'enfant à sa mère la France, c'est 1632 et le traité de St-Germain-en-Laye ; le second enlèvement, c'est 1763 et le traité de Paris. La petite croix d'or, « seule relique des beaux jours du passé, et qui console l'enfant, puis le jeune homme en exil », c'est la foi des héros de 1758-59. Blanche, la jeune fiancée, qui vient charmer la souffrance du brave Edmond, qui fait naître en son coeur le courage et l'espoir, c'est la liberté ; pour la soustraire aux vexations et aux coups meurtriers du corsaire jaloux, Edmond ne craint pas de se mesurer avec lui : c'est l'épisode de 1837-38. Enfin je laisse la parole à l'auteur.

 

« Un jour, cependant, le soleil se lèvera radieux dans le ciel de mon pays : ce jour-là plus de tristesse, plus de douleur. Le peuple canadien, en habit de fête, ira en foule se réunir au champ de la liberté. L'Angleterre, devenue plus clémente, et la France, toute émue et remplie d'amour pour son enfant, viendront s'asseoir à nos réjouissances patriotiques ; car le Canada célébrera ses fiançailles. Le canon fera entendre sa voix majestueuse pour saluer comme il conviendra la venue de l'épousée ; les fanfares feront éclater leurs sons bruyants et guerriers, faisant monter vers le ciel les mystérieux accords de l'hymne national ; tout le peuple assemblé entonnera le chant de la reconnaissance, et sur le drapeau qui enveloppera de ses plis ondoyants l'autel de la Patrie, nous lirons tous - doux présent de l'Angleterre - le grand mot d'Indépendance. »

 

Or celui qui écrivait ces lignes brûlantes d'amour de la patrie, devait plus tard prêcher la nationalisation de notre littérature, produire de belles études sur nos Origines littéraires, d'intéressants Essais sur la littérature canadienne ; il devait écrire les Propos canadiens ; il devait ¾ le premier, ¾ publier une Histoire de la littérature canadienne-française ; il allait devenir un des fondateurs de la Société du Parler Français au Canada, l'un des plus féconds collaborateurs du Bulletin de cette Société, dont il est encore le fidèle trésorier : par là vous avez tous reconnu M. l'abbé Camille Roy.

 

A côté de ces oeuvres placez les Études sur les Parlers de France au Canada, le Chez nous, et le Chez nos gens d'un Rivard ; ajoutez-y les oeuvres encore vivantes d'un Lortie, et la production littéraire - abondante et choisie - d'un Henri d'Arles, et vous verrez que les écoliers de 1880 à 1890 ont aimé leur pays.

 

La Patrie, et même la Patrie canadienne-française, vivait donc d'une vie intense dans le coeur et l'esprit de cette génération. Leur patriotisme était peut-être moins critique que le nôtre, mais je me demande s'il n'était pas plus enthousiaste. Deux éléments principaux me paraissent le dominer à part l'amour du Canada - le premier, c'est un fort amour de la France, « toujours aimée malgré ses fautes », comme le disait un écolier d'alors ; l'attitude de cette jeunesse - et c'était celle du public d'alors, ce n'était pas le servilisme, puisqu'on connaissait les fautes de la France, mais c'était de n'en dire aucun mal en public ; ils estimaient sans doute qu'il n'appartient pas aux enfants de médire publiquement de leur mère ; et j'emprunterai ici les beaux vers qu'un de nos poètes - celui-là même qui vous parlera tout à l'heure de nos gens à la campagne, (4) - adressait à des bardes venus de France :

 

Vous incarnez, pour nous, l'aïeule vénérée,

Celle qui nous a pris, jadis, sur ses genoux,

Qui nous a fait notre âme et notre coeur à nous,

La France inoubliable et la France adorée.

 

Chantez ! Que vos accents éveillent désormais

L'enthousiasme saint et le respect du verbe.

Que l'âme canadienne, héroïque et superbe,

Prolonge ici la France et n'abdique jamais !

 

L'autre élément, c'est une sorte de sécurité. Il n'y avait alors qu'un groupe important en dehors de la Province de Québec, c'était celui des États-Unis ; le recensement de 1881 ne donnait que 10,000 français dans le Manitoba ; les Provinces maritimes en avaient toutes les trois ensemble une centaine de mille, dispersés, sans organisation, et surtout, peu empressés à voir les Canadiens s'occuper de leurs affaires ; l'Ontario en contenait aussi 100,000 environ, mais encore plus dispersés, sans aucune organisation, impuissants à se faire connaître, et d'ailleurs laissés en paix par les autorités civiles et religieuses de cette province.

 

Il serait donc injuste de refuser à ces hommes le nom de patriotes ; ils le furent vraiment et de tout leur coeur ; et qu'on ne dise pas que le Séminaire ne fut pour rien dans leur formation patriotique; au contraire ce sont leurs professeurs qui leur enseignaient l'Histoire du Canada ; eux, qui leur apprenaient à célébrer les gloires du pays ; eux, qui leur signalaient les dangers menaçant notre vie nationale ; eux encore, qui dirigeaient leurs débats oratoires et les faisaient porter sur les questions que je signalais tout à l'heure.

 

J'ai fini, Mesdames et Messieurs, et je m'excuse de vous avoir retenus trop longtemps. J'ose croire que vous me saurez gré d'avoir tenté une réhabilitation devenue nécessaire ; la génération dont on a douté hésitait peut-être à parler d'elle-même ; il appartenait à ceux qu'elle a formés, à ses fils spirituels, de la défendre d'une accusation qui paraît bien - pour notre région du moins - manquer de fondement.

 

Nous leur disons donc ici un cordial merci pour l'éducation qu'ils nous ont donnée.

 

Sans doute nos devoirs envers la Patrie, à l'heure actuelle, sont plus pressants qu'ils n'étaient autrefois : la Divine Providence l'a voulu ainsi, et nous osons presque l'en bénir ; les ennemis sont plus nombreux, ils sont mieux armés ; le champ de bataille est plus vaste ; mais les combattants ne manquent pas. Dans le feu de l'action, si nous recevons quelques blessures, n'en jetons pas le blâme sur nos maîtres : ils ont bien mérité de la Patrie; tâchons, nous, de ne pas leur être inférieurs !

 

(1) Travail lu à la séance publique de la Société du Parler français, mercredi, le 7 février 1923.

 

(2) On voudra bien noter que nous ne parlons que du Séminaire de Québec.

 

(3) L'Honorable Cyrille-F. Delage.

 

(4) M. Alphonse Désilets.

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Source : Arthur Maheux, « Nos maîtres furent-ils patriotes ? », dans Le Canada français, Vol. X, No 3 (avril 1923) : 195-209. Les erreurs typographiques mineures ont été corrigées.

 

 

 

 

 
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