Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Août 2007

Études de l’histoire du Québec / Quebec History Studies

 

Yves BÉGIN, Raison et sentiment : nationalisme et antinationalisme dans le Québec des années 1935-1939, Mémoire de maîtrise, département d'histoire, Université de Montréal, 2001.

 

CONCLUSION

Voilà qui met un terme à cette étude comparative d’histoire intellectuelle. Notre objectif était ambitieux : étudier en même temps deux courants de pensée opposés, sous un angle particulier et relativement difficile à cerner de surcroît, tout cela à travers l’oeuvre de trois intellectuels assez différents. Rien donc pour faciliter le travail de l’historien. Mais les avantages que l’on retire de l’histoire comparative nous font oublier ces difficultés.

Une des principales qualités de l’approche comparative est qu’elle favorise l’objectivité. Il est si facile de se laisser charmer par son objet d’étude (et cela est particulièrement vrai à notre avis en histoire des idées) que souvent, inconsciemment, le sens critique tend à s’émousser. À côtoyer longuement certains auteurs, nous nous habituons à leur façon d’envisager les problèmes et d’y répondre, ce qui nous étonne au départ ne nous surprend bientôt plus guère, et là commencent les problèmes. En histoire des idées, un certain détachement est nécessaire et le fait d’étudier des penseurs qui se contredisent facilite cette distanciation. Un autre avantage de cette approche est certainement de faire prendre conscience de la distance, mais aussi de la proximité idéologique entre les intellectuels. En comparant Groulx à Harvey, on constate d’abord la distance : Groulx est un conservateur, Harvey un libéral; Groulx insiste sur la  tradition, Harvey se fait le chantre du progrès; Groulx est nationaliste, Harvey le combat, etc. Mais on réalise rapidement en poursuivant les recherches que ces oppositions ne sont pas aussi absolues qu’elles le paraissent de prime abord. Mieux encore, on constate par la comparaison que les intellectuels d’une époque donnée partagent généralement des préoccupations communes (pensons par exemple ici à l’éducation et à la jeunesse) et la reconstitution des «débats» apporte souvent meilleur un éclairage de la pensée de chacun pris individuellement. Les conclusions que nous tirons sur le nationalisme de Groulx et l’antinationalisme d’Harvey à l’aide de l’analyse de la pensée de Louis Lachance le démontrent assez bien.

 

Toutefois, l’approche comparative comporte aussi des pièges dans lesquels il faut se garder de tomber. Un de ces pièges est la tentation d’étudier la pensée d’un intellectuel à travers celle d’un autre. Dans ce mémoire, nous avons tenté d’étudier le plus indépendamment possible la pensée de chaque intellectuel. C’est-à-dire qu’avant de comparer leurs «structures idéologiques», nous avons voulu en saisir la complexité particulière. En établissant trop rapidement la comparaison, la discussion, nous aurions dû limiter notre analyse aux préoccupations communes, avec la certitude de nous retrouver ultimement avec une compréhension incomplète ou simplement mauvaise du problème. Afin d’éviter cet effet de prisme déformant et pour rendre justice à ces intellectuels, nous pensons donc qu’il était important d’étudier d’abord leurs pensées en elles-mêmes et pour elles-mêmes.

Nous avons voulu que cette préoccupation transparaisse dans la structure même de ce mémoire. Nous avons ainsi choisi de consacrer un chapitre distinct pour chaque intellectuel, tout en établissant une unité, une cohérence entre les chapitres. Cette cohérence, nous l’avons renforcée par la démonstration progressive de nos hypothèses. Chaque chapitre possède donc une certaine indépendance, mais aucun ne peut se détacher totalement des autres.

Dans le chapitre premier, nous avons abordé la conception de la nation chez les trois intellectuels. Cela nous a permis de faire quelques découvertes intéressantes, notamment sur la similitude presque parfaite de leurs définitions de la nation canadienne-française. Cette nation est essentiellement la nation ethnique, c’est-à-dire une nation fondée sur la communauté de culture et d’histoire, à laquelle s’ajoute une part d’hérédité physio-psychologique. Cette dernière caractéristique, nous l’avons vu, ne peut être assimilable à du racisme. Nous avons aussi pu constater la similitude de leurs vues sur l’importance de la personne humaine, même si l’on doit constater que la pensée d’Harvey prend parfois une coloration davantage individualiste. Enfin, nous avons constaté que Groulx et Lachance ont une vision nettement décentralisatrice du Canada, ce qui les oppose à Harvey, partisan d’un renforcement des pouvoirs fédéraux.

Dans le chapitre II, nous avons étudié l’attitude antinationaliste d’Harvey. L’analyse approfondie de quatre-vingt deux articles produits entre 1937 et la fin de 1939 ainsi que quelques autres documents nous a permis de découvrir qu’Harvey est loin d’être un antinationaliste radical. Bien sûr, on sait que la lutte contre le nationalisme fait partie de ses préoccupations dès la fondation du Jour. Mais si Harvey s’oppose au racisme et au séparatisme et s’il critique les nationalistes qui oublient «l’humain», qui vivent dans le passé et qui déraisonnent, il n’est pas néanmoins fondamentalement opposé à toute forme de nationalisme. D’ailleurs, il utilise lui-même à l’occasion des thèmes ou des arguments nationalistes et il se décrit à parfois comme tel. Il semble qu’il ait radicalisé son antinationalisme avec les années, ou du moins qu’il ait renforcé son sentiment national canadien, au point de chercher à en faire un véritable nationalisme. Harvey s’est contredit à quelques occasions, cela est évident. Sans trop insister sur ces contradictions, il est bon de ne pas non plus les gommer car elles sont à notre avis le reflet d’une pensée qui se cherche, qui se déconstruit et se construit à la fois. Son attitude antinationaliste, il semble la définir «à la petite semaine», en faisant à l’occasion un pas vers l’arrière. Harvey a-t-il bâti à lui seul sa critique antinationaliste, s’est-il inspiré d’autres intellectuels de son époque ou du passé? Nous ne pouvons le dire. Il est difficile d’imaginer qu’il n’ait subi aucune influence extérieure, mais nous devons admettre que nous n’avons pas retrouvé d’indices à ce sujet. D’ailleurs, pour le faire, encore faudrait-il bien connaître l’antinationalisme et ses principaux représentants.

L’antinationalisme est assez mal connu. Nous n’avons d’ailleurs presque rien trouvé à ce sujet dans la littérature. Nous avons esquissé dans ce mémoire les grandes lignes de la critique antinationaliste d’Harvey, mais il serait intéressant de poursuivre cette recherche dans l’espace et dans le temps. À travers l’analyse de la pensée d’autres intellectuels antinationalistes, nous découvririons probablement des constantes intéressantes. Par exemple, nous avons brièvement observé en introduction que l’opposition entre la raison et le sentiment fait partie de la critique antinationaliste de Ramsay Cook. Nous ne serions pas étonné de retrouver ailleurs la même idée. Nous ne pouvons pas nous permettre de nous lancer ici dans une analyse approfondie, mais notons simplement qu’en 1964, Pierre Elliott Trudeau croyait lui aussi à l’efficacité de la raison pour contrer le nationalisme : «Il me paraît évident que le nationalisme – et j’entends aussi bien celui du Canada que celui du Québec – nous a placés sur une voie pleine de périls graves et cela m’amène à exprimer l’idée que la froide raison pourrait encore nous sauver (1).» Cette simple citation soulève à elle seule plusieurs pistes qu’il serait intéressant d’explorer : comment le nationalisme canadien dont parle Trudeau a-t-il évolué depuis Harvey, qui en était encore aux velléités? Quel est le rôle des antinationalistes canadiens-français dans la définition du sentiment national et du nationalisme canadien? Quel est le degré de parenté idéologique entre Trudeau et Harvey? Toutes ces questions devraient à notre avis être étudiées. Il serait aussi extrêmement intéressant de comparer la pensée d’Harvey avec celle de T.D. Bouchard (actif durant la même période) ou encore d’étudier dans cette perspective la vision du nationalisme d’historiens canadiens comme Ramsay Cook ou encore Mason Wade. Ce dernier, dans Les Canadiens-français de 1760 à nos jours ne disait-il pas :

Il ne faudra cependant jamais oublier que le terme “nationalisme” convient mal au mouvement qui suivit la première guerre mondiale. Il s’agissait, en réalité, d’un provincialisme passionné, qui se compliquait de facteurs ethniques et religieux. Ce n’était pas le véritable nationalisme d’Henri Bourassa à ses débuts qu’admettent aujourd’hui, très généralement, les Canadiens anglais qui ont des idées plus larges au sujet de l’avenir (2) .

Ne croirait-on pas entendre Harvey? Il serait utile d’établir la carte de l’antinationalisme, d’en identifier les plus importants représentants, d’en retrouver les différents fondements philosophiques (car, rappelons-le, il y a – au moins – un antinationalisme marxiste, un libéral, un chrétien), d’en dégager les caractéristiques principales, de situer avec précision les similitudes et les divergences, etc. Dans cette perspective, la pensée d’Harvey est particulièrement intéressante parce qu’il s’agit en quelque sorte d’une conversion. Sa «volte-face» l’oblige donc à s’expliquer, à fournir des arguments pour se justifier. On en a un bel exemple avec l’article «Pourquoi je hais le nationalisme». Il écrit :

Un homme estimable m’écrit : “Vous avez déjà dit quelque part que vous étiez nationaliste comme tout homme de coeur qui aime sa maison avant d’aimer celle des autres. Si tel est le cas, comment se fait-il que vous combattiez tous les mouvements nationalistes au Canada français?” À ce correspondant sympathique, je dois une réponse [...] (3).

           

L’étude de l’antinationalisme constituerait un projet d’envergure, mais il révélerait à notre avis beaucoup de choses, ne serait-ce que sur le nationalisme lui-même. En effet, il nous est apparu de façon assez évidente que le discours antinationaliste avait des répercussions directes sur le discours nationaliste. Pressés de se justifier devant l’Église ou devant leurs adversaires pour contrer leur influence, les nationalistes ont dû réfléchir (ou faire part de leurs réflexions) sur la légitimité de leur action. Ainsi, nous avons pu observer dans le chapitre III que Lionel Groulx est très conscient des critiques antinationalistes et qu’il y répond souvent, même s’il le fait la plupart du temps de façon indirecte.

Groulx ne s’est jamais satisfait d’un nationalisme seulement sentimental. Bien sûr, son nationalisme a un caractère émotif et le lyrisme fait sans contredit partie de son style oratoire. Ce fait est assez connu pour que nous n’ayons pas besoin d’en faire la démonstration, même si cette question pourrait être analysée plus en détail. Ce que nous voulions démontrer, et nous croyons y être arrivé, c’est que Groulx désire surtout faire du nationalisme une véritable doctrine et qu’il tente d’en faire reconnaître la légitimité en la présentant sur une base rationnelle. Certaines de ses conférences (notamment Nos positions) le montrent d’ailleurs éloquemment. De façon générale, Groulx cherche à démontrer le caractère rationnel et la légitimité de son nationalisme selon trois axes principaux : dans une perspective catholique d’abord, d’après le droit naturel ensuite et, enfin, d’après le droit positif (constitutionnel). Même si tous les aspects de cette démonstration ne sont pas aussi convaincants (particulièrement à notre avis en ce qui concerne le droit positif constitutionnel, que Groulx interprète largement), il reste qu’il serait malvenu d’affirmer qu’il ne s’est appliqué qu’à chanter bêtement les louanges de la nation canadienne-française. Mais de cela, il semble qu’il n’a pas vraiment réussi à convaincre Harvey. Il ne s’agit pas de la seule cause de la dureté de ce dernier envers Groulx, mais elle la détermine à notre avis fortement, et c’est entre autres cela que nous voulions soulever à travers l’analyse de la pensée de Louis Lachance.

Louis Lachance est tombé dans l’oubli et c’est à notre avis dommage. D’ailleurs, c’est toute la philosophie québécoise qui est mal connue, malgré certains efforts récents il est vrai (4). Lachance n’est pas un personnage insignifiant dans l’histoire de la philosophie au Québec. Trois de ses livres ont été édités à Paris, dont l’un aux Presses universitaires de France (Le droit et les droits de l’homme, 1959), et un autre a été traduit en espagnol et édité à Buenos Aires. Le maître en sacrée théologie a été invité à de nombreuses reprises à l’étranger pour prononcer des conférences, a participé à la direction des Semaines sociales au Canada et a été doyen de la Faculté de Philosophie de l’Université de Montréal de 1960 à sa mort en 1963. Nous sommes donc heureux de contribuer modestement à corriger cet oubli, et nous avons vu à quel point l’analyse de sa pensée nous a été utile pour mieux comprendre la lutte qui oppose Harvey à Groulx.

Les idées et les principes émis dans Nationalisme et religion nous ont permis d’observer la similitude de pensée entre Groulx et Lachance et nous n’avons pas trouvé d’éléments qui nous permettraient de conclure chez eux à la présence de conceptions différentes du nationalisme. Chose certaine, il est évident qu’établir une distinction entre le nationalisme de Groulx et celui de Lachance sur la base l’opposition entre le sentiment et la raison est une erreur, erreur induite à notre avis par la nature des sources utilisées pour en juger. Cette conclusion toutefois, Harvey ne semble pas l’avoir partagée. Mais l’analyse que nous avons faite de sa critique positive de Nationalisme et religion nous permet de croire que nous ne nous sommes pas trompé en identifiant la raison et le sentiment comme étant au coeur du combat qu’Harvey livre à Groulx et aux nationalistes de façon générale. Harvey peut accepter le nationalisme, mais seulement si la raison le guide et le modère. Il trouve cette combinaison chez Lachance, mais il ne semble pas la voir chez Groulx. Il n’y avait pas que cela dans le discours antinationaliste d’Harvey, bien au contraire, mais qu’il s’agisse d’une question fondamentale, nous ne pouvons plus en douter. En 1937 du moins, Harvey est donc prêt à accepter le nationalisme qui reste dans les limites définies par Lachance, un nationalisme maîtrisé par la raison.

Les concepts de raison et de sentiment ne sont pas particulièrement faciles à appliquer  à l’étude des idéologies. Toutefois, comme nous le mentionnions en introduction, cela est surtout vrai si on cherche à identifier trop précisément à travers les textes les indices de rationalité ou de sentimentalité. En fait, on l’aura constaté, c’est bien souvent davantage le discours sur la raison et le sentiment qu’il est intéressant d’observer chez ces intellectuels. Chose certaine, cette approche nous a permis d’en arriver à des conclusions intéressantes, voire relativement surprenantes dans quelques cas, de regarder le nationalisme sous un angle nouveau et d’identifier ce qui paraît constituer un des fondements de l’antinationalisme. Enfin, plus largement, cette approche nous a permis de constater à nouveau à quel point les années trente sont des années importantes dans l’histoire intellectuelle du Québec. Dans le grand brassage d’idées qui agite l’Occident au cours de cette période, le Québec ne fait pas exception. Certes, le contexte de la crise économique a souvent favorisé la radicalisation des discours et des revendications, mais cette période de désarroi est aussi une période de réflexion, où la raison semble constituer une valeur fondamentale.

(1) Pierre E. TRUDEAU, «Fédéralisme, nationalisme et raison», dans Le fédéralisme et la société canadienne-française, Montréal, HMH, 1967 [1964], p. 215. On notera que l’antinationalisme de Trudeau est relativement connu, et au moins un article en explore une des sources, soit la pensée d’Elie Kedourie. Voir Guy LAFOREST, «Herder, Kedourie et les errements de l’antinationalisme au Canada», dans R. HUDON et R. PELLETIER (dir.), L’engagement intellectuel, Québec, Presses de l’Université Laval, 1991, pp. 313-337.

(2) Mason WADE, Les Canadiens-français de 1760 à nos jours, tome 2 (1911-1963), Ottawa, le Cercle du Livre de France, 1963 [1955], p. 286.

(3) J.-C. HARVEY, «Pourquoi je hais le nationalisme», Le Jour, 22 juillet 1939, p. 1.

(4) Nous pensons ici à l’ouvrage de Raymond KLIBANSKY et Josianne Boulad-Ayoub, La pensée philosophique d’expression française au Canada : le rayonnement du Québec, Sainte-Foy, Presses de l’Université Laval, 1998, 686 pages.

 

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© 2007 Claude Bélanger, Marianopolis College