Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

Documents de l’histoire du Québec / Quebec History Documents

 

Le « joual »

 

[Note de l’éditeur: Rédigé en 1959 par André Laurendeau, le texte qui suit eut un effet presque immédiat. Un obscur frère mariste, le frère Pierre-Jérôme – Jean-Paul Desbiens de son vrai nom – écrivit à Laurendeau ses premières impressions sur la triste situation que l’auteur avait décrite dans son article. Ce fut le début d’échanges épistolaires entre les deux. Les lettres du frère furent publiées dans Le Devoir sous le pseudonyme de Frère UnTel. Au cours de la période s’échelonnant de novembre 1959 à juin 1960, Le Devoir publia environ une douzaine des lettres du frère UnTel. Fruit d’un éducateur passionné, aux opinions fermes sur la pauvreté de la langue parlée par la jeunesse québécoise, nourri d’une riche culture humaniste, au style bouillonnant et tranché, ces lettres eurent un grand retentissement et furent publiées sous le titre Les insolences du frère Untel. Cette publication eut un effet foudroyant, éclatant comme l’un des premiers coups de tonnerre dans le firmament québécois, dans ce qui allait être bientôt appelé communément la Révolution tranquille.]

Je viens d’apprendre par la télévision (Tribune libre) que notre langue parlée s’améliore tous les jours ; que les instituteurs y travaillent de leur mieux ; que divers concours stimulent le zèle universel ; que les commissions scolaires inscrivent la question à l’ordre du jour ; que les enfants y mettent de la bonne volonté ; que les familles elles-mêmes …

C’a été dit tout d’une traite.

Ça m’a bien étonné

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J’ai quatre enfants aux écoles, des neveux et des nièces, leurs amis: à eux tous ils fréquentent bien une vingtaine d’écoles.

Autant d’exceptions, j’imagine. Car entre nous, à peu près tous ils parlent joual.

Faut-il expliquer ce que c’est que de parler joual ? Les parents me comprennent. Ne scandalisons pas les autres.

Ça les prend dès qu’ils entrent à l’école. Ou bien ça les pénètre peu à peu, par osmose, quand les aînés rapportent gaillardement la bonne nouvelle à la maison. Les garçons vont plus loin ; linguistiquement, ils arborent leur veste de cuir. Tout y passe: les syllabes mangées, le vocabulaire tronqué ou élargi toujours dans le même sens, les phrases qui boitent, la vulgarité virile, la voix qui fait de son mieux pour être canaille… Mais les filles emboîtent le pas et se hâtent. Une conversation de jeunes adolescents ressemble à des jappements gutturaux. De près cela s’harmonise mais s’empâte: leur langue est sans consonnes, sauf les privilégiées qu’ils font claquer.

Et parfois à la fin de l’année ils vous rapportent un prix de bon langage. Ça vous fait froid dans le dos.

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Les pères et les mères que je connais se plaignent tous. Ça doit, eux aussi, être des parents de malheureuses exceptions.

J’en connais même qui envoient leur progéniture à l’école anglaise. Et savez-vous pourquoi ? Pour que les jeunes n’attrapent pas «cet affreux accent». C’est très intelligent et très respectueux. Car on est sûr de ne pas écorcher le français quand on apprend seulement l’anglais. Ainsi la langue mourra, mais elle sera morte vierge et martyre.

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… Je trouve que cela fait trop d’exceptions. Qu’on nous mette donc en présence de ces enfants admirables qui perfectionnent, à une école admirable, une admirable langue. Qu’on nous les produise. Je voudrais rencontrer le résultat des concours de bon langage.

D’ici là on nous permettra de nous effrayer de l’effondrement que subit la langue parlée au Canada français. Certains individus progressent, mais la moyenne ne cesse de baisser. La plupart des enfants récupèrent, à un certain âge, à peu près la langue qu’on leur parle en famille: souvent cela ne fait pas grand-chose à récupérer. On en arrive à un idiome auprès duquel celui des cinéfeuilletons a des grâces.

Est-ce une illusion ? Il nous semble que nous parlions moins mal. Moins mou. Moins gros. Moins glapissant. Moins joual.

Mais qui nous départagera ? Quand les universités recevront leurs millions, ne pourraient-elles charger des linguistes de mener une enquête systématique sur l’état de la langue ? Ils nous renseigneront ensuite. Nous apprendrons peut-être comment « tant de bonne volonté » peut donner d’aussi piteux résultats.

Source: CANDIDE (pseudonyme d’André LAURENDEAU), « La langue que nous parlons », Le Devoir, 21 octobre 1959, p. 4.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College