Date Published:
15 August 2003 |
L’Encyclopédie de l’histoire
du Québec / The Quebec History Encyclopedia
Monsieur
Antoine Gérin-Lajoie
(1824-1882)
par
M. L’Abbé Elie-J. AUCLAIR
Antoine Gérin Lajoie, avocat, publiciste, romancier et historien
de talent, qui fut dans sa jeunesse secrétaire de l'ancien premier
ministre Morin et, de longues années, conservateur de la bibliothèque
du Parlement fédéral, est né, à Yamachiche,
le 4 août 1824, et il est mort, à Ottawa, le 7 août
1882, à 58 ans. Il est l'auteur du roman canadien Jean Rivard,
de Dix ans d'histoire du Canada, comme aussi de la chanson populaire
Un Canadien errant.
La famille Gérin était originaire de la Savoie. Le premier
venu au Canada, Jean Gérin, était sergent dans les troupes
de Montcalm (1755 1760). "Il avait toujours tant belle humeur,
a t il été raconté, que ses camarades de régiment
l'avaient surnommé La joie." C'est de là qu'est venu
ce nom composé de Gérin Lajoie, qui s'est perpétué
dans la famille et que l'auteur de Jean Rivard devait immortaliser.
Jean Gérin dit Lajoie, après la cession, se maria, à
l'automne de 1760, à Yamachiche, et il s'y établit, sur
une terre, au bord du grand fleuve. Treize enfants virent le jour à
son foyer. Le septième, André, fut à son tour le
père de onze enfants. De ceux ci, le sixième, Antoine,
marié, à Yamachiche, le 14 juillet 1821, à Marie
Amable Gélinas devint, lui aussi, le père d'une nombreuse
famille, soit de dix sept enfants, dont dix ont vécu jusqu'à
l'âge adulte. C'est de l'aîné de cette famille bénie
du ciel, Antoine, deuxième du nom, né en 1824, qu'il est
ici question. De père en fils, depuis 1760, tous ceux que j'ai
nommés avaient résidé sur le même bien, habité
la même maison et conservé pieusement les mêmes traditions.
Les Gérin Lajoie étaient donc de braves et bons habitants,
estimés de tous, l'honneur de la paroisse.
A propos de leur nom, Antoine écrivait le 16 janvier 1861 à
son jeune frère Denis, plus tard Mgr Gérin, curé
de Saint Justin: "Notre vrai nom de famille n'est pas Lajoie mais
Gérin. Nos ancêtres en France n'ont jamais été
connus sous ce nom de Lajoie. C'est notre bisaïeul, Jean Gérin,
qu'on a le premier appelé La joie, parce qu'il était toujours
gai et content. Dans mes dernières années au collège
de Nicolet, notre directeur, M. l'abbé Ferland (l'auteur de l'Histoire
du Canada qui porte son nom), écrivait toujours mon nom Antoine
Gérin Lajoie, et j'ai continué à l'écrire
ainsi. Mais, si je recommençais ma vie, je signerais Antoine
Gérin tout simplement . . ." De fait, Mgr Gérin,
son frère, et M. Léon Gérin, son fils, l'actuel
président de la Société Royale, ont constamment
signé Gérin tout court. Par contre, un autre de ses fils,
M. l'avocat Henri Gérin Lajoie, de Montréal, continue,
et sa famille après lui, à porter les deux noms accouplés
l'un à l'autre.
Antoine Gérin Lajoie fit ses études classiques à
Nicolet. Heureusement doué, il remporta dans ses classes de beaux
succès. II s'y distingua spécialement par son goût
et ses aptitudes pour les lettres. A 18 ans, il écrivit une intéressante
tragédie, en trois actes et en vers, Le jeune Latour, qui fut
représentée sur la scène du collège et qui
a été jugée digne, dans la suite, de figurer au
Répertoire national de Huston, édité comme on sait
en 1848-1850, et réédité, en quatre volumes in
octavo, en 1893. Il composait aussi, étant encore écolier,
de petits poèmes de circonstance et des chansonnettes. Il se
trouvait en rhétorique en 1842, quand, un jour d'automne, des
hautes fenêtres de la maison nicolétaine, l'on vit passer
au loin, sur le grand fleuve, le sombre bateau qui emportait en exil,
vers la terre d'Australie, les condamnés politiques des "troubles"
de 1837 1838. Tout de suite, il eut l'idée d'écrire quelques
couplets, sur un air connu, langoureux et mélancolique, comme
pour exhaler la plainte des déportés. "La complainte
fut composée en moins d'une heure, écrivait Benjamin Sulte
en 1892. Le lendemain, tout le collège retentissait de ses accents.
Ce fut une traînée de poudre par tout le Bas Canada. Nos
gens vibraient au son de ces paroles empreintes de tristesse, parce
que c'était l'expression même de la pensée ou du
sentiment populaire." On se rappelle les premiers couplets, ils
sont, en effet, aujourd'hui comme hier, dans toutes les mémoires
:
Un Canadien errant,
Banni de ses foyers,
Parcourait en pleurant
Des pays étrangers.
Si tu vois mon pays,
Mon pays malheureux,
Va dire à mes amis
Que je me souviens d'eux.. .
A l'été de 1844, après un court voyage aux États
Unis, Gérin Lajoie vint se fixer à Montréal pour
étudier le droit. Mais il était pauvre et il fallait vivre.
Il entra au journal La Minerve, en qualité de correcteur et de
traducteur. II y fit bientôt de la rédaction. En 1845,
il devint le secrétaire de la société Saint Jean
Baptiste, qui se réorganisait, et, en 1847, Morin (Augustin Norbert)
en faisait son secrétaire. Entre temps, il étudiait son
code. Le 20 septembre 1848, Gérin Lajoie était admis au
barreau. Cependant, comme les chicanes du palais ne le tentaient pas
plus que celles de la politique, il ne tarda pas à accepter une
situation de fonctionnaire. En 1849, il fut employé au ministère
des Travaux publics. En 1850, il passa au bureau des arbitres provinciaux.
En 1856 enfin, il fut nommé à la bibliothèque du
Parlement, qui siégeait alors, alternativement, à Québec
et à Toronto. C'est à Toronto qu'il épousa, le
26 octobre 1858, à 34 ans, l'une des filles d'Étienne
Parent, le célèbre journaliste, en ce temps sous secrétaire
d'État, et dont, pour cette raison, la famille se trouvait dans
le Haut-Canada, où siégeait le gouvernement. L'année
suivante, le gouvernement étant revenu à Québec,
Gérin Lajoie l'y suivit avec sa jeune femme. C'est alors, en
1860, qu'il fut, avec Larue et Taché, l'un des fondateurs des
Soirées canadiennes, et que, deux ou trois ans plus tard, avec
d'autres amis, il lança le Foyer canadien. Son roman, Jean Rivard,
parut dans ces deux publications, la première partie, Jean Rivard
défricheur, dans les Soirées canadiennes en 1862, et la
deuxième partie, Jean Rivard économiste, dans le Foyer
canadien en 1864. En 1867, le gouvernement s'étant fixé
à Ottawa, Gérin Lajoie vint y habiter avec sa famille.
Toujours attaché à la bibliothèque fédérale,
il en organisa les services et en dressa la bibliographie pour la partie
française. C'est vers ce temps, je crois, entre 1867 et 1870,
qu'il écrivit son important ouvrage sur l'établissement
du gouvernement responsable Dix ans d'histoire du Canada (1840 1850),
qui a été publié, après sa mort, en 1888,
par les soins de l'abbé Casgrain. Frappé d'une attaque
de paralysie en 1880, Gérin Lajoie languit quelques mois, et
il mourut, à Ottawa, le 7 août 1882. Il avait 58 ans.
Avec les Anciens Canadiens de PhilippeAubert de Gaspé, le Jean
Rivard de Gérin Lajoie est bien, je pense, au moins à
cette époque, le livre qui peint le mieux la vie et les moeurs
des Canadiens d'autrefois. "La lecture de ce livre, écrit
Mgr Camille Roy, replacera sous vos yeux toute une série de coutumes
et d'habitudes qui s'en vont. Elle vous le fera aimer, non seulement
parce qu'il est un excellent manuel d'économie sociale, mais
aussi parce qu'il est comme le reliquaire de vieilles choses disparues.
Et, si vous tenez compte de la grandeur du dessein qui l'a inspiré,
de la bonhomie et de la simplicité de l'exécution, de
l'influence salutaire aussi qu'il peut avoir sur l'esprit du peuple,
vous estimerez que ce roman, malgré ses défauts de composition
et de style, est presque l'égal de celui que vers le même
temps publiait M. de Gaspé, et, dans votre bibliothèque,
vous placerez sans doute Jean Rivard à côté des
Anciens Canadiens." On a plus d'une fois rapproché, en ces
derniers temps, le Jean Rivard de Gérin Lajoie de la Maria Chapdelaine
du français Louis Hémond. "Pour nous, écrivait
à ce sujet M. Pierre Georges Roy en 1924, le vrai roman canadien,
c'est le Jean Rivard de Gérin Lajoie. Au triple point de vue
du style, de l'action et de la facture générale, Jean
Rivard est sans doute inférieur à Maria Chapdelaine. Mais
dans tout le livre de Gérin Lajoie règne un souffle de
patriotisme qui est remplacé dans le roman de Louis Hémond
par une espèce de fatalisme qui n'est certainement pas canadien,
ni chrétien."
De même, Dix ans d'histoire du Canada est un ouvrage qui dénote,
chez son auteur, un sens aigu de l'observation, beaucoup de réflexion
et un patriotisme du meilleur aloi. Il y a là, dans un style
peut être un peu gauche et fruste, une forte étude, sérieuse
et documentée, sur l'une des périodes les plus mouvementées
de notre histoire politique, celle qui va de 1840 à 1850.
Les couplets d'Un Canadien errant n'ont guère d'envolée
poétique, et, sur leurs six pieds aux rimes uniformément
masculines, ces pauvres vers n'ont rien de bien extraordinaire. Leur
mérite, je pense, c'est d'avoir traduit, à un moment donné,
le sentiment profond de tous les Canadiens patriotes. Et c'est là,
sans doute, ce qui les a rendus si populaires. Ils ont valu à
Gérin Lajoie, en tout cas, de délicates jouissances d'auteur.
Un jour, raconte une chronique de l'Opinion publique (février
1872), que l'auteur d'Un Canadien errant passait dans une rue pauvre
et déserte d'un faubourg de Toronto, il entendit chanter sa ballade
par une douce voix de jeune fille, qui tombait de la fenêtre ouverte
d'un haut étage d'une assez modeste maison de pension. Il en
fut touché jusqu'aux larmes. Une autre fois, à Ottawa,
comme il cheminait avec Benjamin Sulte sur la colline du Parlement,
c'est la voix puissante d'un "homme de cage", une belle voix
de ténor, qui lui apporta, de la baie de l'Outaouais, qui se
trouve au bas, les strophes vibrantes de sa complainte. Cette fois encore,
affirme Sulte, il en pleura.
Le dimanche 14 septembre 1924, avait lieu, à Yamachiche, une
jolie fête religieuse et littéraire, par laquelle on avait
voulu commémorer le centenaire de la naissance de Gérin
Lajoie en août 1824. Il y eut messe solennelle à l'église
paroissiale, chantée par son neveu, le regretté abbé
Gélinas, du séminaire de Trois Rivières, avec sermon
de circonstance, par l'abbé Camirand, du séminaire de
Nicolet, aujourd'hui Mgr Camirand, vicaire général. Dans
l'après midi, on se réunit, sous la présidence
du vieux curé de la paroisse, Mgr Caron, à la maison natale
de Gérin Lajoie, qui compte deux siècles d'existence,
dans le rang des Petites Terres, au bord du Saint-Laurent, sur le chemin
de Montréal Québec. La vénérable veuve de
l'écrivain patriote, mort depuis quarante ans, était là,
encore alerte en dépit de ses 84 ans sonnés, entourée
de toute sa famille et d'une belle assistance d'amis ou d'admirateurs
de celui dont on célébrait la mémoire. Des discours
furent prononcés par M. Pierre Georges Roy, par Mgr Camille Roy,
par M. Edouard Montpetit et par M. C. J. Magnan. Ce fut un moment de
gloire. Il marquait, comme dans une auréole posthume, le souvenir
d'un Canadien éminent qui a bien mérité de sa patrie
et de ses compatriotes.
Source : Abbé Elie-J. AUCLAIR, Figures canadiennes. Deuxième
série, Montréal, éditions Albert Lévesque,
1933, 209p., pp. 68-77. |