Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Septembre 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

L’importance du capital humain

[1926]

[Ce texte a été rédigé par Édouard Montpetit. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document]

 

Gardons le mot : il est bon. Ce ne sera d'ailleurs pas la première fois que l'économie politique aura recueilli du langage courant une expression qu'elle n'aurait pas osée d'elle-même. Le capital, c'est plutôt l'instrument à l'aide duquel l'homme exploite la nature et produit des utilités. A ce compte, le capital humain n'existerait pas puisqu'il se confond avec le travail. Mais le mot capital reçoit souvent une autre signification : c'est, dit-on, une mise de côté en vue d'une production ultérieure. Ainsi les usines, les machines, les terres culti­vées, les matières premières une fois séparées de leur milieu d'origine, sont du capital parce que ces choses ont été accumulées dans l'intention de multiplier les richesses. On peut affirmer, dans ce sens, qu'il existe un capital intellectuel: l'ensemble des travaux d'ordre scientifique, transmis de génération en génération, ex­périence et doctrine des siècles, appliqué d'ailleurs comme le capital matériel à l'oeuvre économique. Par cette déviation nous nous dirigeons vers la notion du capital humain telle que l'exprime la langue usuelle : l'accumulation (toujours) des forces humaines possédées par une nation, et susceptible de décupler les activités comme d'accentuer le rayonnement de la collectivité. Le capital humain, c'est donc une métaphore heureuse; c'est même une vérité puisque l'on n'a pas attendu la science économique pour affirmer la force d'un peuple riche en hommes et reconnaître dit coup l'existence et la fécondité de l'avoir-population.

Le nombre n'est pas tout, loin de là; et nous nous hâtons d'en convenir. Le nombre brut n'est qu'un chiffre, une force pour le bien ou pour le mal; et ce n'est pas nous qui aurons le fétichisme de la majorité. Mais le nombre décuplé par la culture est un indispensable outil de progrès. Il n'est pas essentiel que nous soyons nombreux, il suffit que nous soyons intelligents: pro­pos de mandarin, fort juste en soi, mais loin du inonde et des foules. Hélas ! il n'y a pas sur cette terre que l'intelligence; il y a aussi la force productrice et la force tout court qui devient vite une volonté, sinon une oppression.

Notre élément trouve dans le nombre une certitude de survie et le premier moyen, sûr comme la chair, de conserver aux influences ancestrales ce pays baptisé français. Nous le savons, mais nous n'en avons pas fait un enseignement raisonné. Jusqu'ici nous n'avons guère fait que nous compter, puisant dans la statistique vivante la même satisfaction que les français éprouvaient à dire, pendant la guerre : « Nous les aurons. » Allons plus avant. Recherchons comment nous avons progressé et, surtout, si les dangers qui nous menacent tout de même sont atténuables. Posons ces résolutions à la base de la doctrine nationale. On nous demande sans cesse d'être pratique dans ce pays où l'on n'arrive pas à admettre que la théorie est tissée d'expérience et de réel, où l'on cherche d'abord dans toute idée ce qu'elle rapportera de gros sous. Eh bien, voilà du pratique, un principe d'action qui rendra au centuple si chacun se fait un devoir de l'appliquer, où qu'il vive : l'être humain a pour nous une valeur capitale; le préserver, le garder, par des moyens connus et acceptés de tous, c'est nous grandir d'autant, nous coaliser, donner à notre groupe ethnique une sorte de radioactivité jaillie d'un organisme complet et vigoureux.

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L'histoire, dont on vient de célébrer le mérite avec un élan juvénile, nous instruit sur ce point comme sur bien d'autres lorsque l'on consent à l'interroger. Nous avons duré par le nombre. L'étranger confond volontiers notre fécondité avec notre survivance: il explique le miracle canadien par une formule statistique qui nous agace bien un peu mais que nous entendrons encore, comme on entendra toujours évoquer en France la ligne bleue des Vosges: « Ils étaient 65,000 en 1763, ils sont maintenant quatre millions. »

En 1608, Champlain ne comptait autour de lui que 28 compagnons. Le recensement de 1665, le premier qui ait été tenté, précédant de plusieurs années ceux auxquels il fut procédé en France, en Angleterre et même, chose admirable, aux Etats-Unis, indiquait 3,215 habitants. Dès lors, avance régulière et ferme, sauf un léger recul que marqua l'année 1688: 15,000 habitants à la fin du XVIIe siècle, près de 30,000 en 1725, au-delà de 72,000, — Emile Miller calculait 108,500, — en 1754, y compris les Acadiens. En 1765, trois ans après la conquête, nous ne dépassons pas beaucoup le chiffre de 70,000.

Il est moins facile de s'y reconnaître sous le régime anglais : les sources sont assez nombreuses (recensements plus espacés, relevés par approximation fait par diverses autorités, etc.), mais on ne sépare pas du total les habitants d'origine française. On observe toutefois que l'augmentation est à poids constant. D'après Emile Miller, nous étions 170,000 en 1791 et 570,000 en 1831, ce qui ne nous parait pas excessif, ces chiffres étant grossis de l'apport de la Louisiane. Les recensements de 1842-44 portent à 538,213 la population d'origine française du Canada. En 1871, date du premier recen­sement qui suivit la Confédération, nous sommes plus d'un million; puis deux millions en 1911 et, en 1921, 2,452,751. Cela, sans tenir compte évidemment des nôtres qui sont passés aux Etats-Unis, où ils s'achemi­nent rapidement vers deux millions. Avec eux, nous serions plus de quatre millions: la moitié de la population du pays.

Vraiment, on conçoit que l'on s'étonne d'une telle manifestation de vitalité: tous les auteurs qui ont gémi sur le dépeuplement de la France insistent sur ce que Paul Leroy-Beaulieu appelait, avec une élégance douteu­se, notre pullullement; d'autant que ce mouvement prête à ces écrivains un argument de plus contre la prétendue stérilité de la race. Si riche qu'il soit, il ne confirme pas la loi, restée d'ailleurs sans confirmation, que le pas­teur Malthus énonçait à la fin du XVIIIe siècle et selon laquelle la population devait doubler tous les vingt-cinq ans. Il suffisait de quatorze ans au début pour porter notre population au double; mais cela ne dura pas. Au cours de notre histoire, notre nombre a doublé tous les trente ans, en moyenne; et même tous les vingt-huit ans, assure M. René Masse: c'est un peu court. Nous avons vu que, ayant atteint le premier million en 1871, nous ne passons à deux millions qu'en 1911, soit une période de quarante années. Il est vrai que c'est pendant cette période que la ruée vers l'usine américaine s'est produite. D'ailleurs, les nôtres, dans les autres provinces du Canada, se sont aussi multipliés par deux tous les trente ans. C'est quelque chose, surtout si l'on note que cette augmentation est due on peut dire exclusivement à la natalité, laquelle s'est manifestée malgré des conditions souvent défavorables : l'évolution dans le temps de notre population révèle fort peu d'immi­gration, des crises passagères mais assez dures (guerres, épidémies, émigration), un abaissement, peu considérable il est vrai, provenant de la cession de territoires.

Le taux de notre natalité a donc été «énorme» : c'est encore un mot de Paul Leroy-Beaulieu que les lourdes générations semblent avoir considérablement ému. De 1760 à 1770, il a marqué 65.3 pour mille, soit un intérêt de plus de six et demi pour cent: les chiffres alignés dans les tableaux de la statistique officielle donnent bien cette impression de livret de banque, celui de notre capital humain. Le taux a baissé, depuis les temps héroïques; quoiqu'on le retrouve, aussi généreux, dans les comtés de Matane, et de Chicoutimi. Notre natalité faiblit. En 1922, le taux était descendu à 37.5 pour mille ou 3.75 pour cent. Encore ce chiffre n'est-il pas exact, à cause des villes où les populations sont mêlées: dans les quarante comtés ruraux où les Canadiens fran­çais sont presque seuls à vivre, le taux de natalité dépasse 4 pour cent. C'est encore un taux « très élevé » au dire de Leroy-Beaulieu.

A ce taux, combien serons-nous dans cinquante ans? Nous avons répondu à cette question, il y a quelques années, dans une conférence faite à la Salle Saint-Sul­pice et sous les auspices de l'Action française. Nous avions dû renoncer aux fols espoirs exprimés naguère par un homme aussi grave que Vauban: vingt-cinq millions en 1970; et aux prévisions enthousiastes de nos compatriotes, inspirées par la fameuse phrase : « ils étaient soixante-cinq mille en 1763, ils sont maintenant quatre millions » et qui nous promettaient pour le siè­cle à venir les unes quinze millions, les autres trente-deux et même quarante-huit. De ce pas, nous eussions été vraiment en route vers le Cap Horne [sic] comme le proclamait le bon curé Labelle, qui avait la foi et le sourire. Les calculs établis sur différentes bases, raisons géométriques, tables d'intérêts, addition du quart en dix ans, répondaient avec plus de pondération: il est probable que, vers 1960, nous serons six millions. A ce taux d'avance, nous avions prévu deux millions cinq cent mille en 1921, ce que la réalité a confirmé. Nous ajoutions: « En 1961, la population du Canada variera entre 20 et 25 millions. Notre proportion au total, qui était de 45.3 pour cent sous l'Union, sans compter les Provinces Maritimes, et de 28.5 pendant la période 1901-1911, oscillera entre 24 et 30 pour cent. Il en serait autrement si le mouvement d'immigration devait être aussi fort qu'il le fut pendant la première décade du XXe siècle. La population du Canada dépasserait alors 31 millions, ce qui n'est pas impossible puisque les Etats-Unis ont connu la même progression de 1810 à 1860, et nous ne représenterions plus, sur ce chiffre, que 19.5 pour cent. » Or nous semblons nous engager plutôt dans la première voie: la population du Canada n'at­teignait pas neuf millions en 1921 (8,788,483) et la proportion de l'élément français et belge était de 28.14 pour cent.

Le résultat est excellent. Pendant la seconde partie du XIXe siècle et depuis 1900 surtout, nous avons eu à soutenir une lutte formidable contre « l'Europe en route vers le Canada». En 1913 seulement, 402,432 immigrants sont entrés au pays, soit un chiffre plus consi­dérable que notre accroissement naturel pendant la décade 1911-19211 Et nous disons bien: accroissement naturel; car, répétons-le, pour tenir tête à l'envahissement nous n'avions que notre natalité, ne pouvant guère espérer de l'immigration, de l'arrivée plus intense de colons français ou belges réclamée par Olivar Asselin dans un rapport qui est à relire et à mettre en oeuvre. Heureusement pour nous, les millions d'immigrants attirés au Canada par la réclame officielle se sont dis­séminés : les uns ont franchi la frontière américaine, les autres sont retournés dans leur pays, si bien que, le tassement fait, notre situation n'a pas changé. Les chif­fres définitifs qui marquent l'augmentation de popula­tion d'un recensement à l'autre, de 1911 à 1921, révè­lent que les deux taux de progression, l'un chargé d'immigration, l'autre de pure vitalité, sont à peu près égaux. Nous avons tenu.

Nous eussions fait mieux si, avec la même ardeur que nous avions mise à répandre la vie, nous avions combattu la mort qui nous décime encore à coups précipités et l'émigration qui nous prend une partie de notre popu­lation. L'objet de cette enquête est précisément d'indi­quer comment réduire ces maux, comment garder les nôtres sur la terre maternelle, comment gagner sur la mort les milliers d'hommes qu'elle ravit chaque année. C'est un enjeu de plus d'un demi-million. Par le recul de la mortalité et la diminution des morbidités, par la prolongation de l'existence humaine, l'Europe, atteinte dans ses forces procréatrices, progresse néanmoins depuis trente ans. Les graphiques représentant les nais­sances et les décès s'inclinent vers le moindre : il y a moins de naissances, mais aussi moins de décès, et, en définitive, plus de vie. Il y a une limite, sans doute : le taux de mortalité ne saurait descendre à zéro; mais il a atteint 14 et même 12 pour mille dans des pays d'exception ou dans des villes où prédomine le souci de l'hygiène. Le nôtre est encore de 17.

Nous ne pouvons que pointer d'un mot vers la route de progrès où nous entraînent ceux qui ont pris à cœur de nous sauver en secouant notre indéracinable indifférence. On est pratique lorsqu'il s'agit de sa petite besogne; mais lorsque le sort commun est menacé, tout devient théorie. C'est l'affaire de tout le monde, et donc de personne. Ayons la volonté, si humble que soit la portée de notre action. Nous nous occuperons aussi de nourrir l'esprit que l'on aura tenu vivant, car nous croyons facilement avoir fini notre tâche alors que nous nous sommes contentés de durer ; mais c'est là un autre rayon, un autre point de doctrine sur lequel nous accorder. Pour le moment, veillons à ne pas perdre bêtement ce que nous avons acquis avec tant de satisfaction. Ayons surtout des raisons de nous porter à la rescousse; sans cela, rien ne se fera que d'instinctif, tout s'aban­donnera comme par le passé aux circonstances dont nous saurons, une fois seulement qu'elles seront révolues, si elles furent heureuses ou non. Il faut une direction. Commençons par la vie.

 

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Des raisons d'ordre économique d'abord, les moins élevées mais non pas les moins nécessaires.

Un siècle a suffi pour éprouver la résistance du « principe de population » que Malthus énonçait de sa tour d'ivoire en 1798. Le célèbre pasteur, que l'on ne doit pas charger des errements de ses prétendus disci­ples, redoutait l'accroissement des hommes. La popula­tion, pensait-il, se développe dans une progression géo­métrique; et les subsistances, dans les limites vite plus restreintes d'une progression arithmétique. Un temps viendrait où la terre ne nourrirait plus l'humanité. La réalité n'a pas justifié les angoisses de Malthus: l'art agricole et la chimie ont multiplié les subsistances et nous assistons à la lente dépopulation du monde. Ce dernier phénomène est connu : il se produit même chez les peuples qui se croient à couvert. Les causes en sont nombreuses et toutes n'agissent pas du même poids : la civilisation, car la pauvreté d'enfants est un mal de riches; la vie trop belle, et non pas tout à fait la vie trop lourde; un ensemble de disposition juridiques qui incitent à l'abstention ou qui n'encouragent pas le devoir ; surtout la volonté, car la question est morale.

Le réflexe, c'est que la société a été forcée de recon­naître toute la valeur de l'homme, unité active : l'angoisse succède aux craintes chimériques du pasteur. Ce n'est plus une exhortation à la contrainte que l'on entend, mais, de partout, un appel à la vie.

Il faut vivre. La production est le résultat d'une collaboration. La nature prête sa fécondité et ses forces; elle subit la conquête humaine. L'homme, volonté intel­ligente, décuple sa puissance par le travail et le capital. Mais dans l'oeuvre de production, l'un des facteurs est essentiel parce qu'il est initial: c'est le travail de l'homme. Rien sans lui. S'il s'arrête, c'est la sauvagerie qui renaît. L'homme est donc à l'origine, il est donc au soutien de l'oeuvre économique.

Pour le démontrer, il n'y a qu'à reprendre une à une les initiatives que le progrès a répandues autour de nous: travaux agricoles et industriels, commerce et transports, finance; toutes sont prospères là où la po­pulation est suffisamment développée et organisée ; toutes conduisent à une richesse publique plus abon­dante, mieux répartie, à une stabilisation des valeurs. Si l'on désire s'en convaincre davantage, on lira avec profit le livre de M. A.-L. Galéot: L'Avenir de la Race où l'auteur analyse avec vigueur et vérité le rôle de l'homme dans la production et l'accumulation des ri­chesses. La première partie: « de l'utilité sociale et individuelle dans ses rapports avec le peuplement », renferme la thèse nouvelle, opposée à l'unique et fantaisiste chapitre de Malthus, et qui se résume: la pros­périté est en raison de la population.

Voilà pour la théorie : appliquons-la à nos intérêts. Le même fait essentiel demeure : pour produire, il nous faut des hommes. Vérité pratique s'il en fut, qui n'a que le tort d'être énoncée par des rêveurs dont c'est le sot métier de penser aux autres. Il en faut dans l'agri­culture, et non seulement pour moissonner mais pour épargner, car l'agriculture constitue un réservoir de capital où la finance puise sans cesse; dans l'industrie, quand ce ne serait que pour en avoir une et ne pas pas­ser notre temps à regarder chez le voisin pousser les cheminées d'usines; dans le commerce où les autres n'oublient pas de se glisser pour nous servir. Il en faut pour exploiter notre pays, autant qu'il en a fallu aux autres provinces pour se développer jusqu'à déborder chez nous; pour canaliser notre richesse, la distribuer, la faire fructifier et nous en donner tonte la force; pour que d'autres s'élèvent un peu, se qualifient, s'ins­truisent, se haussent en maîtres jusqu'à la direction du pays. Il en faut enfin pour que l'économie nationale existe et que nos producteurs, depuis l'industriel jusqu'à l'artiste, trouvent un marché et des bénéfices ; pour qu'un cycle se forme, qui soit nôtre et qui nous libère.

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Notre expansion assurée de la sorte, nous aurons du même coup grandi notre influence politique.

Nous avons de bonnes raisons de compter dans le domaine des affaires publiques, des raisons qui nous sont plus familières parce qu'elles nous ont toujours guidées et qu'elles sont passées, par suite de nos attitu­des traditionnelles, dans la Constitution.

Nous vivons en monarchie, mais sous un régime dé­mocratique : l'électorat contient à peu près tout le monde, et le peuple gouverne. Ce n'est pas le moment de faire des considérations sur les mérites du suffrage universalisé ni sur la dose de compétence politique que de fougueuses campagnes électorales lui administrent : Emile Faguet a écrit là-dessus un livre plutôt dépri­mant, resté sans réplique. Comment ne pas retenir au moins, c'est ce qui nous intéresse, l'action prépondé­rante que le nombre exerce sur la chose publique ; le nombre, et brutal, puisque la majorité décide et que l'élection n'est, après beaucoup de bruit, qu'une addi­tion par quoi la nation connaît qu'elle s'est donné [sic] un maître. Un maître aussitôt assagi, chez qui le culte de l'électorat supplée souvent aux idées générales et tient lieu de conduite. Il n'est guère d'actes que l'on ne consente pour gagner l'électorat, guère aussi de victoires que l'électorat ne gagne s'il est puissant ou si simplement on le redoute.

La Constitution fédérale pourvoit au mode de repré­sentation avec un soin particulier. Nous avions, avant d'entrer dans la Confédération, soixante-cinq députés qu'elle nous laisse, sans plus. Comme il sied de pourvoir aussi les autres provinces d'un indispensable rouage d'exécution, elle a imaginé de baser sur un calcul l'égalité de traitement. On divise la population de la pro­vince de Québec par 65 afin de savoir combien d'élec­teurs représente théoriquement chaque député : 36,283 en 1921. On a ainsi dégagé le diviseur commun des populations des autres provinces: autant de fois le chif­fre 36,283, autant de députés. Et voilà comment l'On­tario en reste à 82 représentants et comment l'Est recule, quand l'Ouest voit son nombre augmenter inso­lemment; comment notre Chambre basse qui comptait 181 membres en 1867 en est rendue à 245. La représen­tation populaire est une sorte de baromètre.

Pour tourner à notre avantage cette justice mathé­matique dont nous sommes les dispensateurs, il n'est qu'un moyen : augmenter notre population, faire qu'un député représente chez nous 60,000, 100,000 électeurs. Le jeu réussira, à moins que les populations des pro­vinces n'avancent du même pas; il se fera contre nous si nous sommes les seuls à ne pas bouger.

Heureusement, nous ne sommes pas confinés dans les limites de notre province : de tout temps, nous avons eu la curiosité des voyages et des découvertes; nos cou­reurs des bois ont fait retentir partout leurs chansons, choses simples à la vérité mais que les antres n'ont pas. Nous connaissons plus mal aujourd'hui notre pays; mais c'est sans doute pour justifier la réplique d'un drama­turge français : « Je ne sais pas, Monsieur, je suis d'ici »! Depuis Québec, le mouvement vers les quatre coins du Canada, esquissé à grands traits par nos missionnaires et nos trappeurs au moment où l'on rêvait d'un empire français, fut repris à plusieurs années de distance par nos défricheurs. Grandis en nombre en Acadie, nous avons pénétré l'Ontario, puis l'Ouest. Nous suivons avec sollicitude cette marche de nos gens dont chaque recen­sement marque les étapes, grave les succès : en 1921, nous étions 190,000 dans les Provinces Maritimes, soit une proportion de 19 pour 100 (et qui atteint 31 pour 100 dans le Nouveau-Brunswick!), 250,000 dans l'On­tario, un peu plus de 8 pour cent du total; 125,000 dans les étendues de l'Ouest, ou 5 pour cent de l'ensemble de la population. Partout une poussée où l'on sent la souplesse d'une vie qui s'épanouit, même dans l'Ouest où les éléments, fournis par l'immigration, se sont fié­vreusement accumulés, renouvelant le spectacle des plai­nes américaines. Malgré le flot, le roc a résisté. Mieux organisés, les nôtres s'essaient à des revendications que l'on écoute déjà, qui aboutiront avec le nombre et le temps: vingt députés de notre race dans l'Ontario chan­geraient bien des choses. Comme il apparaît bien, depuis ce point où nous passons la revue de nos forces, l'impé­rieux devoir de rester nous-mêmes et d'attendre, comme nous avons toujours fait, dans un paisible attachement à nos origines.

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Répandue dans tout les pays, où elle s'applique à l'oeuvre commune, notre race ne rencontre-t-elle pas dans ses qualités propres des raisons nationales de se développer ?

Sans se targuer d'une supériorité que nul ne pos­sède d'instinct et qui est plutôt le résultat d'une longue aspiration vers la perfection intérieure, elle a le droit de se croire utile dans l'accomplissement des destinées de ce pays. On en recueillerait des témoignages chez les étrangers qui nous ont approchés avec sympathie et même chez les Anglais que l'étroitesse n'obstrue pas, chez Louis Gillet, le prince de Beauvau-Craon, lord Grey, sir Andrew MacPhail, et tant d'autres; témoi­gnages conçus dans la sincérité de l'observation, hors des préoccupations électorales qui nous valent, selon que souffle le vent, ou des excès de zèle ou des indignités.

Un Torontonien à l'esprit ouvert, qui sollicitait notre adhésion à un mouvement d'étude et d'entente et à qui nous exprimions intentionnellement des doutes sur l'op­portunité d'une collaboration française, nous disait : « Nous avons besoin de vous et nous ne pouvons rien faire sans vous.» Parole plus juste qu'il ne pensait peut-être et dont William-Henry Moore a naguère étalé toute la vérité. Nous habitons ce pays depuis les jours où nous l'avons découvert et colonisé; et le sentiment qui nous anime envers lui est précieux en ces temps de nomadisme où rien ne tient devant l'intérêt : il réagira contre les entraînements redoutables de l'américanisme, gardant le territoire aux hommes et aux idées qui l'ont formé. L'Annuaire statistique de 1923 signale le recul de la race anglaise et de la race française au Canada en des termes dont la brièveté accentue le poids. L'immi­gration a repoussé le vieux fonds national, que l'émi­gration réduit de son côté. On réclame, dans les hauts lieux de la finance, des hommes et des capitaux : il serait de saine politique de retenir d'abord les hommes que nous avons et de précipiter, plutôt que de l'entraver par de sottes législations et de plus pauvres arguments, l'élan des nôtres vers la colonisation. Car nous sommes, de tous ceux qui ont quelques racines en ce pays, les seuls qui soient restés de tradition soumis à la terre. Nous apportons à nos travaux des valeurs d'ordre, de mesure, de bon sens, de justice, que nous avons recueillies de nos ancêtres et qui perpétuent en nous la civilisation française. Notre orgueil est de rester fidèles au passé, d'une fidélité que tout légitime; et nous n'exi­geons, en retour de notre participation, que la liberté d'être nous-mêmes. Sous de puérils prétextes, on déna­ture la lutte que nous soutenons; on nous a placés dans une situation telle que nous ressentons une sorte de gêne à poser nos revendications; quand il serait si sim­ple, et si avantageux pour le Canada, d'admettre une bonne fois la diversité de caractère dont nous nous réclamons pour mieux servir, par notre expansion, par nos activités, par nos idées et notre esprit, les tradi­tionnels intérêts de la nation.

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Notre pénétration dans les provinces dites anglaises et qu'une pensée secrète réservait à nos compatriotes saxons, fut l'objet d'une surveillance jalouse comme jadis la conduite du clergé catholique romain aux Etats-Unis. Quelques têtes de bois y trouvent encore des idées religieuses, qui existent mais tout autres; et l'on parle sans sourire, sur le ton de la confidence, de complot, de domination, de théocratie. On nous connaît peu, après cent soixante années d'un voisinage étanche ! Comme si nous n'avions à l'esprit que la conquête et le prosélytisme, alors que, dans ce domaine mouvant, soi­gneusement circonscrit, nous n'avons fait montre que de délicatesse et de modération, dénonçant le fanatisme, jamais le fait religieux.

Mais nous sommes attachés à notre religion : c'est autre chose et que nul n'a le droit de nous reprocher; nous désirons son maintien et sa propagation parce qu'elle fut nôtre de tout temps, parce que nous la savons belle et suprême par sa divine universalité, parce qu'elle inspire une haute moralité appréciée de nos compatrio­tes protestants jusque sur le terrain économique, parce que nous sommes catholiques. C'est une cause à nous, qui n'a rien de troublant pour les autres, et c'est la servir légitimement comme c'est encore servir le pays que d'en ramifier la vérité.

Pour ce qui nous concerne immédiatement, les préoccupations voisines mises à part, nous avons un intérêt de défense supérieure à être plus nombreux, si notre nombre même devient un argument aux oreilles de Rome, s'il manifeste un état d'indéniable force qui n'est pas, quoiqu'on insinue, voué à disparaître, s'il nous aide à subvenir aux nôtres que la distance et le milieu exposent davantage aux menées des adversaires du dehors et du dedans. Cette fois, notre proportion, plus forte, est plus encourageante : nos corréligionnaires [sic] de langue française formant au-delà de 72 pour cent de l'ensemble des catholiques; nous détenons une majorité formidable dans le Québec, très appréciable dans le Nouveau-Brunswick; nous sommes près du tiers, souvent au-delà comme dans l'Ontario (42 pour cent), dans toutes les provinces, sauf en Colombie anglaise. Ce sont des chiffres à méditer et à rappeler au besoin. On se demande, en les produisant, si nous nous sommes sciemment appuyés sur eux, si même nous nous sommes habitués à ce qu'ils représentent.

Car ils ont mieux qu'une signification statique. Du foyer que nous avons constitué beaucoup sont partis pour de lointaines missions : plus que des deux Améri­ques réunies. Il est touchant que notre petit peuple poursuive ainsi des traditions qui lui furent léguées : celle des évangélisateurs qui, depuis des siècles, ont laissé chaque année le pays de France pour se donner à l'ex­pansion de la foi; celle de nos missionnaires, venus de France aussi jusqu'au « coeur de l'Amérique », qui por­tèrent le long du Saint-Laurent, sur le Plateau Laurentien, autour des Grands Lacs et dans la ravissante vallée du Mississippi, le verbe d'où germèrent le règne de Dieu et le respect du nom français. Songeons-nous suffisam­ment à la beauté, à la fécondité de ce geste renouvelé des premiers jours dans toute sa pureté : peut-être celui qui nous rattache le plus directement au passé, celui à coup sûr dans lequel nous revivons totalement l'idée catholique et française dont nous sommes issus. En réclamant que ce mérite nous soit compté, ne négligeons rien qui vienne l'enrichir.

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Avons-nous assez dit avec cela que le nombre n'est qu'un moyen; que l'homme n'a rien fait s'il n'est qu'une unité; qu'au devoir de multiplier se joint celui d'agir dans le sens de la collectivité; qu'au capital-hommes s'ajoute le capital-intelligence et, risquons le mot, le capital-volonté? Mais ce sont là des vérités d'un autre plan. Divisés contre nous-mêmes et sur tant de points d'une importance secondaire, unissons-nous du moins sur quelques principes de base. N'abandonnons pas notre sort au gré de l'événement, avec une légèreté que nous regretterions. Notre survivance qui ne fut souvent que parole, réclame l'action. Décidons d'abord de garder nos forces.

Source: Édouard MONTPETIT, «L’importance du capital humain », dans l’Action française, Vol. XV, No 1 (janvier 1926): 5-21.

 

 
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