Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

L'organisation corporative sur le plan national

canadien-Français

(1936)

 

[Ce texte a été publié par Esdras Minville en 1936. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document.]

Retour à la page sur Esdras Minville

Le Président de l'Action nationale a donné à la Semaine Sociale des Trois-Rivières un cours fort remarqué, sur l'organisation corporative au Canada. Ce cours paraîtra dans le compte rendu de la Semaine Sociale et sera en outre publié en brochure, dès ce mois-ci, par l'Ecole Sociale Populaire afin qu'il ait la plus large diffusion possible.

 

Monsieur Minville veut bien nous donner en primeur le passage capital de son étude où il situe la future organisation corporative au Canada sur le plan national canadien-français.

 

Pour notre part, nous croyons à la force, non pas à celle qui dresse des barricades et tire du pistolet, mais à celle qu'un peuple conscient de ses droits et de ses intérêts trouve dans sa détermination à ne pas subir des cadres sociaux qui risquent de l'étouffer mais à imposer, dans un large esprit de justice, les formes d'organisation sociale adaptées à son génie particulier, et les plus propres à assurer son existence et ses progrès.

 

Et vous devinez ainsi du premier coup ce que nous entendons proposer: organiser l'institution corporative sur le plan national canadien-français d'abord, et, par le fait même, mettre la minorité étrangère dans le cas de l'accepter. Nous ne préten­dons pas, bien entendu, présenter l'institution corporative comme une institution canadienne-française: universelle dans son principe comme la profession elle-même, elle s'adapte, sous des modalités plus ou moins différentes, à tous les peuples. Mais nous croyons que pour mettre de notre côté toutes les chances de succès dans notre tentative de l'im­planter dans la province de Québec d'abord et le reste du Canada ensuite, nous devons commencer à l'organiser, non pas dans un territoire donné, mais chez le groupe humain qui, par sa situation et son esprit, est le plus apte à la comprendre et à en assurer le triomphe — savoir le groupe canadien-français.

 

Autant le territoire canadien et la province de Québec, considérés comme champ d'action, offrent d'obstacles quasi insurmontables à nos projets de réforme sociale, autant la population canadienne-française, considérée comme un tout, présente l'ho­mogénéité économique, morale et spirituelle que nous avons il y a un instant jugée indispensable au succès d'une telle entreprise: unité de culture et d'aspirations, et, ce qui plus est, unité de foi religieuse et, par celle-ci, adhésion au moins tacite à la doctrine sociale que nous prétendons réaliser. Voilà des conditions extrêmement propices.

 

D'autant plus que la nécessité d'une réforme sociale coïncide chez nous avec un impérieux besoin de restauration nationale. Nous avons tout intérêt à concilier les deux mouvements: ils n'en prendront ainsi, l'un portant l'autre, que plus d'ampleur et de force. En effet, plus on y regarde de près et plus on se convainc qu'aucune doctrine sociale ne répond mieux à nos besoins comme peuple que celle de l'Église. Les souverains pontifes l'auraient formulée pour nous qu'elle ne s'adapterait pas, semble-t-il, plus exactement. L'étonnant, c'est que depuis quarante-cinq ans bientôt que nous la connaissons nous nous soyons contentés d'une adhésion toute platonique, toute passive.

 

Notre vie économique et sociale s'est organisée au hasard, sans vue d'ensemble, sans idée directrice. Loin d'imposer les cadres sociaux que postulait notre génie particulier, nous nous sommes fait violence pour entrer dans ceux qu'une minorité étrangère édifiait chez nous. Tant que la vie économique s'est développée à un rythme normal, assez bien accordé à celui de nos progrès comme peuple, nous n'en avons pas trop souffert. Nous en avons même profité dans une certaine mesure, comme le pauvre béné­ficie de relations habituelles avec les riches. Mais cela, inconsciemment, sans que l'idée nationale ni la préoccupation sociale guidassent notre effort. Aussi bien, du jour où le rythme s'est accéléré, nous avons été dépassés, puis bousculés et finalement réduits à un état voisin de l'esclavage. Longtemps nous avons accusé les autres — explication trop facile, insuffisante. Puis nous nous sommes accusés nous-mêmes, et dans bien des cas nous avons exagéré et nos griefs et nos déficiences. Mais il n'y a rela­tivement que peu de temps que nous rattachons notre désarroi à sa cause véritable, à savoir le manque de doctrine nationale et sociale. Nous venons d'ou­vrir les yeux, l'adversité nous a forcés à réfléchir. Nous avons constaté d'une part, que ce qui fait véritablement notre faiblesse, c'est l'absence d'idées directrices en matière nationale et en matière sociale; d'autre part, que si de telles idées directrices nous ont manqué, c'est tout simplement parce que, par apathie, inconscience ou déformation des esprits, nous avons négligé ou rejeté celles qui procédaient naturellement de notre particularisme ethnique et de notre foi religieuse. Aujourd'hui, les esprits sont ouverts à un enseignement de cette sorte. Le désordre qui règne dans les faits nous pousse à recons­truire sur une base nouvelle, adaptée désormais à notre tempérament et aux exigences de notre situation, notre organisation économico-sociale, à laquelle est liée notre survivance nationale elle-même. Nous aurions tort, pour des considérations de méthode, qui d'ailleurs ont trop longtemps faussé notre action, de ne pas saisir une occasion aussi excellente et qui ne se renouvellera peut-être jamais.

 

A ces raisons, inspirées de notre intérêt national, s'en ajoute une autre dérivée de l'idée même de l'institution corporative comme nous la concevons. Pour naître viable, s'établir sur des bases définitives, l'institution corporative ne doit pas être imposée d'autorité par un texte de loi ou autrement; elle doit jaillir de la réalité sociale elle-même, surgir de la masse populaire comme la réalisation d'un désir, le fruit d'une conviction profonde et générale. Même en Italie, où la corporation est organe de l'État, Mussolini a laissé durant de longues années la population s'acclimater à l'idée avant de passer à l'action. A plus forte raison en un pays soumis comme le nôtre au régime démocratique et où l'institution corporative, par définition, doit demeu­rer indépendante des pouvoirs publics.

 

Or, nous formons dans la province de Québec près de 80 pour cent de la population, donc la très grande majorité. La population agricole est en presque-totalité, et la population ouvrière en très grande majorité canadienne-française. Dans les campagnes, le petit commerce nous appartient; dans les villes, nous y sommes encore largement représentés. Notre participation à la grande industrie est à peu près nulle, mais dans la petite et la moyenne industries nous occupons encore un certain nombre de positions. Dans les professions libérales partout nous dominons d'emblée. Nous possédons la propriété rurale et une bonne part de la propri­été urbaine. Nous avons donc tout ce qu'il faut pour constituer assez rapidement les éléments de l'institution corporative. On nous dira d'ailleurs dans un instant que bon nombre d'organismes pré-corporatifs existent déjà chez nous.

 

Au surplus, nous voulons précisément, par le moyen de cette réforme sociale, améliorer notre situation dans le commerce et l'industrie, du moins petite et moyenne pour commencer. Nous avons compris que nous ne pouvons abandonner à l'ini­tiative individuelle mal éclairée la restauration de notre vie économique; d'autre part, que nous ne saurions non plus tout attendre de la politique même régénérée. Ce qu'il nous faut, c'est de concerter les initiatives individuelles conformément à une doctrine nationale et sociale bien définie pour ensuite dicter la politique qui répondra à nos besoins. Grâce au réveil qui se manifeste dans toutes les classes de la société et à la conscience que nous prenons de plus en plus des dangers d'ordre national auxquels nous expose la précarité de notre situation écono­mique, grâce surtout à l'accord qui est en voie de s'effectuer à la fois sur la nécessité et sur les prin­cipes d'une doctrine nationale et d'une doctrine sociale, il y a lieu de croire que d'ici quelques années notre situation sera améliorée, et donc que la matière que nous sommes déjà en état d'offrir à l'institution corporative se sera enrichie dans une mesure équi­valente.

 

Enfin, en très grande majorité dans la province, nous sommes censés, par le jeu même des institutions démocratiques et sans qu'il y ait injustice pour la minorité, nous donner les gouvernants et la politique que nous voulons. Personne ne doute plus que la génération montante n'endurera guère la dictature économique, et qu'elle ne consentira plus aux grands capitalistes étrangers la situation privilégiée dont ils ont joui jusqu'ici à notre détri­ment. Si les grands industriels anglo-saxons ou américains veulent continuer d'exercer leur activité chez nous, ils devront désormais accepter les règle­ments que nos autorités politiques leur imposeront. Il sera donc possible de dicter à nos gouvernants la politique que nous entendons faire prévaloir dans notre province, et, à travers la législation, les règlements auxquels les entrepreneurs étrangers devront se soumettre. Nous sommes le nombre, il n'y a pas de raison que notre influence ne prédomine pas. L'institution corporative ne sera pas canadienne-française, puisque, encore une fois, elle est universelle dans son principe. Mais ce qui sera canadien-français et catholique d'inspiration, ce sont les cadres sociaux au sein desquels s'épanouira l'activité économique de notre province. N'est-ce pas cela que nous voulons ? N'est-ce pas cela que la constitution même du pays vise à instituer ?

 

Dans ces conditions, nous ne voyons pas quel risque, même au strict point de vue affaires, nous courrions à réorganiser notre vie économique et sociale sur une base différente de celle de nos conci­toyens d'autre nationalité. Au contraire, une telle réforme, en brisant d'une part la dictature éco­nomique qui nous écrase et en nous soustrayant dans le domaine économique aux prises directes de la minorité; d'autre part, en concertant nos énergies en vue d'une fin précise à la fois sur le plan national et sur le plan social, une telle réforme faciliterait, nous en sommes convaincu, notre relè­vement économique.

 

Bien davantage, nous irions jusqu'à dire qu'en tant que peuple nous retirerions assez peu de bénéfices de la réorganisation sociale que nous préconisons, si cette réforme devait s'effectuer, comme tant d'autres dans le passé, sans égard au caractère national de notre population. Soutiendra-t-on, en effet, que les réformes sociales accomplies chez nous depuis un quart de siècle,— il y en a eu et d'assez nombreuses,— ont ravivé notre esprit national et consolidé nos positions ? Il ne le semble pas, si l'on en juge par l'état des esprits, du moins à la veille de la crise, et par notre situation écono­mique actuelle. Il s'agit avant tout, dira-t-on, de briser la dictature économique. Certes, ce serait une grande amélioration. Ne l'oublions pas toutefois: la dictature économique, plus puissante et plus arrogante chez nous que partout ailleurs, n'est que l'expression dans les faits d'un mal qui existe d'abord dans nos esprits. La crise est dans l'homme: cela est plus vrai peut-être de nous que de n'importe quelle autre nation. Or, cette carence des esprits tient-elle uniquement à la faiblesse du sens social ou si elle tient aussi à l'absence généralisée de sens national du sommet à la base de notre société? Assurément au moins autant à celle-ci qu'à celle-là. Il s'ensuit que notre action remédiatrice, pour être pleinement efficace, devra porter autant sur l'une que sur l'autre. Sans quoi nous risquerions de perdre sur le terrain national, donc culturel, en définitive économique et politique, ce que nous aurions tenté de gagner sur le terrain social proprement dit. Où serait le progrès? Nos classes populaires bénéfi­cieraient peut-être d'une certaine amélioration de leur niveau de vie. Et encore et pour combien de temps? Mais, d'ailleurs, depuis quand le progrès d'un peuple s'apprécie-t-il à la qualité du menu quotidien de ses masses ouvrières ou autres ? Problème de culture avant tout, qui concerne donc le coeur et l'esprit au moins autant que l'appareil digestif, et dont le problème social lui-même, dans toute son ampleur et sa complexité, n'est qu'une des données élémentaires. La désertion des campagnes, la destruction de notre classe moyenne et son corol­laire, la prolétarisation des masses, l'établissement des jeunes générations: problèmes sociaux pour n'importe quel peuple; pour nous, problèmes nationaux au premier chef, puisque, placés comme nous le sommes, ils mettent en jeu notre existence nationale elle-même. Dès lors, comment les résoudre si, à la préoccupation sociale, ne s'ajoute pas et même ne se superpose pas, pour l'éclairer et l'orienter, la préoccupation nationale? Non, la vie d'un peuple est autre chose qu'une suite de compartiments étanches; et c'est parce que nous avons trop longtemps traité la nôtre comme telle que nous n'avons encore abouti à rien de définitif. Ce qu'il nous faut mener de front et l'une en fonction de l'autre, c'est l'éducation nationale qui fera de nous des patriotes attachés à leur culture, parce que conscients de sa valeur et de sa fécondité, et l'éducation sociale qui nous libérera de l'individualisme mesquin et des­tructeur dans lequel nous nous sommes complu jusqu'ici — tenant pour démontré qu'il n'est d'orga­nisation sociale qui vaille et qui tienne que celle qui, respectant les particularismes ethniques et culturels, affecte les modalités que ceux-ci imposent. Or, je vous le demande, comment concevoir une organi­sation sociale parfaitement adaptée à deux groupes de caractère aussi différent que l'élément français catholique et l'élément anglais protestant de notre province? Tenons-le pour acquis: ou bien, même en régime corporatif, nous subirons le joug social de la minorité, ou bien nous imposerons le nôtre. A nous de choisir.

 

Mais nous n'imposerons le nôtre que si, au lieu d'opposer aux forces disciplinées des concurrents une masse amorphe et sans vouloir, comme cela a été le cas jusqu'ici, nous opposons désormais une élite à une élite, une force à une autre force; donc que si un patriotisme puissant, fruit d'une éducation nationale sans faiblesse, nous anime, que si une conscience nette de la valeur et de la fécondité de notre culture d'origine nous guide sur tous les plans de l'action individuelle et collective. Le moment est venu où comme peuple nous devons accepter d'être forts ou nous résigner à disparaître. Et ce n'est pas une simple réforme sociale, si généreuse et si bien inspirée soit-elle, qui nous arrachera à ce dilemme.

Retour à la page sur Esdras Minville

 

Source : Esdras MINVILLE, «L’organisation corporative sur le plan national canadien-français», dans l’Action nationale, Vol. VIII, No 1 (septembre 1936) : 24-34.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College