Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

 

 

Les Américains et nous

(1923)

 

[Ce texte a été rédigé par Esdras Minville et fut publié en 1923. Pour la référence bibliographique exacte, voir la fin du document.]

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On parle beaucoup d'impérialisme par le temps présent, en particulier, d'impérialisme américain.

 

Nos voisins du sud, ambitieux et entreprenants, emboî­tent le pas aux grandes puissances européennes dans la voie de l'expansion coloniale. Désireux d'asseoir leur hégémo­nie sur un territoire de plus en plus étendu, ils jettent les yeux sur le Pacifique et les pays du continent américain, du nord, du centre et du sud. En attendant qu'une nouvelle interprétation de la doctrine Monroe leur permette d'aller «coloniser l'Europe»; ils s'emploient activement à s'implan­ter dans les divers pays qui, par leur situation géographique, leurs conditions économiques et politiques, gravitent dans l'orbite des États-Unis. Ils rêvent d'une vaste fédération englobant les deux Amériques, et dont Washington serait le centre et la tête.

 

Peut-on vraiment s'en étonner ? L'impérialisme est un des caractères de la civilisation contemporaine. La politique d'expansion territoriale des États-Unis est une conséquence du prodigieux développement économique de ce pays depuis 50 ans. Dès la fin du 19ème siècle, les ambitions politiques des Yankees s'affirment, alors que le progrès commercial leur donne le désir de jouer un rôle mondial correspondant à leur richesse, à leur population, et leur fait une nécessité d'assurer des marchés privilégiés aux produits de leurs fabriques. Merveilleusement servis par les événements des dernières années, les Américains du nord s'affermissent tous les jours dans leur décision d'étendre leur influence, d'ajouter d'autres étoiles à leur bannière.

Déjà leur politique triomphe en Amérique méridionale, aux Antilles, et dans le Centre-Amérique. Sauf les trois grandes républiques de l'Argentine, du Brésil et du Chili, les autres démocraties hispano-américaines, Bolivie, Pérou, Équateur, etc., nées d'hier à la liberté, glissent rapidement sous leur tutelle, ne conservent plus à l'endroit des Améri­cains du Nord, qu'une liberté théorique. En fait, les États-Unis les gardent à leur merci en détenant dans ces pays ce qui est, en somme, l'élément premier de la liberté d'un peu­ple : le contrôle des finances publiques, partant de l'admi­nistration, des activités politiques. Par divers moyens — la corruption et l'intimidation ne sont pas les moindres — et tous les jours, les Américains consolident là-bas leur position, en se faisant adjuger les contrats pour l'exécution des tra­vaux publics, ou en se faisant concéder dans le voisinage de la mer ou dans les régions les plus riches de l'intérieur, de grandes étendues de territoire qu'ils exploitent, il va sans dire, à leur profit et sans même dissimuler leurs vues.

 

Un article de Pierre Arthuys, Revue Universelle de janvier, donne à ce sujet d'intéressantes précisions.

 

Par quel procédé les Américains entendent-ils réaliser leurs ambitieuses visées impérialistes ? Simplement en tirant partie de la «situation unique» que la guerre leur a faite. L'Europe affaiblie est impuissante. Partout la crise des dernières années a introduit la gêne, le déséquili­bre. De tous les pays du monde, au cours de la dernière décade, excepté peut-être l'Angleterre qui ne s'est pas ap­pauvrie, les États-Unis sont le seul qui ait multiplié sa fortune. Démesurément riches, aujourd'hui, les Yankees utilisent l'or et l'utiliseront vraisemblablement de plus en plus comme medium de propagande et d'expansion. C'est par le dollar, arme moins bruyante, mais aussi puissante que le canon, qu'ils entendent faire prévaloir leurs prétentions et implanter le drapeau étoilé sur les cinq continents. C'est par le dollar qu'ils ont pénétré en Amérique méridionale et s'y sont installés en maîtres; c'est par lui, si nous n'y pre­nons garde, qu'ils forceront nos portes, à moins que ce ne soit déjà fait.

 

Car les Américains, avec la ténacité et le sans-gêne qui leur sont propres, poursuivent à l'heure actuelle, par le prêt et le contrôle financier, par le trust, la direction politi­que et l'intervention directe dans les affaires intérieures, comme à Cuba, à Haïti, à Panama, une campagne de conquête et d'accaparement économique d'autant plus effective et dangereuse que pacifique.

 

Il n'est donc pas sans intérêt de grouper ici quelques chiffres, dont le rapprochement d'ailleurs ne laisse pas d'être suggestif, et d'essayer d'établir dans quelle situation nous sommes, nous du Canada, vis-à-vis de la grande république voisine.

 

Pour le dire sur l'heure, au point de vue finances publi­ques, la situation du Canada à l'égard des États-Unis n'est pas mauvaise, en tous les cas, n'est pas encore compromise. Bien qu'endettés, nous sommes loin de la situation extrême où se trouvent le Pérou et la Bolivie par exemple, qui ont donné leurs douanes en garantie d'emprunts respectifs de 50 et de 33 millions de dollars. Notre crédit n'a pas fléchi. Malgré le désarroi de nos finances à Ottawa, nous en res­tons les maîtres incontestés.

 

La guerre, malgré tout le mal qu'elle nous a fait, nous a permis d'apprécier les sommes imposantes accumulées chez nous par l'épargne individuelle. L'Angleterre, jusqu'en 1914, notre pourvoyeuse en capital, est forcée de suspendre ses versements. Par ailleurs notre participation sans limite au conflit européen nous oblige à emprunter pour faire face aux dépenses grandissantes. Des appels successifs révèlent les trésors du bas de laine canadien. Mais l'effort des années 1918 et 1919, eu égard au chiffre de notre population, est trop grand pour être soutenu. New-York devient sub­séquemment notre banquier. En six ans, la situation du Canada, par rapport au Royaume-Uni et à la république américaine, change totalement d'aspect.

 

Cependant qu'avant 1914, l'Angleterre absorbait 68% de nos émissions fédérales, provinciales, municipales et d'utilités publiques, elle n'en prend plus en 1921 que 4%. En revanche, les États-Unis nous en achètent aujourd'hui plus de 50%, alors qu'ils n'en prenaient qu'en moyenne 5% jusqu'en 1918. L'Angleterre recule, et les États-Unis avancent rapidement. Au cours des mêmes années se produit l'effort canadien. N'achetant en 1914 qu'à peu près 11% de nos propres obligations, nous nous en réservons en 1918 près de 95% (exactement 94.87%). Toutefois, cette proportion, la presque totalité, tombe en 1919, à 76.89% et en 1920, à 32.82%. La part des États-Unis pour les mêmes années monte de 5% en 1918, à 22.54% en 1919, pour atteindre en 1920, 67.18%. En 1922, le Canada et les États-Unis se partagent pratiquement moitié pour moitié nos 492 millions d'obligations et de titres. L'Angleterre est éliminée.

 

 

Pays

1910

1914

1918

1922

Canada

$39,296,462

$32,999,860

$727,446,361

$250,194,984

États-Unis

$3,634,000

$53,994,548

$33,310,000

$242,212,493

Royaume-Uni

$188,070,128

$185,990,650

$14,600,000

…..

Total

$231,000,580

$272,935,067

$775,356,361

$492,497,477

 

 

A la fin de 1921, en titres d'origine canadienne, les États-Unis détenaient 555 millions de dollars, le Royaume-Uni, 158 millions et le Canada, 945 millions.

 

Pour pourvoir aux intérêts sur la dette, au remboursement des obligations échues et pour combler les déficits annuels des chemins de fer, de la marine marchande, etc., le gouvernement central puise sur le marché canadien ce qu'il en peut tirer, et se tourne vers New-York pour complé­ter les sommes dont il a besoin. L'Angleterre s'efforcera sans doute de reprendre d'ici quelques années, le terrain perdu. Mais les Américains sont de rudes concurrents. Laissés à nos seules ressources, nous pouvons difficilement rivaliser avec eux. Les emprunts répétés des pouvoirs publics, s'ils constituent un placement sûr pour l'épargne canadienne, sont aussi de nature à restreindre le crédit et à gêner le développement industriel et commercial du pays.

 

Il est à prévoir toutefois, qu'avec la restauration de l'équilibre économique, l'ère des déficits touchera à son terme à Ottawa. Pour le moment, au point de vue finance publique, nous sommes en assez bonne posture vis-à-vis des États-Unis. A moins que nous nous engagions de nouveau dans quelque aventure hors de proportion avec nos moyens, nous n'aurons pas à subir ici la présence d'un contrôleur yankee aux finances ou aux douanes.

 

Mais précisément, c'est sans doute la dernière chose à laquelle songent les financiers de Wall Street de déléguer chez nous un mandataire chargé de surveiller notre gestion des capitaux qu'ils nous prêtent. Le procédé serait par trop maladroit. Sauf le charitable avertissement d'une de leurs feuilles en 1921, concernant le tort que notre politi­que ferroviaire peut nous causer sur le marché de New-York, les Américains ont encore pleine confiance en notre solvabi­lité. L'accès du pays leur est facile. Il est une autre porte par où ils s'efforcent, non sans grand succès, de pénétrer au Canada, pour y étendre leur influence et s'y installer tout à leur aise : le commerce et l'industrie.

 

L'invasion américaine dans l'industrie et le commerce canadiens progresse avec une rapidité déconcertante. Il suffit de jeter un coup d'oeil autour de nous pour le consta­ter. Systématiquement, et tous les jours, nos voisins nous refoulent et prennent notre place dans tous les domaines de l'activité économique. Pour consolider les positions acquises, agrandir leur champ d'action, ils lancent ici des entreprises nouvelles, en alimentent d'autres de leurs capi­taux, ou achètent, tout simplement, celles de nos institutions les plus florissantes qui leur font concurrence sur notre pro­pre marché.

 

D'après un article de Harvey H. Fisk, paru dans les Annals of Polilical and Social Science, mai 1923, le capital américain placé au Canada aurait passé de trois-quarts de milliard en 1915 à 2½ milliards en 1922, 1½ milliard étant engagé dans l'industrie seulement. Or, au commencement de 1920, la somme totale des capitaux engagés dans les entreprises industrielles canadiennes s'élevait à 3,230 millions de dollars. C'est donc près de la moitié des fonds dont elle a besoin que les Américains fournissent à notre industrie. L'afflux du capital se traduit par la multiplica­tion chez nous des succursales de fabriques et de comptoirs américains. Au cours des quatre dernières années, environ 700 maisons en ont établi, et d'autres attendent le moment favorable, ou cherchent un endroit avantageux pour s'y installer à leur tour.

 

Toujours d'après M. Fisk, la fabrication au Canada des accessoires de véhicules-moteurs, des abrasifs artificiels, des remèdes brevetés, était en 1919, presque entièrement aux mains des Américains. 61% du capital engagé dans la construction des auto-véhicules, et 40% des fonds nécessaires aux industries des viandes en conserve, du lait condensé, du caoutchouc, des peintures et vernis, du cuivre, des appareils électriques, du raffinage du pétrole étaient d'origine améri­caine. En 1920, les Américains ont placé ici dans la fabrication du papier, $250,000,000 ou 80% du capital actuellement engagé dans cette industrie, la plus grande du Canada. D'où l'on peut déduire dans quelles proportions les limites à bois en exploitation dans notre pays à l'heure actuelle, le sont au profit de nos voisins. Ceux-ci, parait-il, se proposent de développer encore davantage dans un avenir rapproché les magnifiques pouvoirs hydrauliques du Canada.

 

Le but des Yankees est de faire contrepoids le plus vite possible à l'influence du capital anglais dans le développement économique de notre pays.

 

En même temps que s'accélère l'envahissement de l'industrie canadienne par le capital américain, les échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis se dévelop­pent dans d'énormes proportions. Il est vrai qu'il faut tenir compte ici des conditions anormales qui ont prévalu au cours de la dernière décade; mais cela ne change rien à notre état de sujétion économique vis-à-vis de la république voi­sine. Nous en dépendons dans une très large mesure pour notre approvisionnement, tant en produits fabriqués qu'en produits naturels, le combustible par exemple.

 

Nos exportations aux États-Unis qui se chiffraient en 1915 à $173 millions, s'élèvent en 1921 à $542 millions pour retomber à $292 millions en 1922, alors que nos importa­tions du même pays montent de $297 millions en 1915, à $856 millions en 1921 et à $516 millions en 1922. La balance de notre commerce avec la république voisine nous est cha­que année défavorable. L'excédent de nos exportations vers l'Angleterre et les autres pays du monde ne suffit pas, ou suffit à peine, à compenser le déficit de nos exportations aux États-Unis. La proportion de nos importations des États-Unis, de 1915 à 1922, par rapport au chiffre total de nos achats, annuels varie de 69 à 82%, tandis que la proportion de nos exportations vers le même pays, comparée à nos exportations totales, ne dépasse pas 45%.

 

Si maintenant, au déficit de notre balance commerciale, nous ajoutons les sommes que nous versons aux Américains, sous forme d'intérêts, de dividendes, etc., nous aurons établi par quel solde débiteur se ferme notre compte annuel avec la république voisine.

 

Il est naturel qu'un pays comme le nôtre, en voie de formation, peu peuplé, possédant un territoire immense à mettre en valeur, dépende, dans une certaine mesure, de l'extérieur pour son approvisionnement en objets manufac­turés, et qu'il doive, pour assurer son essor, parfaire son outillage, développer ses ressources naturelles, faire appel au capital étranger. Mais encore, ce pays ne doit-il pas, sous prétexte de perfectionner son organisme économique, compromettre sa liberté en se laissant délibérément glisser sous la dépendance de l'un de ses créanciers.

Les notes qui précèdent, bien qu'elles ne présentent qu'un aspect du problème, indiquent déjà suffisamment l'état de sujétion dans lequel se trouve le Canada à l'égard de la république américaine.

 

Il y a plus. L'attraction qu'exerce sur nous le voisina­ge des États-Unis et qui se manifeste par l'exode ininter­rompu des nôtres vers la frontière, l'engouement d'un grand nombre d'entre nous pour tout ce qui est étranger, l'infil­tration lente, mais continue, des moeurs et des habitudes américaines dans notre vie courante, et, faut-il le dire, l'inexplicable inertie de la masse du peuple canadien en face des problèmes d'intérêt national, inertie que la grande presse, par son mutisme, ne se fait pas faute d'entretenir, autant d'indices qui laissent présumer quelle molle résis­tance nous pourrions opposer à la vague d'américanisme en train de déferler sur le Canada.

 

L'afflux croissant du capital américain dans notre industrie et nos finances publiques, l'énorme développement des échanges commerciaux entre le Canada et les États-Unis depuis quelques années, mis en regard des ambitions politiques que nos voisins ne craignent pas d'afficher, et qu'ils s'efforcent de réaliser ailleurs, devraient suffire à éveiller chez nous, l'attention de ceux qui détiennent dans leurs mains l'orientation du pays.

 

«L'influence accompagne l'argent», «le drapeau suit le commerce». Les Américains le savent; nous ne semblons guère nous en douter.

 

Il serait temps d'éclairer sur ce point l'opinion popu­laire, d'user d'un peu plus de prévoyance dans le trafic de nos richesses naturelles, d'amender notre politique de concessions sans recours, de canaliser le flot montant de l'or étranger, en particulier de l'or américain, si nous ne voulons pas être réduits bientôt au rôle de serviteurs dans notre propre maison. Nous avons assez longtemps cédé le fonds et le revenu; songeons maintenant à réserver au moins ce qui nous reste du premier, si nous devons, pour un temps encore, sacrifier le second.

 

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Source : Esdras MINVILLE, « Les Américains et nous »,  dans l’Action française, Vol. X, No 2 (août 1923) : 97-105

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College