Quebec History Marianopolis College


Date Published:
Juin 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

L'Action Nationale et son fondateur: Esdras Minville

 

 

[Ce texte fut rédigé par François-Albert Angers en 1983. Pour la référence bibliographique précise, voir la fin du document]

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En janvier 1933, donc il y a cinquante ans ce mois-ci, paraissait le premier numéro de la revue L'Action nationale. L'instigateur du projet et le fondateur de la revue, en tant que président de la nouvelle Ligue d'Action nationale, était Esdras Minville. Il ne s'agissait pas à proprement parler d'une complètement nouvelle initiative, mais d'une reprise. Minville reprenait le collier que l'abbé Groulx avait dû laisser tomber à la suite, entre autres, de certaines mésaventures financières survenues à la Ligue d'Action française. C'est en janvier 1917 qu'avait paru le premier numéro de la collection de la revue, alors appelée L'Action française, publiée par la Ligue d'Action française, elle-même résultant d'une transformation de la Ligue des droits du français fondée en 1912 par le Père Papin Archambault.

 

Les circonstances

 

En 1927 déjà, la Ligue et la Revue avaient jugé bon de changer de nom après la

condamnation, par le Pape d'alors, du Mouvement d'action française de France, avec lequel la Ligue de Montréal n'avait aucune relation. Elle prit alors le nom de Ligue d'Action canadienne-française, avec changement corres­pondant dans le nom de la revue. A ce moment-là, l'oeuvre du Père Archambault et de l'abbé Groulx avait pris des propor­tions relativement considérables. Outre de publier la revue, c'était devenu une maison d'édition tout particulièrement animée du souci de faciliter à des Canadiens-Français de talent la possibilité de publier leurs oeuvres, opération qui était particulièrement difficile à l'époque. C'est par le biais de cette activité que l'organisation fut victime d'une fraude qui amena, par voie de conséquences, la suspension de la publication de la revue.

 

À vrai dire, il faut faire intervenir un autre facteur pour comprendre l'abandon de publication de la revue. Cet autre facteur, c'était le climat euphorique de grande prospérité économique qui déferlait sur le Canada tout entier et sur le Québec en particulier à l'époque. Il en résultait, dans la population, un manque d'intérêt qui avait paru décourageant aux membres de la Ligue d'Action canadienne-française dont Minville était devenu membre après sa sortie de l'Ecole des Hautes Études Commerciales de Montréal, comme diplômé, en 1922. D'autre part, l'abbé Groulx ne pouvait plus consacrer autant de son temps, qu'il l'avait fait depuis dix ans, à soutenir une direction de revue. Il lui tardait de se consacrer plus à fond à ses travaux d'histoire.

Mais entre 1928 et 1933, beaucoup de choses avaient changé. Le Québec était plongé au plus profond de la pire crise économique que le capitalisme occidental avait encore connue. Les conséquences de cette crise sur l'avenir du peuple canadien-français en plein désarroi et l'impéritie des gouver­nements face à la situation apparaissaient si graves que le besoin de reprendre la plume et la parole est apparu urgent aux hommes de la Ligue en veilleuse. Cependant, les difficultés financières anciennes appelaient une nouvelle fon­dation. D'où la naissance de la Ligue d'Action nationale, dont Minville assuma la présidence et le lancement de la revue, avec Harry Bernard comme premier directeur.

 

En même temps, d'ailleurs, naissait le Mouvement Jeunes-Canada (décembre 1932). Chez ces jeunes aussi, on est frappé par le même sentiment de stupéfaction devant le vide que représente, vu la situation économique, la disparition de L'Action française. Dans une déclaration publiée dans L'Ac­tion nationale de mai 1933, Pierre Dansereau marque la nécessité de «continuer à consolider l'oeuvre autrefois commencée et apparemment interrompue depuis quelques temps» et définit le Mouvement des Jeunes-Canada comme «un groupe de jeunes gens, profondément dégoûtés par (leurs) observations personnelles sur l'état de chose actuel, ... et «décidés d'arrêter, pour leur faible part, la marche du peuple canadien-français vers l'abîme». C'est le même esprit qui avait engendré la fondation de L'Action nationale.

 

Actualité des problèmes économiques

 

Dans l'état actuel de nos choses, dire ou écrire ce qui précède se traduit à peu près automatiquement dans les esprits qui lisent, par l'idée d'un combat qui se déclenchait contre Ottawa en vue de la reconquête de nos libertés nationales. Or, sauf en matière de revendications pour la reconnaissance des droits du français dans tout le Canada — où le débat était d'ailleurs beaucoup plus général que d'aller simplement contre Ottawa —, il ne s'agissait même pas encore d'une lutte vigoureuse à entreprendre pour la protection ou la défense de l'autonomie provinciale, qui était alors le cadre dans lequel se définissaient nos libertés nationales. J'ai déjà expliqué, dans les pages mêmes de cette revue, qu'à l'époque, l'autonomie provinciale n'était menacée que par une espèce d'épée de Damoclès que maintenaient au-dessus d'elle les réclamations centralisatrices du Parti CCF au parlement fédéral, contre lesquelles s'élevaient sans cesse vigoureusement, au nom du «pacte fédératif», en particulier nos représentants à Ottawa dans le Parti libéral au pouvoir, aussi bien d'ailleurs que les autres représentants autorisés des deux grands partis libéral et conservateur. Il y avait bien eu quelques atteintes aux droits provinciaux depuis la Confédéra­tion, mais toujours d'une portée limitée et reconnue comme devant rester de l'ordre de l'exceptionnel. La grande offensive centralisatrice qui devra engendrer le grand combat ne commença qu'en 1939, avec le rapport Sirois, et ne se concrétisa qu'en 1945, après la guerre.

 

Les grands malaises qui amenèrent la fondation de L'Action nationale, et dont parle Pierre Dansereau, étaient avant tout des malaises de société, de la société canadienne-française en particulier, aggravés par les désordres économi­ques et sociaux qu'engendrait la crise économique. Et la lutte qui s'amorçait par la naissance des Jeunes-Canada et la fondation de L'Action nationale allait être avant tout une lutte contre les puissances d'argent (surtout qu'elles étaient au Québec des puissances étrangères), et contre la politique économique et sociale ou l'absence de telle politique du gouvernement de Québec, le gouvernement Taschereau. Et quand cette lutte aura, en définitive, abouti, par le biais de L'Action libérale nationale, à la défaite du gouvernement Taschereau, c'est alors contre Duplessis qu'il faudra évoquer les exigences de l'autonomie provinciale parce que celui-ci ne cessera de réclamer l'intervention d'Ottawa pour régler le question du chômage pendant que les gens d'Ottawa lui répondaient que c'était là une question du ressort provincial.

 

Tout cela se trouve bien caractérisé par le texte liminaire qu'Harry Bernard donne dans le premier numéro de L'Action nationale. Après avoir défini les valeurs fondamentales sur lesquelles s'appuiera la Revue, il met sans doute au premier rang des préoccupations qu'elle entretiendra «le respect des droits constitutionnels des nôtres», mais clairement entendu comme une «(défense énergique) dans tous les milieux de langue française en Amérique du Nord». Pas un seul mot de l'autonomie provinciale. Puis ensuite, au premier rang des problèmes à considérer: «Traiter sérieusement des grands problèmes économiques et sociaux qui confrontent notre pays». Et on discutera aussi de toutes les grandes questions qui intéressent la vie et la qualité d'une société dynamique: enseignement, art, littérature, sciences. Bien sûr, ajoute-t-il, «la Revue s'occupera aussi de la chose politique. Il n'est pas possible, continue le texte, d'ignorer ce domaine. Il est entendu, dès à présent, toutefois, qu'elle traitera des pro­blèmes politiques en dehors de toute préoccupation des partis ou des hommes au pouvoir».

 

 

Conscription et envahisseurs

 

Ce n'est qu'à partir de 1939 que l'Action nationale s'est trouvée, par les circonstances encore, amenée à centrer son action et son combat surtout sur les aspects se situant plus au for externe qu'au for interne du dynamisme social de la vie du peuple canadien-français. Ces deux circonstances, ce furent d'une part la participation du Canada à la guerre de 1939-1945 avec l'accompagnement de la conscription, puis, après la guerre, la grande offensive centralisatrice qui a finalement engendré le séparatisme, le souverainisme et l'indépendan­tisme, couronnés par la victoire du Parti québécois aux élections de 1976 à Québec.

 

Ce sont ces luttes acharnées de résistance à des «envahis­seurs» qui engendrèrent la fausse perspective qu'entretinrent plus tard les générations de jeunes d'après-guerre sur une supposée dissociation entre le national et le social, à une époque où une pensée socialiste internationaliste tendait à se développer au Canada français, qui faisait bon marché du national. En dépit de cette obligation de se porter sur des fronts chauds du fait des attaques virulentes du fédéral contre les droits de la nation canadienne-française, une pensée de réforme économique et sociale n'a jamais cessé d'animer les hommes de L'Action nationale, sauf qu'ils répudiaient le socialisme de ce temps-là qu'ils estimaient insuffisamment respectueux des droits de la personne humaine en général.

 

Les hommes de L'Action nationale ne peuvent d'ailleurs pas être jugés uniquement en fonction de ce que montrait la revue L'Action nationale, qui n'était qu'un instrument donné dans un ensemble d'institutions de portée beaucoup plus vaste, incluant tout particulièrement les Semaines sociales du Canada, l'Ecole sociale populaire, le Devoir, les Sociétés St-Jean-Baptiste et cette institution dont l'existence était à l'époque tenue aussi secrète que possible, l'Ordre de Jacques-Cartier, de même, dans une certaine mesure — à cause de Minville et de Victor Barbeau — l'Ecole des Hautes Études et L'Actualité Économique. L'architecte de la pensée économico-sociale de tout le groupe n'était autre que celui qui venait de fonder L'Action nationale: Esdras Minville. C'est à relire son oeuvre aujourd'hui qu'on peut se convaincre des erreurs d'interprétation qui ont été commises sur la pensée économi­que et sociale du mouvement nationaliste d'avant la révolution tranquille par les analystes des années 50 à 60.

 

La situation de cet homme était singulière, car il était l'autorité unique en la matière, à qui tout le milieu nationaliste recourait. Il faut bien penser que nous sommes, à l'époque, où il y a en tout et partout trois économistes vivants au Canada français. Édouard Montpetit, l'ancêtre en quelque sorte, jouait le rôle d'éveilleur à l'idée même d'importance à accorder aux choses économiques, même et surtout du point de vue national. Mais il ne se reconnaissait pas d'autre rôle et disait volontiers qu'il laissait à d'autres le soin d'aller plus loin. Il y avait François Vézina, esprit très brillant, mais qui très tôt se replia sur son enseignement sans se soucier, par une sorte de scrupule du désir de vérité absolue, de mettre en forme d'écrits les points de vue qu'il pouvait exprimer en aparté dans ses cours ou dans des discussions privées.

 

Du génie qui dérange

 

Minville, lui, à l'inverse, je le rappelle, refuse de se percevoir comme un véritable économiste parce qu'il n'a pas eu la chance de recevoir la formation spécialisée en Europe de son maître Montpetit et de son confrère Vézina. Au delà de la formation reçue à l'Ecole des Hautes Études Commerciales, il se développe par lui-même, par ses lectures et ses études en économie; en quoi il est aidé par le rôle qui lui est dévolu, à partir de 1929, de diriger la revue de l'Ecole, L'Actualité économique, et d'y écrire chaque mois des commentaires sur l'actualité.

Inspiré par son autre maître, l'abbé Groulx, à la Ligue d'Action française, il s'est donné comme mission d'étudier en profondeur les problèmes économiques et sociaux du Québec et d'établir des solutions. En raison de la perception qu'il a de lui-même, il ne vise nullement à bâtir une oeuvre de science économique, mais à servir sa nation en lui montrant les voies qu'elle doit suivre à partir des données de la science économique inscrite dans le cadre des valeurs spirituelles et culturelles qui lui sont appropriées.

 

Dans cette perspective, il n'écrit pas de traités; il se répand partout en articles, en cours dans des sessions d'étude diverses, en mémoires à des organismes privés et gouvernementaux, en conférences au tout venant des demandes et des besoins, etc.

 

En raison de cela, on peut comprendre les erreurs anachroniques de perspective qu'ont commises les interprètes et analystes, dans la compréhension des idées économico-sociales du mouvement nationaliste dit «traditionnel». Une source, en somme, unique de pensée un peu approfondie, à laquelle on puise ici et là et que chacun accommode à sa propre sauce de cuisinier assez peu versé dans les aspects économi­ques des choses, avec des textes dispersés à tout vent. Sans compter que les idées proposées par Minville dérangent consi­dérablement les milieux qui occupent la place du pouvoir (milieux politiques des partis traditionnels et milieux d'af­faires) et qui, par suite, n'y apportent aucune attention, la déclarant «théorique». Dans ces milieux, c'est tout dire la sorte de mépris pratique dans lequel on la tient tout en en respectant la «hauteur».

 

Quant aux analystes, c'est un travail énorme de re­cherches, de lectures, d'analyses, qu'il leur aurait fallu faire pour arriver à une pensée plus juste sur cette oeuvre complètement éparpillée, et par elle sur ce qu'était la véritable base de la pensée économique des nationalistes. A l'époque, on était plus pressé que cela de conclure. Les hypothèses de travail allant dans le sens des idées qu'on se faisait des anciens, suppléaient à l'insuffisance de patience à se documen­ter complètement avant d'écrire. J'en sais tout particulièrement quelque chose après avoir travaillé depuis plus de cinq ans à colliger l'oeuvre de Minville, l'oeuvre économique d'abord, pour la présenter dans les cinq volumes actuellement disponibles chez Fides (un sixième à paraître bientôt).(1)

 

Pour connaître Minville

 

En fait, j'ai déjà récemment consacré trois articles à l'oeuvre de Minville avant ces publications. Un qui a paru comme un chapitre d'un ouvrage intitulé L'économie québé­coise, 1ère  édition, publié aux Presses de l'UQAM. Et deux autres qui ont paru dans le numéro spécial de L'Action nationale (mai-juin 1976) consacré à Minville à l'occasion de sa mort en décembre 1975. Il y avait quelque facilité pour moi à le faire, ayant vécu à côté de lui pendant 28 ans à l'Ecole des Hautes Études Commerciales, entre autres comme son suc­cesseur à la direction de la revue L'Actualité Économique. Et pourtant, l'édition de ses oeuvres à laquelle je travaille depuis son décès a quand même constitué pour moi une révélation de la dimension intellectuelle de cet homme qu'il faut ranger comme l'un de nos plus grands penseurs; un homme dont la pensée, orientée surtout sinon uniquement par l'idée de résoudre les problèmes du Québec, a atteint presque d'emblée la portée d'une pensée universelle.

 

Dans le projet d'édition de ses oeuvres complètes, ainsi que je l'ai indiqué dans la préface du volume 1, il ne pouvait pas s'agir à mon sens de simplement réimprimer ses textes chacun intégralement dans un ordre chronologique. Cela aurait constitué une collection qui eût été de nature à faciliter les travaux des chercheurs et des analystes; mais étant donné l'étonnant caractère d'actualité que conservait cette oeuvre, il y avait plus et mieux à faire: rebâtir selon un plan systémati­que, à partir des textes épars, l'oeuvre intégrée qu'il ne s'était pas soucié d'écrire aux temps où les exigences de l'action lui commandaient d'aller toujours de l'avant; et où une cruelle maladie l'avait empêché d'envisager pareil effort dans les treize années de retraite qui précédèrent son décès.

 

Cela voulait dire reprendre tous les textes d'articles, de conférences, etc., les regrouper selon les sujets non seulement en fonction de l'ensemble des textes mais en fonction de chacune de leurs parties, regrouper ensemble les textes portant sur les mêmes sujets et réinscrire le tout dans le cadre d'un plan systématique qui en fasse comme un traité ou une série de traités sur les divers sujets. Ceci comportait l'élimination des répétitions, la combinaison des diverses variantes des textes sur les mêmes sujets, soit par intégration directe au texte, soit par des notes infrapaginales, etc. C'est alors que vint la révélation de la puissance de ce cerveau humain fonctionnant comme si tout y avait été inclus au départ et si, selon un plan bien prédéterminé, Minville avait déve­loppé un tout parfaitement cohérent et intégré par parties discontinues au hasard des divers événements et circonstances où son souci de servir l'amenait à prendre la parole.

 

Ce que je dis, c'est que tout paraît s'être passé comme s'il en était ainsi. Naturellement, il est bien certain qu'il n'en n'a pas été ainsi. Mais ce qui s'est passé, c'est que Minville avait un cerveau doué d'une telle puissance de visionnement de l'ensemble que chacune de ses réflexions progressives venait prendre sa place dans un ordre où les différents facteurs en jeu étaient sans cesse considérés, même par rapport au moindre détail. De sorte que son oeuvre éparpillée nous est apparue finalement comme un immense casse-tête dont toutes les pièces étaient disponibles et venaient prendre leur place comme par enchantement pour former, sur tel ou tel sujet, un chapitre où tout était considéré et dont la cohérence était parfaite. C'est pourquoi, en lisant cette oeuvre reconstituée, on trouvera très peu de chevilles visant à permettre la transition entre tel passage d'un texte et tel autre passage. Une indication du changement par référence bibliographique suffit la plupart du temps à marquer la transition et l'on continue la lecture comme si les deux textes avaient été faits pour aller ensemble.

 

Mais c'est là de la technique. De la technique très révélatrice d'une puissance intellectuelle hors de pair, mais de la technique tout de même.

 

Actualité de sa pensée

 

Ce qui est le plus important, c'est que cette oeuvre ne doit pas être lue principalement comme un document historique (quoique ce soit un document de première valeur à ce titre), mais pour les lumières qu'elle nous apporte sur la compréhen­sion de nos problèmes d'aujourd'hui et sur les solutions qu'ils appellent. Personne n'échappera à la réaction que plusieurs ont connue depuis qu'ils ont pu prendre connaissance de ces textes: comment, cela a été dit en 1922, en 1927, dans les années 30, dans les années 40! Et rien de tout cela n'a été pris en considération, rien n'a été fait! Et nous croyons être les premières générations à avoir compris quelque chose à ces problèmes! Loin qu'il soit trop tard pour en tenir compte, il se trouve que nous vivons actuellement une génération qui fait face à un constat d'échec de tout ce qui a été tenté pour éviter des idées comme celles de Minville quant aux défis des années 20, 30 et 40. Dans un sens, on peut avoir l'impression en lisant Minville aujourd'hui qu'il était beaucoup trop en avant de son temps puisqu'il était déjà rendu au nôtre. La vérité, c'est surtout que son temps refusait de le comprendre, lui et bien d'autres d'ailleurs dans le monde, parce que cela dérangeait trop d'intérêts personnels. Il est loin d'être sûr que nous soyons même plus avancés aujourd'hui à cet égard.

 

Pour être bien compris des lecteurs d'aujourd'hui, il me faut cependant envisager un aspect de l'oeuvre de Minville qui est de nature à faire grincer les dents à un certain nombre de gens, à les amener eux-mêmes, et à en amener d'autres avec eux, par leurs propos, à rejeter en bloc l'oeuvre de Minville sans trop se donner la peine de la lire avec quelque attention. Dans la perspective de cette vue globale des choses dont nous parlions précédemment, Minville a tout de suite posé, en méthodologie de l'économique, qu'on ne saurait bien comprendre un problème, du moins dans la perspective d'y trouver des solutions, sans tenir compte des valeurs spiri­tuelles et culturelles des peuples.

 

Comme il parle plus souvent en termes de situation du Québec qu'en termes généraux, comme je viens de le faire, il pose sans cesse le problème de la nécessité de tenir compte du caractère catholique de la population du Québec. On voit tout de suite ici certains adversaires entretenant des préjugés contre le nationalisme «traditionnel», dire «c'est toujours la même rengaine du catholique et français, donc ça ne nous concerne plus».

 

Or, il faut bien voir que cette réaction est aujourd'hui dépassée. Avec Minville, ce n'est pas à un sermon proclamant des règles de morale que nous assistons, mais à une analyse fondée sur des réalités qui sont ce qu'elles sont, ou ce qu'elles étaient. Si elles ne sont plus catholiques, le problème n'en reste pas moins le même en thèse générale et comporte les mêmes attentions. Minville ne cherche pas à imposer la règle catholique à tout le monde — il indique par exemple qu'il est normal que les protestants conçoivent les problèmes autrement — mais il veut qu'on respecte les valeurs de ceux qui y tiennent. Sur ce point, il pouvait paraître retardataire à d'aucuns — la fameuse discussion de l'autonomie des sciences —, mais on peut percevoir aujourd'hui qu'il était peut-être plutôt vraiment sur ce point en avant de son temps. Il est clair qu'on ne conçoit plus aujourd'hui l'économie (ou en tout cas de moins en moins) uniquement dans les cadres de règles strictes, sauf si on consent à rester dans des perspectives de vision très limitées. De plus en plus, les problèmes économiques et leur évolution sont envisagés dans la perspective de valeurs dont il faut tenir compte, ne serait-ce qu'en fonction de ce qu'on appelle aujourd'hui «la qualité de vie».

C'est donc la leçon méthodologique qu'il faut saisir dans les développements de Minville, car c'est une thèse de fond qu'il soulève. Les circonstances de sa vie ont fait qu'il a abordé les problèmes économiques par le biais d'une situation concrète, celle de l'évolution de l'économie du Québec, plutôt que par la voie de définitions et de modèles abstraits purs comme l'économie est enseignée dans les cours plus spécialisés des facultés. Tout de suite, il s'est aperçu que ce qui se passait au Québec ne concordait pas, en bien des domaines, avec des conclusions tirées de théories pures et qu'on avait très généralement le tort, à l'époque, de donner comme valables en pratique, sans trop s'occuper des hypothèses sous-jacentes, implicites ou explicites, dont elles dérivaient.

Les valeurs spirituelles et culturelles à prendre en considération si l'on ne veut pas détruire les types de société dans ce qu'ils ont de plus caractéristique, ne furent pas la seule chose qui le frappa. Il lui parut non moins évident que la doctrine du libéralisme économique ne pouvait pas être applicable au Québec et que celui-ci ne pouvait pas se construire une économie équilibrée s'il ne s'occupait pas de réaliser son développement dans les cadres d'un plan d'ensemble. Et ainsi de suite. Ce sont toutes là des choses que les plus récents événements de la vie politique et économique du Québec ne peuvent que nous inviter à entendre davantage.

 

L'Action nationale ne saurait trop se glorifier d'avoir eu un tel fondateur. Comme d'être née, par lui, dans l'ombre de l'abbé Groulx et de son oeuvre gigantesque pour ce temps et pour les moyens d'alors de notre peuple, de L'Action fran­çaise. Deux hommes, l'un disciple du second, qui ont vraiment consacré toute leur vie, au sens le plus plein du terme, à travailler gratuitement ou à peu près (car il n'y avait pas dans ce temps-là de subventions de recherche pour soutenir leurs travaux) au progrès et à l'émancipation du peuple dont ils étaient issus.

 

(1). Ces cinq volumes s'intitulent: 1- L'économie du Québec et la science économique (478 pages); 2- Systèmes et structures économiques (770 pages); 3 et 4- Plan et aménagement (382 et 514 pages); 5- Le travail (450 pages). Le 6e portera le titre de Propos conjoncturels des années 1925-1938.

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Source : François-Albert ANGERS, « L’Action nationale et son fondateur : Esdras Minville », dans l’Action nationale, Vol. LXXII, No 5 (janvier 1983) : 397-407.

 

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College