Quebec History Marianopolis College


Date Published:
août 2006

L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia

 

David RAJOTTE, Les Jeunes Laurentiens. Jeunesse, militantisme et nationalisme dans le Canada français des années 1940, Mémoire de M. A. (Histoire), Université de Montréal, 2006, xxvi-215p.

 

Conclusion

 

Avec les Jeunes Laurentiens ce sont les années 1940 nationalistes et traditionalistes que nous avons étudiées. Le groupe de jeunes marqua en effet la décennie de plusieurs façons. Il adopta, discuta et défendit des idées qui furent importantes durant cette période. Il prétendait même, à certains égards, en être le meilleur serviteur. Il entretint en plus des relations avec des personnalités et organisations qui étaient très écoutées et, par conséquent, d’une influence certaine. Les laurentiens s’engagèrent dans les campagnes d’intérêt qui eurent le plus d’écho à l’époque. Ils furent notamment actifs autant contre la conscription que pour le fleurdelisé. Ils sont pourtant demeurés un sujet très peu traité et commenté par les historiens.

 

Nous avons choisi d’axer notre étude sur ce qui faisait, selon eux, leur spécificité:  une idéologie forte et cohérente mise en pratique. Ils construisirent en effet une pensée toujours tournée vers l’action. C’est en constatant tout ce qui menaçait leur nation qu’ils mirent de l’avant un système de relèvement en plusieurs volets. Ils tentèrent bien évidemment de réaliser nombre d’entre eux. L’organisation voulait entre autres former la jeunesse et la femme qui, tous deux, possédaient les clés de l’avenir de la nation. La volonté de rendement dans l’agir explique en outre son fonctionnement particulier. Le centre coordonnait les efforts de l’ensemble, alors que les sections fournissaient l’éducation nécessaire à la survie du Canada français. C’est entre autres ce qui fit rimer très tôt dynamisme et vitalité avec les Jeunesses laurentiennes. Elles connurent de fait une expansion rapide. Elles s’attirèrent par le fait même les sympathies d’une kyrielle d’individus et d’associations nationalistes, parmi lesquels beaucoup décidèrent de fournir un appui sous différentes formes. Les liens établis et les nouvelles ressources leur permirent de se lancer avec encore plus de succès dans certaines activités. Elles purent notamment devenir un groupe d’intérêt des plus actifs et zélés. Le développement du mouvement lui fit par contre modifier certains éléments de sa doctrine. Des changements structurels devinrent en plus nécessaires. C’est d’ailleurs ce qui finira par le mener à sa disparition.

 

Les Jeunesses laurentiennes étaient d’abord et avant tout des nationalistes traditionalistes. La nation était pour elles tradition puisque fille de l’histoire. Elles croyaient que le Canada français descendait de la France d’Ancien régime et avait été fondé par des pionniers considérés comme des héros. Une culture et une mystique particulières avaient été créées. C’était un devoir de faire perdurer le «miracle» ainsi constitué et de s’assurer qu’il rayonne. C’est notamment pour cette raison que le mouvement rappelait constamment les hauts faits du passé. Son nationalisme était en fait fondé sur des bases ethnoreligieuses. Ce qui expliquait la grandeur de la nation était en effet aussi tout l’attachement que les Canadiens français portaient à leur religion. Les Jeunes Laurentiens étaient conséquemment des catholiques croyants et pratiquants de premier plan. Ils pensaient que là résidaient le socle et une bonne partie de la force de leur doctrine. Leur foi devait être vécue et toujours défendue. Ils considéraient bien sûr aussi que leur nation n’était pas irréelle, puisqu’elle s’incarnait dans un territoire particulier: le Canada. Ce dernier était pour eux un pays avec deux peuples réunis par l’Acte de l’Amérique du Nord britannique, cadre légal garantissant les droits de chacun. Le groupe de jeunes était canadianiste et ne jugeait pas opportune la séparation. Il croyait au contraire en la valeur du Canada, auquel il réservait une acceptation critique. Il voulait entre autres qu’il soit autonome et indépendant de l’Angleterre.

 

Toutes les actions et prises de position des Jeunes Laurentiens s’expliquent par leur ferveur nationaliste et catholique. C’est leur relatif pessimisme concernant les chances de survie du Canada français qui les poussaient à agir. Leur grande nation était en danger à plusieurs niveaux, pensaient-ils. En bons traditionalistes, ils considéraient que la modernité était la grande responsable des maux les plus criants, même s’ils n’employaient pas le terme. Ils constataient toutefois qu’américanisme et matérialisme détruisaient la famille et créaient une licence des mœurs relayée par les journaux, la radio, le cinéma et les loisirs. C’est toute une culture pouvant ultimement mener à la disparition de l’âme canadienne-française qui se mettait en place. La fierté nationale devenait, selon l’association, une expression inexistante dans le vocabulaire de beaucoup trop de compatriotes. Les prérogatives et le sens de la Confédération n’étaient en fait pas vraiment respectés par l’élément anglo-canadien. Cela indifférait trop de conationaux, alors que les minorités françaises des autres provinces étaient menacées et subissaient de la discrimination de toute part. C’est d’ailleurs ce qui faisait d’elles des héros, qu’on tenta souvent d’aider. L’immigration et la dénatalité contribuaient en plus à la lente agonie du petit peuple. Tout cela était d’autant plus grave que presque toute l’économie était aux mains d’étrangers ou de systèmes malsains, comme le libéralisme ou diverses formes de socialisme. Sans le contrôle d’un certain capital, il n’était pratiquement pas possible de favoriser sa culture et par extension sa nationalité. Les grands moyens de diffusion culturelle, médias de masse par exemple, étaient alors aux mains de grands cartels économiques. 

 

Croyant en la valeur et au rendement de l’agir, les Jeunes Laurentiens ne restèrent ni silencieux, ni inactifs devant ces menaces. Une doctrine et un programme furent élaborés pour les éliminer ou les contrer. Puisque toujours tournés vers l’action, ils tentèrent autant que possible de les appliquer. Constatant le rôle primordial de l’économie dans la survie ou le déclin de la nation, c’est d’abord à elle qu’ils s’attardèrent. Ils pensèrent et mirent en pratique plusieurs moyens de réappropriation de l’économie par les Canadiens français. Pour ce faire, ils puisèrent beaucoup chez des penseurs tels François-Albert Angers et Esdras Minville. Leurs idées renforcèrent notamment les convictions de l’association sur le coopératisme. Ils donnèrent ainsi plusieurs conférences sur le sujet devant le groupe de jeunes. Ce dernier affirmait pour sa part que le coopératisme devait être propagé et partout instauré. C’est pourquoi il se préoccupa beaucoup des caisses populaires. Il fit de la propagande pour elles, invita ses membres à y adhérer et en fonda même quelques-unes. Les laurentiens voyaient par ailleurs l’Achat chez nous comme une façon de canaliser les capitaux et d’orienter les consommateurs vers l’entreprise canadienne-française. Cette activité était donc pratiquée dès que possible. Des listes de marchands locaux furent par exemple imprimées et distribuées en quantité. Le mouvement fonda aussi beaucoup de syndicats d’épargnes, concertation d’individus visant l’établissement d’un petit commerce ou d’une entreprise. Il ambitionna même de mettre sur pied une fédération de ces syndicats pour éventuellement créer ou acheter des établissements plus imposants.

 

Les laurentiens élaborèrent en plus un programme pour tenter de contrer les méfaits de la modernité philosophique. Pour mener à bien ce projet, ils pensaient utiliser en premier lieu des éléments de la modernité technoscientifique. Le but était de nationaliser et christianiser les moyens de diffusion culturelle. Ils voulurent notamment prendre possession de radios et les rendre plus conformes à l’esprit du Canada français. Ils propagèrent et vendirent les «bons» journaux, alors même qu’ils luttaient contre la presse dite vulgaire. Ils tinrent à plusieurs reprises des manifestations artistiques et récréatives, tentant alors de remettre autant que possible au goût du jour le folklore et les loisirs sains. L’organisation cherchait globalement à raviver la fierté nationale chez les Canadiens français. Elle promut ainsi des symboles propres à exciter le patriotisme. Elle pensait que le fleurdelisé se devait d’être arboré partout et toujours. Les fêtes patriotiques, excellent moyen pour redynamiser la ferveur nationale, l’occupèrent par ailleurs beaucoup. Les Jeunesses laurentiennes oeuvrèrent entre autres pour une Saint-Jean-Baptiste des Jeunes et pour la fête de Dollard. Elles participèrent au renouvellement du pèlerinage à Carillon. Elles tentèrent en plus de faire respecter le français dans leur environnement, allant jusqu’à noter les anglicismes dans l’annuaire du téléphone.

 

La jeunesse de l’association faisait également d’elle une servante de premier plan de la cause nationale. Les laurentiens concevaient la jeunesse de la même façon que le font beaucoup de sociologues d’aujourd’hui. Les jeunes étaient pour eux des personnes en temps de formation et de transition vers la vie adulte. C’est ce qui leur faisait dire qu’ils étaient par le fait même l’avenir. Selon les laurentiens, le groupe d’âge avait par conséquent un grandiose destin devant lui. Il devait régler les problèmes vécus ou créés par les générations précédentes. Seuls les jeunes pourraient assainir la nation, puisque c’étaient eux qui la formeraient dans le futur. L’organisation croyait par contre que bon nombre de leurs compatriotes du même âge étaient atteints dans leur âme et leur devenir. Trop n’avaient pour seul horizon qu’une existence de chômage et une vie de misère. Ils n’étaient pas assez nombreux à se former adéquatement pour servir la patrie le mieux possible. C’est une véritable éducation nationale qui manquait à beaucoup de Canadiens français. Ne pas comprendre ses devoirs et ses rôles, c’était participer à la disparition progressive, déjà en marche, de son peuple et de sa nation.

 

Les Jeunesses laurentiennes tentaient précisément de palier cela. Elles affirmaient qu’un besoin existait qu’il fallait savoir combler. Elles assuraient l’avenir en formant et préparant des chefs. L’étude et l’exercice aussi bien physique que mental constituaient donc leur première préoccupation. Par là elles étaient les premières à participer au relèvement de la jeunesse et par extension du Canada français tout entier. C’est aussi de cette façon qu’elles étaient différentes des organisations «aînées», même si elles prétendaient également les servir à leur manière. C’est en effet parmi le groupe de jeunes qu’on disait former les cadres de demain. Il continuait le combat de tous ces prédécesseurs et les prolongeait en formant ceux qui allaient éventuellement les remplacer. Des associations, telles les Sociétés Saint-Jean-Baptiste, étaient par conséquent vues comme les successeurs directs des laurentiens.

 

Ceux-ci participaient également au relèvement national par les services qu’ils rendaient à la femme, qu’on considérait comme un des éléments fondamentaux de la patrie. C’est pourquoi l’organisation lui ouvrit ses portes. Les membres, autant masculins que féminins, adhéraient à des conceptions maternalistes des fonctions de la gent féminine. Ils étaient en cela de leur époque, puisque ce sont ces idées qui étaient alors prédominantes. On croyait en fait que la femme avait de grands rôles à accomplir. Elle devait se dévouer à son mari, sa famille et son foyer. Elle seule avait le pouvoir de rendre son homme vraiment heureux. Elle pouvait en outre lui faire comprendre son devoir envers son peuple s’il advenait qu’il l’oublie. C’est également l’épouse qui avait pour tâche de susciter nationalisme et patriotisme chez ses enfants. Si elle ne le faisait pas, ceux-ci, une fois devenus adultes, oublieraient leurs devoirs et le peuple serait bien mal en point. Les Jeunesses laurentiennes croyaient que cela pourrait très bien advenir parce que la femme était attaquée jusque dans son âme. La vie moderne en incitait plusieurs à délaisser leurs tâches pour se consacrer à la vanité, un travail inutile ou des frivolités. C’est en fait toute l’institution du mariage qu’on disait menacée. Le mouvement était persuadé qu’une natalité en régression annonçait une disparition progressive du Canada français.

 

C’est pour contrecarrer ces menaces qu’on créa les Jeunes Laurentiennes. Ces dernières avaient plusieurs objectifs. Elles devaient d’abord former les jeunes filles dans leur rôle de mère et d’épouse, mais aussi leur faire comprendre toute l’importance du nationalisme. On voyait bien que, en tant que «pourvoyeuses du foyer», les femmes étaient celles qui étaient le plus à même de pratiquer l’achat chez nous ou de s’intéresser aux coopératives de consommation. C’est pour cette raison qu’elles devaient suivre la même formation patriotique et religieuse que les garçons, sauf en ce qui concerne leurs tâches particulières. Elles devaient de plus posséder et cultiver comme eux plusieurs qualités, tels gentillesse et esprit, pour atteindre leurs objectifs. C’est à ce moment qu’elles pourraient vraiment servir leur nation menacée de toute part. Malgré cet apport incontestable, on ne croyait cependant pas que l’association devait être mixte. Une subordination des laurentiennes à leurs confrères était prévue. Les filles ne pouvaient agir publiquement sans l’assentiment des garçons pendant que ces derniers envoyaient un des leurs siéger au conseil central féminin. Il fallait s’assurer de l’harmonisation des deux branches dans l’esprit défini en dernier ressort par la masculine. Les activités conjointes furent toujours découragées, même s’il y eut quelques réunions impliquant les deux directions.

 

Les Jeunes Laurentiens prétendaient servir le Canada français de ces diverses façons. Dès leur création, ils adoptèrent conséquemment un fonctionnement jugé efficace pour atteindre ces buts. Il fallait qu’il favorise autant que possible les différents objectifs fixés. Il devait non seulement permettre la mise en pratique des différents impératifs idéologiques, mais fournir une formation adéquate à tous. On opta donc pour une organisation pyramidale où les membres occupaient la base, mais n’étaient évidemment pas laissés à eux-mêmes. Ils étaient réunis dans une section qui avait d’abord pour rôle l’étude et l’entraînement autant idéologique que physique. Chaque cercle avait un certain nombre d’équipes couvrant de grandes aires thématiques. Tous devaient faire partie d’une équipe et étudier les thèmes qui lui étaient assignés. Les travaux effectués étaient ensuite présentés au bénéfice de tous lors d’une réunion de section. De cette façon, on pensait fournir une éducation nationale pouvant porter autant la jeune femme que le jeune homme vers le bien. Par là, le mouvement remplissait en même temps un de ses grands rôles. On s’attendait en plus à ce qu’une cellule agisse sur le plan local. Elle devait idéalement surgir dans une paroisse et y prendre des initiatives utiles. Certaines firent par exemple des pressions pour qu’un terrain de jeux soit construit dans leur voisinage. On pensait bien que souvent de petits gestes peuvent contribuer à transformer la nation toute entière.

 

Le sommet de l’association était formé par les dirigeants, réunis en conseil central, lequel fut toujours contrôlé par un noyau de membres influents. C’est à lui que revenaient les tâches les plus importantes. Il prenait les décisions concernant les orientations idéologiques ou les prises de positions publiques. Il pouvait inclure ou exclure qui bon lui semblait dans les rangs du mouvement. Les meneurs se dirent certainement qu’il aurait été un peu dangereux de se fier uniquement à la bonne volonté des membres pour décider des sujets à étudier. Comme ces derniers furent toujours décidés par le central, ses idées étaient donc généralement intégrées par l’ensemble des membres. On voulait en fait exercer un certain contrôle sur les responsabilités et les tâches des divers adhérents. C’était de plus en plus important à mesure que le groupe de jeunes prenait de l’expansion, parce qu’il connut effectivement un succès assez rapide. Un nombre croissant de personnes y adhérait. S’il y eut toujours un centre et des sections, beaucoup de choses changèrent toutefois. Il fallait créer de nouvelles structures plus aptes à répondre aux nouveaux besoins. Il y avait en même temps plus de ressources, ce qui avait pour corollaire un accroissement de la visibilité.

 

Les Jeunes Laurentiens retinrent en fait de plus en plus l’attention d’autrui à mesure qu’ils grandissaient. Ils cherchèrent très tôt à s’adjoindre l’aide de plusieurs «spécialistes» et eurent bien vite autant des aumôniers que des conseillers légaux. Plusieurs personnes ou organisations participèrent en outre à leurs activités ou les soutinrent de différentes façons. L’appui le plus substantiel fut donné alors que le groupe de jeunes était à son apogée. On peut dire que les plus importants représentants du nationalisme de l’époque le supportèrent à ce moment d’une façon ou d’une autre. Lionel Groulx ou l’abbé Pierre Gravel prononcèrent entre autres des conférences pour lui et présidèrent des commissions d’études lors de congrès. Le premier devint même leur aumônier général. Les Sociétés Saint-Jean-Baptiste de Montréal, de Trois-Rivières et d’Ottawa le considérèrent comme des sections à part entière de leur mouvement. L’Ordre de Jacques-Cartier fit quant à lui parvenir des mots d’ordre dictant des appuis à l’association ou plus simplement à ses activités. Si beaucoup aidèrent, le succès des laurentiens finit toutefois aussi par créer des mécontentements et des envies. Survint notamment une rivalité avec l’Association catholique de la jeunesse canadienne-française. Ce fut un conflit parfois ponctué de remarques acerbes très directes. On n’hésitait pas à se critiquer de part et d’autre. Cela s’étendit même à certains organismes aînés, qui se demandèrent lequel des deux groupements méritait leur appui préférentiel. Certaines associations, l’Ordre de Jacques-Cartier par exemple, décidèrent finalement d’appuyer l’ACJC alors que leurs rivaux étaient dans une crise sérieuse. Cette nouvelle attitude contribua certainement à la disparition des Jeunesses laurentiennes.  

 

Le développement de ces dernières alla notamment de pair avec un décuplement des fonds et des adhérents, avons-nous dit. Si cela leur permit d’attirer l’attention de quantité d’individus, elles purent aussi se lancer dans l’action avec davantage de moyens. La seule véritable façon de servir le Canada français était encore d’agir pour lui, croyaient-elles. Elles constataient toutefois que contribuer au relèvement du peuple ne pouvait pas se faire uniquement par la mise en pratique de grands principes idéologiques. C’était bien beau de favoriser les caisses populaires ou de fournir une éducation nationale, mais plus devait parfois être tenté. Il arrivait aussi qu’on doive défendre ou promouvoir une cause devant les pouvoirs publics. On sait que lorsqu’une organisation agit de la sorte, elle devient un groupe d’intérêt. Les Jeunes Laurentiens le furent de temps à autre. Ils participèrent en fait aux plus importantes campagnes d’intérêt que connut la décennie 1940. Ils utilisaient alors généralement la même méthode. Ils agissaient directement sur l’autorité publique, en lui envoyant notamment des lettres, et tentaient de convaincre en même temps le plus d’associations ou d’individus de faire de même. La force du nombre était donc mise de l’avant.

 

L’organisation de jeunes nationalistes se fit connaître par ses activités contre la conscription. Comme bien d’autres à son époque, elle considérait que le Canada pouvait fournir un effort de guerre appréciable autrement que par l’enrôlement obligatoire. Celui-ci provoquait en fait la désunion nationale et servait l’empire plus que la patrie. Les laurentiens prirent donc part à nombre d’assemblées publiques visant à influer sur leurs compatriotes dans le sens voulu. Certaines remarques faites lors d’une de celles-ci valurent une arrestation à Paul-Émile Robert, mais on transforma cette mésaventure en publicité. Des nouvelles sections furent effectivement fondées peu de temps après. Son développement aidant, l’association fut par la suite beaucoup plus active en tant que groupe d’intérêt. C’est elle qui fut la première à agir contre l’immigration massive à Montréal. On lui doit également d’avoir lancé tout un mouvement pour que le Canada ait une ambassade au Vatican. La méthode décrite plus haut fut employée dans les deux cas.

 

La cause pour laquelle les Jeunes Laurentiens furent le plus engagés est certainement l’adoption du fleurdelisé par la province de Québec. On peut rétrospectivement dire que tout les portait à en devenir les meneurs. Par intérêt idéologique et pour tenter de régler leurs problèmes financiers, ils créèrent et prirent possession d’organismes dont le seul but était de diffuser le drapeau. La campagne commença par ailleurs alors qu’ils étaient à leur apogée. Ils avaient alors un très grand nombre de membres et une influence plus que certaine. Ils se consacrèrent de fait corps et âme à la promotion de l’étendard. De grosses sommes d’argent furent engagées pour envoyer des lettres à un nombre incalculable d’individus et d’organisations ou plus simplement pour acheter des pavillons. On sait que c’est le redressement des fleurs de lys sur le drapeau qui mena les laurentiens à la ruine.

 

L’expansion des Jeunesses laurentiennes accrut certes leur efficacité dans l’action, mais mena aussi à certaines modifications de leur idéologie. Il est certain que l’essence de celle-ci demeura toujours la même. Elles restèrent des nationalistes traditionalistes et catholiques tout au long de leur existence. De nouveaux dirigeants firent toutefois en sorte qu’on se désintéressa graduellement de la «question juive». Alors qu’elle occupait une certaine place chez les Jeunesses Saint-Eusèbe, les laurentiens en traitaient seulement pour expliquer qu’ils n’étaient pas antisémites. Le fait que l’association intègre des membres d’autres provinces vint aussi changer certaines choses. C’est en fait la place qu’on accordait aux minorités françaises du pays qui évolua. Celles-ci furent en tout temps considérées comme des frères et des héros qu’il fallait aider. Elles étaient des membres à part entière de la nation. Après l’expansion hors Québec, il fallut cependant s’adresser au nouveau public et traiter de questions qui le préoccupaient. C’est pourquoi on adapta certains points du manifeste. Les améliorations qu’on voulait effectuer ne furent plus d’abord centrées sur la belle province. On dit en effet que les réformes devraient être étendues à l’ensemble du pays. L’idée d’un «Québec libre dans un Canada libre» demeurait toujours, mais on souhaitait par exemple que le respect accordé par le Québec à ses minorités serve de modèle partout au Canada. Le manifeste fut donc modifié pour faire état de ces nouvelles préoccupations.

 

C’est parfois l’engagement dans l’agir qui vint changer des éléments idéologiques. Les causes dans lesquelles on fournissait le plus d’efforts immédiats impliquaient un plus grand intérêt pour les éléments de doctrine les concernant. On considéra, par exemple, la question de l’immigration d’une importance primordiale à l’époque où on agissait contre elle. On suggéra même aux sections de délaisser toute autre activité pour s’y consacrer plus spécifiquement. Les résultats encourus par l’action politique transformèrent par ailleurs la place qu’on lui accordait. Il est certain que les Jeunes Laurentiens critiquèrent toujours les grands partis traditionnels, dont ils se méfiaient. On laissa toutefois au départ les adhérents intervenir en politique comme ils le désiraient. Beaucoup intégrèrent ou aidèrent le Bloc populaire canadien. Sa relative inefficacité devint cependant patente quand il n’obtint que quatre sièges aux élections provinciales de 1944. On avait en plus bien noté que le parti avait émis très peu de commentaires sur le groupe de jeunes. Les dirigeants décidèrent donc d’interdire la participation à la politique partisane. Il fallait se recentrer sur des activités plus faciles d’accès qu’une victoire à une lutte électorale. Rosaire Morin expliqua que cette décision fut très bénéfique à son organisation. Des jeunes méfiants à l’égard des activités partisanes y adhérèrent par exemple. L’apogée du mouvement survint de fait après avoir fait ce choix.

 

Le développement de l’organisation l’obligea en outre à affiner son fonctionnement. Il existait à un certain moment une douzaine de postes au conseil central. Ce nombre fut finalement réduit pour mieux correspondre aux différentes tâches qu’il fallait entreprendre. À mesure que le mouvement prenait de l’expansion, il devenait en outre de plus en plus difficile à gérer. C’est pourquoi on créa des comités régionaux qui délestaient le central de plusieurs responsabilités. Nous avons dit que l’accroissement des ressources permit une plus grande efficacité dans l’action. Plusieurs parties du budget dévoué à celle-ci accusèrent bientôt un déficit. Pour mener à bien tous les objectifs, il fallait en fait dépenser constamment. Avec le temps, il fallut donc se consacrer à la maintenance organisationnelle pour ne pas voir l’association s’effondrer. Les dettes s’accumulaient et il fallait y faire face. Cela devint si important qu’on délaissa une partie de l’attention d’abord accordée aux impératifs idéologiques. On décida éventuellement de faire confiance à des organes de diffusion du drapeau pour régler la question financière. Rien n’y fit cependant puisque cette dernière passa de l’état de problème à celui de crise insurmontable. Placer tant d’espoirs dans la vente du fleurdelisé mena en fait à un désastre pécuniaire. C’est ce qui explique en majeure partie la disparition des Jeunes Laurentiens.

 

Que resta-t-il de ceux-ci après leur dissolution ? Le passage dans l’organisation avait été pour plusieurs un temps de formation, une étape fructueuse et utile. Quantité de laurentiens continuèrent à œuvrer pour leurs idées et à s’engager dans leur communauté. À la fin des années 1960, Rosaire Morin fit une liste d’anciens membres occupant alors un poste d’influence au Québec. Il dit en avoir recensé près de 300 (1). Des «collègues» du passé participèrent d’ailleurs aux changements que connut la décennie 1960. C’est en 1964, sous la présidence de Paul-Émile Robert, que la Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal se déclara officiellement indépendantiste (2). Environ au même moment, Rosaire Morin était à la tête d’une dissidence qui allait mener à la dissolution de l’Ordre de Jacques-Cartier (3). Le futur directeur de L’Action nationale fut en outre engagé activement dans les États généraux du Canada français. Il expliqua des années plus tard que c’est lui qui s’était occupé de son organisation et du recrutement en compagnie de Léo Gagné, lui aussi autrefois Jeune Laurentien. Selon Morin toujours, il semble même que «150 [autres] deviendront […] délégués régionaux  aux [assises] après avoir gagné soit les Unions régionales de Caisses populaires, soit les Saint-Jean-Baptiste, soit les syndicats nationaux etc. (4)» On sait que les États généraux sont considérés comme un événement marquant pour beaucoup d’historiens. «Avec [eux] s’éteignit un monde, celui du Canada français», conclut Gaétan Gervais (5). La rupture entre les francophones du Québec et ceux des autres provinces devint patente. Il fut par le fait même clair que les conceptions de la nation avaient changé. Tout un mouvement s’était dessiné pour un néo-nationalisme séparatiste, alors que le vieux traditionalisme était de plus en plus marginalisé. Ayant, comme bien d’autres à leur époque, évolué dans leurs idées, nombre de laurentiens sont certainement en partie responsables de cela. Des études devraient cependant être effectuées pour bien comprendre en quoi consistait à ce moment la pensée des dirigeants les plus connus, tel Rosaire Morin. Il reste que les projets de société et les rêves n’étaient plus exactement les mêmes.   

 

Vous êtes jeunes. Comme tous les Jeunes, vous avez lancé, en pleine mer, bien des bateaux chargés de rêves. Plus tard, quand vous aurez vieilli, vous constaterez que les orages auront malmené beaucoup de ces petits ou grands navires que vous aviez chargés de vos rêves les meilleurs. Ceux-là seuls auront coulés à pic que vous aurez désertés.

                        - Lionel Groulx, Message aux Jeunesses laurentiennes (6) .   

 

(1) Clément Trudel, «Il y a 25 ans, le fleurdelysé», Le Devoir, 20 janvier 1973, p. 6. Nous n’avons malheureusement pas retrouvé cette liste au cours de nos recherches.

(2) Marie Catherine Agen, «The Politics of the Société Saint-Jean-Baptiste de Montréal», The American Review of Canadian Studies, vol. 29, n° 3, automne 1999, p. 498.

(3) Gratien Allaire, «Le triangle Canadien français au tournant des années 1960. Le Conseil de la vie française en Amérique, la société Saint-Jean-Baptiste de Montréal, l’Ordre de Jacques Cartier», Francophonies d’Amérique, n° 17, printemps 2004, p. 110.

(4) Raymond Laliberté, Une société secrète : l’Ordre de Jacques Cartier, Montréal, Hurtubise HMH, 1983, p. 244. Si on consulte certaines listes de délégués aux États généraux, on peut de fait noter plusieurs noms de Jeunes Laurentiens réunis à l’annexe C. Voir, par exemple: Les États généraux du Canada français: assises préliminaires tenues à l’Université de Montréal, du 25 au 27 novembre 1966, Montréal, s.e., 1967, p. 113-128. Un coup d’œil rapide nous permit facilement d’en repérer une quinzaine.  

(5) Gaétan Gervais, «La présence de l’Ontario aux États généraux du Canada français (1966-1969)», dans Marcel Martel ed., Les États généraux du Canada français trente ans après, Ottawa, CRCCF, 1998, p. 132.  

(6) Lionel Groulx, Message aux Jeunesses laurentiennes, S.l., 1946, p. 11.

 

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[Bibliographie]

 

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Source : David RAJOTTE, Les Jeunes Laurentiens. Jeunesse, militantisme et nationalisme dans le Canada français des années 1940, Mémoire de M. A. (Histoire), Université de Montréal, xxvi-215p., pp. 184-195.

 
© 2006 Claude Bélanger, Marianopolis College