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L’Encyclopédie de l’histoire du Québec / The Quebec History Encyclopedia
Cartier et la Confédération
[Le texte a été rédigé par Thomas Chapais en 1914. Pour la référence exacte, voir la fin du texte.]
PARMI les titres de Sir Georges-Etienne Cartier à l'admiration de la postérité, celui qui est le plus fréquemment rappelé, en cette année de son glorieux centenaire, est la fondation de la Confédération canadienne. Et c'est justice. Sans doute l'illustre homme d'Etat ne fut pas le seul ouvrier de ce grand oeuvre. Mais il en fut probablement le plus efficace. Et l'on peut affirmer que, sans lui, sans son concours, sans son action énergique et persistante, l'union fédérale des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale n'aurait pas été conclue.
Comme on le sait, l'une des principales raisons de ce mémorable événement constitutionnel fut l'antagonisme entre le Haut et le Bas-Canada, causé par la question de la représentation proportionnelle à la population. Sous le régime de l'Union, inauguré en 1841, les deux provinces canadiennes avaient chacune un nombre égal de représentants dans l'Assemblée législative. Le Bas-Canada comptait cependant alors une population beaucoup plus considérable que celle du HautCanada. Mais au bout de quelques années, grâce à l'immigration des Iles britanniques, ce dernier avait acquis la supériorité du nombre. Et dès ce moment commença l'agitation pour un changement de représentation. Un homme doué d'un incontestable talent et d'une âme passionnée, George Brown, se fit le soutien du principe : la représentation d'après la population. Il souleva l'opinion du Haut-Canada par ses déclamations ardentes. Il dénonçait avec véhémence l'injustice dont souffrait sa province; et la vraisemblance du grief donnait beaucoup de force à ses revendications. Lorsque les Haut-canadiens l'entendaient leur dire : « Vous avez deux cent mille âmes de plus que le Bas-Canada, et cependant vous n'êtes représentés que par soixante-cinq députés, comme lui », ils ne pouvaient s'empêcher de ressentir cette disproportion comme une iniquité et un outrage, et de croire à cette french domination dont on leur faisait un épouvantail. Ils ne se disaient pas qu'au début de l'Union, c'étaient précisément les Canadiens français qui étaient dans cette position qu'avec une population bien plus considérable, ceux-ci ne s'étaient vu attribuer alors qu'un nombre de représentants égal à celui du Haut-Canada. Ils ne comprenaient pas surtout, ou ne voulaient pas comprendre, que la constitution de 1841 avait institué une sorte de dualisme dans le gouvernement du Canada, et qu'il y avait un principe fédéral à la base de ce régime. Malheureusement, ce principe n'était pas nettement posé. Il avait été souvent perdu de vue au milieu des conflits politiques. Les partis en avaient tour à tour nié l'existence.
Mais cela n'empêchait pas que le Canada uni ne fût composé de deux provinces distinctes, nettement délimitées; que, pour les fins de l'administration de la justice et de l'instruction publique, il avait deux organismes séparés ; qu'il comptait deux procureurs-généraux et deux surintendants de l'éducation, pour le Haut et le Bas-Canada respectivement ; et que les différences de religion, de nationalité, de traditions, d'institutions, rendaient nécessaire l'égalité de représentation entre les deux provinces, malgré la disproportion de leur population.
Tout cela constituait une situation anormale et embarrassante. En théorie, le principe de la représentation d'après la population pouvait paraître juste; en pratique, il était inadmissible. Nul ne fit ressortir cette impossibilité avec plus de force que M. Cartier, au cours des débats provoqués périodiquement sur cette question par M. Brown et ses partisans. Dans un discours prononcé le 9 juin 1858, il disait :
Ici, un député haut-canadien, M. Foley, fit cette interruption : « Si vous êtes la majorité, acceptez alors la représentation basée sur la population ». M. Cartier répondit aussitôt :
Cependant, ni M. Cartier ni ses amis ne se dissimulaient les difficultés de la situation. La population du Haut-Canada s'accroissait rapidement par l'afflux de l'immigration anglaise. On pouvait prévoir que, dans peu d'années, elle dépasserait d'un demi-million celle du Bas-Canada ; au bout d'une ou deux décades, l'écart serait peut-être d'un million. Et pourrait-on indéfiniment, en face de cette disproportion ascendante, résister aux réclamations de plus en plus véhémentes du Haut-Canada ? D'un autre côté, comment le Bas-Canada pouvait-il consentir à ce que ses institutions les plus chères fussent soumises à la juridiction d'une législature où la province anglaise et protestante aurait une représentation supérieure et, conséquemment, une prépondérance absolue ?
En face de ce problème d'une si redoutable complexité, les hommes d'État bas-canadiens se demandèrent si une solution conciliant les deux intérêts n'était pas possible. Et, dès 1858, Cartier, successeur de Lafontaine, de Morin et de Taché, adopta l'idée de l'union fédérale des provinces comme devant être le meilleur moyen de mettre fin à la crise politique dont souffrait le Canada.
Devenu premier ministre, au mois d'août de cette année, il rallia ses collègues à ses vues et, avec l'activité et la promptitude d'initiative qui le caractérisaient, il inscrivit dans son programme ce grand changement constitutionnel. Voici le paragraphe qu'il introduisit dans la déclaration faite aux Chambres :
Comme on le voit, M. Cartier ne proposait pas seulement une confédération des deux Canadas, mais il ouvrait la porte à une confédération de toutes les provinces britanniques de l'Amérique septentrionale.
C'était un vaste projet. Pour en assurer l'accomplissement, il fallait d'abord obtenir l'acquiescement du gouvernement impérial. Dans ce but, dès le mois d'octobre, M. Cartier se rendit en Angleterre, accompagné de deux de ses collègues, MM. Galt et Ross. Et il soumit aux ministres anglais le dessein conçu par son gouvernement.
Devant un tel état de choses, le mémoire déclarait qu'il semblait
Le memorandum signalait ensuite les avantages matériels qui devaient vraisemblablement résulter de cette confédération. Il concluait en demandant au gouvernement impérial d'autoriser une réunion des délégués des provinces du Haut et du BasCanada et des autres colonies pour discuter le projet.
Ainsi donc, la création d'une confédération des provinces britanniques de l'Amérique septentrionale était officiellement proposée ; le gouvernement de la métropole en était saisi ; et c'était à M. Cartier qu'en revenait l'initiative. Par là, il voulait à la fois faire cesser l'agitation dangereuse du HautCanada en lui concédant pour le futur Parlement fédéral le principe de la représentation proportionnelle à la population ; mettre à l'abri les institutions nationales du Bas-Canada - la propriété, les droits civils, l'éducation, l'administration de la justice - en la plaçant sous la juridiction exclusive d'une législature provinciale autonome ; et assurer à notre pays un essor plus brillant, un développement plus rapide, un plus grand avenir, en formant un faisceau des provinces britanniques jusque-là séparées.
Cependant, l'idée était trop hardie pour réussir du premier coup. Le gouvernement impérial ne la repoussa pas, tant s'en faut. Mais, avant d'aller plus loin, il voulut connaître le sentiment des autres provinces. Terreneuve seule se déclara prête à nommer des délégués. Le Nouveau-Brunswick, la Nouvelle-Ecosse et l'île du Prince-Edouard montrèrent peu d'empressement. Et il fallut en rester là.
Toutefois, la semence avait été jetée en terre, et elle devait fructifier. En effet, après quelques années de luttes politiques intenses, de conflits réitérés entre la majorité hautcanadienne et la majorité bas-canadienne, de crises ministérielles périodiques, de dissolutions du parlement se succédant à court intervalle, il vint un moment où l'on comprit l'urgence d'un changement constitutionnel. L'idée préconisée par Cartier en 1858 fut reprise avec plus de chances de succès. Des adversaires de vieille date se donnèrent la main pour l'exécuter. Un gouvernement de coalition fut formé sous la présidence de Sir Etienne Taché, avec le concours de MM. Cartier, John A. MacDonald et Brown, dans le but de faire enfin réussir le projet de confédération.
L 'heure était favorable. Les provinces maritimes discutaient en ce moment même l'opportunité de s'unir sous une seule législature. Des délégués du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse et de l'île du Prince-Edouard devaient siéger en conférence à Charlottetown, pour délibérer sur la question. Le gouvernement du Canada proposa d'y envoyer lui aussi des délégués. Et la conférence, avec un cadre et un idéal agrandis, siégea à Charlottetown au mois de septembre 1864. MM. Cartier, Macdonald, Brown, Galt, Langevin, Macdougall, McGee y représentaient le Canada. On sait ce qui suivit. L'idée d'une grande confédération des provinces britanniques fut exposée à Charlottetown.
On convint qu'une autre conférence serait tenue à Québec au mois d'octobre. Là, les représentants du Haut et du Bas-Canada, du Nouveau-Brunswick, de la Nouvelle-Écosse, de l'île du Prince-Edouard et de Terreneuve se rencontrèrent et délibérèrent durant seize jours. Le résultat de ces travaux fut le projet de confédération qui servit ensuite de base à l'Acte constitutionnel de 1867, connu sous le nom d'Acte de l'Amérique britannique du Nord.
Dans toutes les réunions, dans toutes les discussions, dans tous les pourparlers, qui eurent lieu alors, M. Cartier tint un rôle prépondérant et décisif. Sa position était unique. Il était le représentant principal, le porte-parole, le chef reconnu du Bas-Canada et de la nationalité canadienne-française. Il avait des intérêts spéciaux à sauvegarder, des principes à faire respecter, des garanties à obtenir, et par conséquent un système à faire prévaloir. L'historien impartial doit reconnaître qu'il réussit dans la lourde tâche qui lui incombait et pour laquelle il eut l'appui énergique de ses collègues bas-canadiens et de l'opinion publique de sa province. A un moment donné, la conférence de Québec eut à choisir entre deux formules constitutionnelles. Le Canada futur serait-il constitué en Union législative, qui ne laisserait aux provinces que de minimes pouvoirs d'administration locale, ou en Union fédérale, qui, tout en ouvrant un vaste champ d'action au Parlement central, réserverait aux provinces leur juridiction parfaite sur des matières de la plus haute importance, telles que l'éducation, la justice, la propriété, les droits civils, etc. ? Ce fut le principe fédéral qui l'emporta. Et il n'est pas téméraire d'affirmer que Cartier eut la plus large part dans cette victoire.
Un grand nombre des membres anglais de la conférence de Québec étaient favorables en principe à l'union législative. Sir John Macdonald lui-même était un de ceux-là, et il n'en a jamais fait mystère. Voici ce qu'il disait dans son discours sur la confédération, prononcé le 6 février 1865 :
A côté de cette déclaration loyale, mettez celle non moins loyale de Cartier. Elle est plus brève, mais aussi catégorique :
Dans la conférence de Québec, comme plus tard à Londres, c'est l'opinion de Cartier qui a prévalu. Et l'on peut à bon droit saluer en lui le père de l'autonomie provinciale, qui est à la base du système fédératif.
Dans ce bref aperçu historique, il nous semble que nous avons fait suffisamment ressortir l'importance capitale de la part qui doit être attribuée à Sir Georges-Etienne Cartier dans la fondation de la Confédération. De 1858 à 1867, toute son action politique a tendu vers cet idéal. Et, si nous avons aujourd'hui une constitution fédérale au lieu d'une union législative, c'est à lui principalement que nous le devons.
Source: Thomas CHAPAIS, « Cartier et la Confédération », dans Revue Canadienne , Nouvelle série, Vol. XIV, No 3 (septembre 1914) : 236-244. Article transcrit par Christophe Huynh. Révision par Claude Bélanger. Des erreurs typographiques mineures ont été corrigées dans le texte. Le formatage du texte a également été modifié.
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© 2004
Claude Bélanger, Marianopolis College |