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Last revised:
23 August 2000


Siegfried: the Race Question

André Siegfried, Le Canada, les deux races: Problèmes politiques contemporains, Paris, 1906.

 

CHAPITRE VI

L'ÉGLISE CATHOLIQUE (suite)

V - SON INTERVENTION DANS LES LUTTES POLITIQUES

[Note de l'éditeur: toutes les notes de bas de page qui paraissent dans l'édition de 1906 ont été reportées à la fin de chaque chapitre et renumérotées.]

L'autorité revendiquée par l'Église catholique canadienne sur la famille, l'enfant et le livre nous laisse deviner qu'elle n'entend pas rester indifférente à la lutte politique. La conception qu'elle a de sa propre supériorité sur la société civile lui fait de cette intervention un devoir impérieux.

A bien des reprises, ses représentants les plus autorisés l'ont dit très haut : « II est impossible de nier que la politique et la religion sont étroitement unies et que la séparation de l'Église et de l'État est une doctrine absurde et impie. Cela est particulièrement vrai sous un régime constitutionnel qui, donnant au Parlement plein pouvoir législatif, met entre les mains de ceux qui le composent une arme à deux tranchants qui peut devenir terrible (1). » Faut-il donc, pour prévenir le danger, que l'Église prenne la direction de l'État ? C'est bien le sens incontestable qui ressort de la phrase suivante, empruntée à une lettre pastorale collective de l'épiscopat de Québec : « Le prêtre et l'évêque peuvent et doivent parler, non seulement aux électeurs et aux

candidats, mais aussi aux autorités constituées (2). » Par le célèbre mandement collectif de 1896 sur les écoles du Manitoba, les évêques des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa ont confirmé cette doctrine et proclamé sans ambages leur droit de prendre part aux campagnes électorales: « Si les évêques, dont l'autorité relève de Dieu lui-même, sont les juges naturels des questions qui intéressent la foi chrétienne, la religion et la morale, s'ils sont les chefs reconnus d'une société parfaite, souveraine, supérieure par sa nature et par ses fins à la société civile, il leur appartient, lorsque les circonstances l'exigent, non pas seulement d'exprimer vaguement leurs vues et leurs désirs en toute matière religieuse, mais encore de désigner aux fidèles ou d'approuver les moyens convenables pour arriver à la fin spirituelle qu'ils se proposent d'atteindre (3). »

Innombrables enfin sont les membres du clergé qui individuellement ont déclaré à leurs fidèles que c'est un devoir strict de suivre, en matière politique, les instructions de l'Église. C'est ainsi que, toujours à propos du Manitoba, l'évêque de Rimouski écrit à un correspondant : « Un électeur qui est sincèrement catholique et qui veut obéir aux évêques ne peut dire, sans pécher gravement et se rendre indigne des sacrements: C'est mon opinion qui est de même, je dois voler selon ma conscience, et ne pas suivre le mandement des évêques. Cette opinion est coupable et cette conscience est fausse... L'opinion personnelle d'un électeur n'est pas sa bonne conscience, si cette opinion n'est pas conforme à ce que les évêques veulent et demandent dans leur mandement (4). »

L'intransigeance de certains prélats est allée plus loin encore. En 1876, un arrêt du juge Casault ayant cassé deux élections pour cause d'ingérence cléricale, l'évêque de Rimouski (c'était alors un autre titulaire) ne craignit pas de condamner comme fausses et contraires aux enseignements de l'Église les propositions suivantes qui ressortaient du jugement : « 1. Que le Parlement est omnipotent et compétent pour faire toutes les lois, même si elles sont contraires à l'exercice de la religion; 2. Que la liberté des électeurs doit être absolue ; 3. Qu'il appartient aux tribunaux civils de réprimer les abus qui peuvent se produire dans la chaire ou dans le refus des sacrements; 4. Que la menace du refus des sacrements en ce qui concerne les élections est une manoeuvre frauduleuse, qui relève de la compétence des tribunaux civils (5). »

Assurément, certaines de ces affirmations épiscopales, faites dans le feu de la lutte, ne représentent pas exactement la politique romaine. Plusieurs fois, sur les plaintes d'hommes d'État trop violemment combattus, la papauté est intervenue auprès du haut clergé canadien pour modérer la rudesse de ses attaques. A la suite de la grande bataille du Manitoba et sur les instances officieuses de sir Wilfrid Laurier, devenu premier ministre après sa victoire, le Saint-Siège a envoyé à Ottawa un délégué apostolique, dont les instructions semblent être de prêcher le calme plutôt que la combativité. Est-ce l'influence de cet ambassadeur, est-ce plutôt l'absence de question religieuse brillante aux élections de 1900 et de 1904? Toujours est-il qu'un certain apaisement s'est produit depuis dix ans. Toutefois, on n'a pas obtenu et on n'obtiendra sans doute jamais que Rome désavoue, dans le Dominion, des doctrines qu'elle n'a, quant à elle, jamais reniées. Les prêtres canadiens maintiennent donc énergiquement leurs prétentions politiques.

Ce qui caractérise surtout l'action cléricale dans les élections canadiennes, c'est l'absence totale de précautions avec laquelle elle se pratique. Les évêques et les curés, n'étant liés par aucun texte de loi, persuadés du reste qu'ils exercent un droit strict en se mêlant à la vie publique, ne se donnent même pas la peine de voiler leur intervention. En pleine chaire ou dans des lettres volontairement communiquées à la presse, ils prennent parti ouvertement, patronnent tel candidat, condamnent tel autre, ordonnent, défendent et vont jusqu'à employer publiquement l'arme, très efficace dans un pays si pratiquant, du refus des sacrements. Depuis la Confédération de 1867 jusqu'en 1896, il n'est pour ainsi dire pas de consultation électorale où cette ingérence ne se soit manifestée avec la simplicité la plus audacieuse. Sans rappeler tout au long le caractère de ces luttes, citons seulement quelques exemples de la tactique cléricale : ils permettront de comprendre le ton et les procédés habituellement employés.

On se souvient encore de l'élection partielle de Charlevoix (province de Québec), en 1876 ; elle se produisait à la suite de polémiques passionnées entre protestants et catholiques et fut l'occasion d'une mobilisation générale des forces ecclésiastiques en faveur du candidat conservateur, M. Hector Langevin., Le candidat libéral, M. Tremblay, était catholique aussi; le clergé ne s'en déchaîna pas moins contre lui, avec une violence inouïe. Dans toutes les chaires, dans tous les confessionnaux, les curés se livrèrent à une propagande passionnée. « Votez selon votre conscience, dit l'un d'eux, je le veux bien ; mais selon votre conscience éclairée par vos supérieurs. N'oubliez pas que les évêques de cette province vous assurent que le libéralisme ressemble au serpent du paradis terrestre qui rampait près de l'homme pour entraîner la chute de la race humaine. » Pareils discours furent cent fois répétés. L'enquête qui eut lieu par la suite révéla des circonstances plus graves. Un témoin déclara : « J'ai craint, si je votais pour Tremblay, d'être damné. » Un autre dit avoir compris que quiconque votait pour le candidat libéral se rendait coupable de péché mortel et en cas de mort devait s'attendre à se voir privé du secours de l'Église. Un troisième expliqua qu'il était vieux, qu'il mourrait sans doute bientôt et que, dans ces conditions, il n'aurait vraiment pas pu voter contre l'opinion de son curé. Un autre enfin déclara, sous serment, que le curé de Saint-Hilarion avait dit du haut de la chaire que voter pour le parti libéral c'était voter contre le curé, contre l'évêque, contre le pape lui-même (6).

Dans son livre, L'Irlande, Le Canada, Jersey, M. de Molinari cite un exemple de pression encore bien plus curieux. Il s'agit d'une élection contestée, à la même époque. Au cours de l'enquête, on interroge un paysan libéral que son curé a menacé des foudres de Lucifer. « D. Quand le curé vous a-t-il dit que Lucifer était sorti de l'enfer pour enregistrer vos votes ? - R. Dans l'élection précédente. - D. Avez-vous eu peur de voir Lucifer ? - R. Non ! Un catholique ne doit pas avoir peur de Lucifer; il s'enfuit avec de l'eau bénite, Lucifer. - D. Qu'est-ce donc qui vous faisait peur? - R. Ce sont les paroles de M. le curé qui m'avaient donné une terreur terrible, et ses accents et son éloquence. J'ai eu peur sur le moment, j'ai été saisi, mais je me suis rassuré. - D. Vous vous êtes dit qu'après tout vous ne pensiez pas que Lucifer viendrait vous chercher? R. Non, parce que ,j'étais catholique, apostolique et romain; et un catholique ne doit pas avoir peur du diable. Je n'ai jamais eu peur du diable, moi ! - D. Vous jurez que le diable ne vous a jamais empêché de voter? - R. Non ! Il ne m'a jamais empêché de voter. Peut-être que s'il m'était apparu, il m'aurait empêché de voter, mais il ne m'est jamais apparu (7)! »

Cette propagande se faisait, il y a trente ans, dans une circonscription lointaine. Il est permis de croire qu'elle ne serait plus possible aujourd'hui. En 1896 en effet, lorsque fut discuté publiquement le problème scolaire, l'action catholique n'eut pas ce caractère grossier. Il faut constater cependant qu'elle fut aussi passionnée et aussi énergique.

Un mandement collectif de l'épiscopat (celui même auquel nous avons fait allusion plus haut) commença par déclarer, en termes voilés sans doute mais néanmoins parfaitement clairs, que l'Église se solidarisait avec la cause conservatrice. La conséquence en fut déduite dans toutes les paroisses : il était interdit aux catholiques de voter pour les libéraux. Dans l'ardeur de la lutte qui allait grandissant, le clergé ne tarda pas à se découvrir complètement. L'obéissance au mandement, c'est-à-dire le vote conservateur, devint son grand, son unique mot d'ordre. Nombreux sont les documents qui l'établissent.

Dans une lettre datée du 12 juin 1896 (lettre partiellement citée ci-dessus) l'évêque de Rimouski écrit à un électeur : « monsieur, vous me demandez si c'est une faute grave de voter contre le mandement des évêques sur les écoles du Manitoba? Je réponds : Oui ! c'est une faute grave de voter pour un partisan de M. Laurier qui n'a pas encore déclaré qu'il suivait le mandement... » En postscriptum, on lit la suggestive note que voici : « Pour répondre à la dernière question de votre lettre, je ne puis mieux faire que de vous citer trois réponses données par la Sacrée Congrégation de la Propagande, le 13 mars 1896, sur les questions suivantes : 1. Utrum deputatus catholicus, in cullu legislatorum canadensi possit, tuta conscientia, votum suum dare contra legem ab episcopis acceptam pro restitutione scholarum separatarum in provincia Manitoba ? Réponse négative. 2. An ita agendo peccaret graviter deputatus catholicus? Réponse affirmative. 3. An peccaverunt graviter electores qui scienter votum suum hujus modi candidato dederunt ? Réponse affirmative (8). »

Vers la même date, le vicaire général de l'archevêché de Québec écrit au curé de Sainte-Ubalde : « En réponse à votre lettre me demandant si c'est un péché mortel de ne pas suivre la direction donnée par les évêques dans leur mandement collectif, je suis chargé par Monseigneur de vous dire que c'est une faute grave….. un péché mortel…..Si quelqu'un vous dit: En dépit de vos raisonnements, j'ai plus de confiance en M. Laurier et je vote pour son candidat, cet électeur, à moins d'avoir perdu le sens commun, est coupable d'une faute grave et mortelle (9). »

L'évêque de Trois-Rivières ne craignit pas de se découvrir davantage encore. Dans la cathédrale, en pleine chaire, il attaqua violemment M. Laurier en personne, l'accusant d'être un libéral rationaliste et d'adhérer à des doctrines condamnées par l'Église (10). La guerre se généralisait; elle se poursuivit dans toutes les paroisses contre tous les candidats qui ne déclaraient pas nettement se soumettre au mandement des évêques.

Nous étudierons plus loin (11) les conséquences scolaires et politiques des élections de 1896, restées célèbres au Canada pour l'étonnante pression cléricale dont elles furent l'occasion. Qu'il nous suffise de constater maintenant que les prêtres ne furent pas les vainqueurs de la lutte. Avec leur sens éveillé et pratique de paysans normands, les Canadiens français comprirent, comme ils ne l'auraient peut-être pas fait vingt ans plus tôt, que les anathèmes du clergé étaient vraiment trop violents pour être justifiés. Ils se souvinrent que M. Laurier lui-même était un catholique respectueux et ils jugèrent exagéré de compter comme péché mortel le fait de voter pour lui. Le parti libéral remporta donc une victoire éclatante, dans la province de Québec et dans la Confédération tout entière. Le clergé vaincu se prépara aussitôt à une réconciliation avec le vainqueur et se résigna, pour quelques années, à une demi-abstention.

Depuis 1896, en effet, l'ingérence cléricale s'est faite beaucoup plus réservée. Il faut, pour le moment, mettre au passé la plupart des récits que nous venons de faire. Est-ce à dire que les prêtres soient revenus de leur esprit de domination politique? Les libéraux l'espèrent, le disent et le croient. Peut-être sont-ils un peu optimistes ! L'attitude plus réservée du clergé en matière électorale depuis dix ans s'explique plutôt par l'absence de questions intéressant l'Église que par une transformation profonde et définitive de ses méthodes. Son intransigeance en réalité n'est pas moindre qu'autrefois, nous l'avons vu au chapitre précédent. Il suffira donc que s'élève une nouvelle controverse les touchant de près pour que tous les ecclésiastiques redescendent sur la place publique. Ils le feront évidemment avec plus de discrétion que par le passé, car leur fâcheuse expérience de 1896 n'a pas manqué de les faire réfléchir. Mais on retrouvera chez eux la même conviction, la même énergie et la même obstination.

II est un passage de l'Encyclique Immortale Dei de Léon XIII que les évêques canadiens se plaisent à invoquer : « Tout ce qui, dans les choses humaines, est sacré à un titre quelconque, tout ce qui touche au salut des âmes et au culte de Dieu, soit par sa nature, soit par rapport à son but. tout cela est du ressort de l'autorité de l'Église (12). » Ces lignes justifient et même prescrivent l'intervention du prêtre dans les affaires politiques. Il serait puéril de croire qu'il songe à y renoncer.

(1) Lettre pastorale de l'évêque de Trois-Rivières, publiée par le Journal de Trois-Rivières, le 20 avril 1870.

(2) Lettre pastorale collective de l'épiscopat de la province de Québec, le 22 septembre 1875.

(3) Lettre pastorale collective des archevêques et évêques des provinces ecclésiastiques de Québec, Montréal et Ottawa, sur la question des écoles du Manitoba, le 6 mai 1896.

(4) Lettre de l'évêque de Rimouski à un correspondant, le 12 juin 1896.

(5) Cité par J.-S. WILLISON, Sir Wilfrid Laurier and the liberal party, t. 1, p. 297, 298.

(6) Exemples cités, d'après l'enquête, par J.-S. WILLISON, Sir Wilfrid Laurier and the liberal party, t. 1, p. 289, 290.

(7) G. DE MOLINARI, L'Irlande, le Canada, Jersey, p. 218.

(8) Lettre de l'évêque de Rimouski au curé de Sainte-Blandine, le 12 juin 1896. (Cette lettre a circulé dans les presbytères du diocèse de Rimouski, pendant les dix derniers jours de la campagne de 1896.) [Note de l'éditeur: traduction libre de la directive: 1. Dans le Parlement canadien, est-ce-que le député catholique doit, en toute conscience, sur la question de la loi rémédiatrice des écoles séparées du Manitoba, se plier aux directives des évêques? Réponse affirmative. - 2. Et le député catholique qui n'agirait pas ainsi commettrait-il une faute grave (dans le sens de péché mortel)? Réponse affirmative - 3. En est-il de même pour tout électeur qui suivrait sciemment un tel député? Réponse affirmative]

(9) Lettre du vicaire général de l'archevêché de Québec au curé de Sainte-Ubalde, le 4 juin 1896.

(10) Discours de Mgr Laflèche, évêque de Trois-Rivières, le 17 mai 1896.

(11) Cf. chapitre XII: Les conflits scolaires.

(12) Cité dans le Mandement collectif des évêques du 6 mai 1896.

 

 

André Siegfried, Le Canada, les deux races: Problèmes politiques contemporains, Paris, 1906.

 

CHAPITRE VII

L'ÉGLISE CATHOLIQUE (suite)

VI - SON ROLE DANS L'ÉVOLUTION DU CANADA

 

Après avoir étudié la formidable organisation de la puissance romaine au Canada, il nous est aisé de comprendre qu'elle doit peser d'un grand poids sur l'évolution du pays tout entier. L'équilibre instable et complexe de deux races rivales, de deux religions jalouses, de deux langues différentes serait manifestement impossible sans la collaboration du clergé catholique. L'Angleterre le sait bien et compte sur lui comme sur un facteur essentiel de l'ordre britannique au Dominion. Dès le lendemain de la conquête, l'Église avait du reste pris son parti des événements et adopté les lignes générales de la politique qu'elle a toujours suivie depuis. Cette politique peut se résumer en trois articles essentiels : 1. Acceptation complète et définitive de la souveraineté anglaise. 2. Abandon complet et définitif de la France. 3. Défense passionnée de l'intégrité de la race française canadienne.

On sait que l'Église romaine n'a jamais eu d'attachement exclusif pour un gouvernement ou une nation. Quand notre défaite fut irrévocable dans l'Amérique du Nord, elle s'inquiéta d'assurer son avenir. Faire garantir par le conquérant ses anciens privilèges fut son premier souci. Puis, lorsqu'elle comprit, par les capitulations de Québec et de Montréal, par le traité de Paris et le Quebec Act, qu'en somme elle ne perdrait pas au change et que ses avantages traditionnels lui resteraient acquis, elle ne s'obstina pas à servir la France, qui ne le lui demandait pas, et délibérément elle se rallia au vainqueur.

Poussés par elle, les Canadiens français se soumirent sincèrement et bientôt même furent prêts à se constituer les défenseurs de leur nouvelle métropole. Pendant la guerre de l'indépendance américaine, ils combattirent pour l'Angleterre et les efforts tentés pour les attirer dans le camp adverse échouèrent. L'Église donnait l'exemple de cette fidélité et ses prêtres la prêchaient dans toutes les paroisses. En 1812, lors du second conflit anglo-américain, l'évêque de Québec ordonna des prières publiques pour le succès de la cause anglaise et les séminaristes, prenant les armes, montèrent la garde sur les murs de la ville. Qu'une éventualité analogue se présente aujourd'hui, l'attitude du clergé ne sera pas différente: même contre la France, il se donnera de tout Coeur à la défense du régime britannique.

Ce régime en effet lui convient parfaitement et une entente tacite semble être survenue entre les deux pouvoirs, civil et ecclésiastique. D'une part, l'Église maintient dans le loyalisme, le calme et la soumission les Français du Canada. En échange, le gouvernement anglais la laisse à peu près libre d'exercer son autorité, comme il lui plait, dans la partie catholique du pays, qui demeure ainsi pour elle une sorte de domaine réservé où les étrangers pénètrent à peine.

Cette entente semble avoir été l'une des bases les plus solides de l'équilibre canadien, depuis la conquête. Chaque fois que ses propres intérêts ont été en jeu, le clergé les a, il est vrai, défendus avec âpreté, au risque même de détruire l'unité de la Colonie. Mais, dans la plupart des autres cas, il a évité soigneusement de s'associer à des mouvements caractérisés de révolte politique, où la religion n'avait rien à voir. C'est ainsi qu'en 1837, lors du grand soulèvement de Papineau pour les libertés françaises, il s'est bien gardé de prendre parti pour l'opposition et s'est rangé, sans équivoque, du côté des autorités établies.

Son respect affiché de la souveraineté britannique est du reste complet. Dans ses cérémonies, dans ses prières, il recommande à Dieu le régime existant. Jamais une parole contre le roi d'Angleterre ne lui échapperait. Rarement domination étrangère fut en somme plus parfaitement acceptée.

Le clergé ne s'en cache nullement. Certes, les paroisses des campagnes contiennent nombre de prêtres qui, dans leur ignorance, leur isolement, leur absence presque complète de rapports avec l'extérieur, ne se rendent pas un compte exact de la situation. Ils ne font pas très bien la différence des deux Frances, celle d'Europe et celle d'Amérique. Français tout court et tout simplement, ils se contentent, avec une bonne et naïve franchise, de détester les Anglas, comme ils les appellent dans leur pittoresque langage normand. Quant aux chefs, ils voient plus haut et plus loin, non pas avec les yeux de la sympathie ou de l'antipathie, mais avec ceux de l'intérêt, du grand intérêt politique.

Ces chefs, eux, ne se gênent pas pour se féliciter bien haut, même en notre présence, de ne plus appartenir à la France. Ils le disent quand on le leur demande et, souvent même, ils vont au-devant de la question. Voici les paroles que j'ai recueillies plus d'une fois sur les lèvres d'importants ecclésiastiques canadiens : « Ce pays, Monsieur, est pour nous le pays de Cocagne : la suzeraineté anglaise nous satisfait absolument; grâce à elle, la position de notre Église au Canada est excellente, solide et je crois définitivement établie. Nous jouissons de la liberté entière, sans phrase .... Je ne veux pas vous blesser, car j'aime la France; mais, permettez-moi de vous le dire, pour rien au monde nous ne voudrions retomber sous sa domination. »

Ce langage décisif, que personne ne peut contester, car il s'entend chaque jour, caractérise à merveille l'attitude du haut clergé : il ne ressent aucune affection spéciale pour les Anglais, qui sont des étrangers et des protestants, et même il redoute pour ses fidèles leur contact et leur influence; mais il éprouve à l'égard du gouvernement britannique une réelle reconnaissance et la manifeste par une durable fidélité.

Dans ces conditions, l'Église ne gagnerait rien à une restauration française ; elle aurait au contraire beaucoup à y perdre. Fils de 1789, nous ne pourrions guère lui laisser le privilège de la dîme ou les extraordinaires exemptions d'impôts dont elle bénificie ; notre influence démocratique ne manquerait pas non plus de se faire sentir sur les bords du Saint-Laurent. Ce serait pour le clergé catholique une sorte de faillite, et il a raison de ne pas s'y tromper. Voilà pourquoi il nous redoute et nous évite.

Redisons bien que, pris individuellement et abandonnés en quelque sorte à leurs intimes préférences, les ecclésiastiques canadiens aiment la France. Ils y viennent avec joie, s'y sentent chez eux, la considèrent malgré tout comme une patrie. Quand elle est accablée par la défaite ou l'adversité, ils ne lui marchandent pas leur sympathie la plus vibrante, tout en disant à haute voix que ses malheurs sont la punition de ses péchés. Au fond, bien au fond de leur coeur, ils gardent un irrésistible penchant pour l'enfant prodigue qui fut jadis la fille ainée de l'Église. Mais ces sentiments s'arrêtent au seuil du domaine politique et n'y comptent pour rien!

Cependant, objectera-t-on, l'Église catholique ne s'est-elle pas faite le champion de la race française au Canada ? N'est-ce pas elle qui a maintenu là-bas notre langue et notre nationalité ? Assurément, et personne ne songera à dire le contraire. Mais il faut avoir soin de distinguer une fois de plus entre la France et le Canada français, entre la cause française et la cause canadienne française. A la première, l'Eglise est indifférente, peut-être hostile; à la seconde, elle a donné, depuis 1763, son dévouement le plus entier.

On peut bien considérer en effet que, sans l'appui du prêtre, nos compatriotes d'Amérique auraient sans doute été dispersés ou absorbés. C'est le clocher de village qui leur a fourni un centre, alors que leur ancienne métropole les abandonnait totalement et leur retirait même ces autorités sociales autour desquelles ils auraient pu grouper leur résistance; c'est le curé de campagne qui, par son enseignement de chaque jour, a perpétué chez eux ces façons de penser et ces manières de vivre qui font l'individualité de la civilisation canadienne ; c'est l'Église enfin qui, prenant en main les intérêts collectifs de notre peuple, lui a, plus que quiconque, permis de se défendre avec succès contre les persécutions ou les tentations britanniques.

Aujourd'hui encore - et nous l'avons montré longuement dans les chapitres qui précèdent - il y a partie liée, au Canada, entre le clergé et ses fidèles de langue française. Comme hier, comme il y a cent ans, le maintien du catholicisme semble donc être la principale condition de la persistance de notre race et de notre langue au Dominion.

Ce fait - car c'est un fait - soulève pour l'avenir de graves problèmes. La protection de l'Eglise est précieuse, mais elle se paie, dans l'espèce, d'un prix exorbitant. Certes, son influence a rendu les Canadiens sérieux, moraux, travailleurs et prolifiques ; leurs vertus familiales font l'admiration de tous ; leur vigueur et leur santé révèlent une vitalité qui n'est pas près de s'éteindre. Mais d'autre part, la sujétion intellectuelle où le clergé voudrait les tenir, l'autorité étroite qu'il leur impose, les conceptions démodées qu'il persiste à leur inculquer en matière de foi ne sont-elles pas de nature à ralentir l'essor de la société canadienne française et à lui rendre la lutte bien difficile, en face de ses rivaux anglo-saxons, qui sont autrement dégagés du passé et de ses formes vieillies?

Voilà ce que se demandent avec anxiété presque tous ceux qui visitent les rives du Saint-Laurent. Mais que faire? Car, ou bien les Canadiens français resteront étroitement catholiques, et alors ils auront, dans leur isolement un peu archaïque, quelque peine à suivre la rapide évolution du Nouveau Monde; ou bien, ils laisseront se détendre les liens qui les unissent à l'Église, et alors, privés de la cohésion merveilleuse qu'elle leur donne, plus accessibles aux pressions étrangères, ils verront peut-être de graves fissures se produire dans le bloc séculaire de leur unité. Tel est l'inquiétant dilemme auquel aboutit cette étude du catholicisme canadien.

Source: André Siegfried, Le Canada, les deux races: problèmes politiques contemporains, Paris, Armand Colin, 2e édition, 1907, 415p., pp. 53-68.

© 2000 Claude Bélanger, Marianopolis College