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Documents in Quebec History

 

Last revised:
20 August 2001


Documents sur la grève de l’amiante de 1949 / Documents on the 1949 Asbestos Strike

Sur cent pages de Pierre Elliott Trudeau (troisième partie)

par André Laurendeau

Passons aux mouvements politiques.

Cette manière désinvolte, un ton agaçant de supériorité devant des oeuvres, non pas longuement mûries, mais longuement et péniblement accomplies, je les retrouve quand l'auteur parle de l'Action Libérale Nationale (1).

Trudeau nous permet rarement de mesurer les décades qu'il faut à un milieu, à tout milieu humain, pour se réorienter, pour découvrir et assimiler une toute petite vérité. Le tempo d'un milieu social n'est pas celui d'un intellectuel; et pour bien marquer l'efficacité ou la non-efficacité d'une action sociale ou politique, il faut marquer nettement le point de départ et le point d'arrivée.

L'A.L.N. fut vitalement notre CCF : nationaliste (mais il existe même des socialismes nationaux n'est-ce pas ?), beaucoup plus diffuse parce que de doctrine moins intégrée, plus confuse aussi parce que des politiciens s'en mêlèrent. M. Trudeau y fait allusion à diverses reprises, quand il juge nos idées sociales. Puis il consacre exactement treize lignes au mouvement politique (p. 70), tandis qu'il en accorde vingt-huit au crédit social (p. 71); je n'emploierais pas cette curieuse méthode statistique si M. Trudeau n'en donnait l'exemple à quelques reprises. Or on ne comprend rien à l'A.L.N. après ces treize lignes : en somme, l'économiste saute par-dessus. Il ne donne pas l'impression du grand mouvement « antitrustard » de 1933-36 qui ébranla la province et provoqua tant d'espoirs anticapitalistes. Il ne laisse pas pressentir que des milliers d'hommes, par l'intermédiaire du nationalisme et de la révolte contre un gouvernement pourri, parvinrent à un certain radicalisme et commencèrent de découvrir certains aspects du paysage industriel de la province (même si la mystique du retour à la terre resta prédominante). Sans doute cela se solda par un échec, puisque l'entreprise aboutit à M. Duplessis. Les hommes qui l'avaient lancée s'en détournèrent alors.

« La déception fut grande; mais comme les Canadiens français étudient la politique avec leurs pieds, les mêmes hommes devaient commettre exactement les mêmes erreurs quelques années plus tard ». Encore une fois le tableau historique tourne à la caricature. Le Bloc accumula beaucoup d'erreurs, il lui manqua une équipe et une doctrine, mais il ne commit pas « exactement les mêmes erreurs ». Il est au surplus assez cavalier de juger un mouvement politique exclusivement sur son programme, dont on s'amuse à frapper l'un contre l'autre les éléments disparates. Je ne lis pas une seule allusion à l'action parlementaire du Bloc, où il s'est tout de même révélé autant que dans ses documents pompeux. M. Trudeau, qui pèse les chiures de mouche quand elles lui paraissent malodorer le nationalisme, (cf. la longue page consacrée à un mémoire de la St-Jean-Baptiste, 39 et 40), passe brusquement au crédit social : le ton change, et, l’auteur devient soudain presque compréhensif.

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« Il importe de distinguer nettement entre la morale sociale catholique, telle qu'élucidée par certains papes particulièrement attentifs aux bouleversements des sociétés modernes, et la doctrine sociale de l'Église telle qu'elle fut comprise et appliquée au Canada français ». Nous aurions donc « notre » doctrine sociale de l'Église, un peu comme nous avons notre sirop d'érable. La formule est bonne, mais ne correspond guère à la réalité. Mis à part des formulations typiquement indigènes (comme l'enthousiasme pour la petite industrie), ce que M. Trudeau discute appartient à la plupart des chrétiens sociaux de l'époque : surtout le corporatisme, mais même le retour à la terre, la coopération et le syndicalisme confessionnel. L'auteur n'a qu'à se rappeler ce qu'on écrivait alors sur les mêmes sujets en France et en Belgique.

En réalité « notre » doctrine sociale de l'Église n'est guère nôtre que par l'accent que nous avons mis sur quelques questions (comme le retour à la terre) ou par l'application que nous avons tâché d'en faire (comme l'insistance à obtenir telle mesure du gouvernement provincial plutôt que d'Ottawa : question qui, par hypothèse, ne se posait pas au sein d'États unitaires). Quant au reste, nous n'avons été que d'étroits imitateurs. Ce n'est peut-être pas glorieux, mais cela dégonfle singulièrement le « nôtre » de M. Trudeau.

Le corporatisme en particulier connut une vogue intense en France et en Belgique, chez les catholiques de la droite et du centre. Les Semaines Sociales de France lui consacrèrent un gros volume. On voit que cette doctrine n'est pas notre folklore particulier, comme M. Trudeau le croit : elle n'est en grande partie que le reflet des attitudes françaises; belges, dans certains cas portugaises et autrichiennes, voire italiennes. Cela ne change rien au fond de la question, mais révèle l'acharnement de l'auteur à nous trouver des bobos particuliers -- sorte de nationalisme retourné dont il est plusieurs fois victime.

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Je prendrai mon dernier exemple dans cette maison. On sait combien l'accession de M. Filion à la direction du DEVOIR le problème ouvrier fut mis en lumière [sic]. « La justice à coup de matraque » est une formule de 1947, donc antérieure de deux ans à la grève d'Asbestos. C'était de la part de la direction une idée consciente et suivie. Bientôt M. Gérard Pelletier, puis M. Fernand Dansereau furent plus particulièrement chargés de suivre la question de près. Cela nous a valu des inimitiés et des incompréhensions solides, comme de chaudes sympathies. Je n'examine pas si nous avons eu raison : j'enregistre le fait.

Dans un chapitre sur « la grève et la presse » M. Gérard Pelletier résume fort bien l'attitude du DEVOIR durant la grève de l'amiante. M. Trudeau en parle aussi. Mais les deux seules autres grèves qu'il mentionne à propos de nous, c'est celle des ouvriers des salaisons, et celle des typographes du DEVOIR, que nous avons toutes deux combattues. Ainsi encadrée, notre attitude durant la grève de l'amiante a l'air d'une fantaisie passagère. Notre vraie politique ouvrière serait « un immobilisme social » établi sur deux citations, quand deux cents autres citations prouveraient le contraire. Le lecteur estime-t-il vraiment qu' « en matière sociale » nous nous rangeons « de plus en plus du côté du conservatisme » ? Ici, les simplifications de M. Trudeau touchent au ridicule. On les comprend sur le plan sentimental : ces pages ont été écrites juste après la grève du DEVOIR, quand certains de nos amis nous croyaient revenus à l'extrême-droite. M. Trudeau l'indique d'ailleurs dans une note, où il nous rend la charité de s'apercevoir que la politique sociale du DEVOIR n'est pas tout à fait celle de NOTRE TEMPS..

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Après ces discussions, semblera-t-il contradictoire de reconnaître à l'essai de M. Trudeau une grande valeur positive ? L'auteur prononce un réquisitoire, il réclame des têtes, et nous avons vu que sa guillotine fonctionne un peu arbitrairement. Mais combien de fois, à l'instant où il prononce un jugement trop dur, ne vient-il pas de dégager une vérité neuve ou que du moins peu d'esprits eurent le courage de formuler ? C'est pourquoi, quand on lit son essai d'une traite, on éprouve, suivant l'état d'esprit, un sentiment d'accablement ou de libération. Ils sont tous deux inscrits dans cette prose incisive, pointue et indiscrète.

Si donc j'estime ces pages toniques, c'est qu'elles prennent pour cibles principales des défaillances chez nous constantes, sur lesquelles nous voudrions toujours fermer les yeux. Ainsi, le retard des Canadiens français à aborder les questions sociales en elles-mêmes; le caractère tardif et parfois peu réaliste de leurs interventions dans ce domaine; le chauvinisme et les vantardises grotesques qui s'y mêlent; l'incompétence quasi générale dans l'ordre économique et la paresse d'esprit qui fait préférer à la recherche une répétition rituelle des vieilles formules : tout cela s'explique, mais tout cela existe et le rôle de M. Trudeau est de leur communiquer un relief douloureux. Quand l'auteur se dégage de l'immédiat, il parvient (comme dans les pages 394 et 395) à fournir un tableau historique saisissant. Il a des pages excellentes sur notre religion de l'autorité en politique et conséquemment la qualité douteuse de notre foi dans le régime démocratique et de l'adhésion que nous lui donnons. Ce qu'il y a de meilleur chez Trudeau, outre sa compétence technique, c'est son goût de la liberté; il en revendique les risques comme les avantages. Une personnalité remarquable se révèle.

(1) La grève de l'amiante. En collaboration, sous la direction de Pierre Elliot Trudeau. Chapitre I, « La province de Québec au moment de la grève », et « Épilogue ». - Les Éditions Cité Libre, Montréal, 1956.

Source : André Laurendeau, « Sur cent pages de Pierre Elliott Trudeau. Troisième partie », dans Le Devoir, 11 octobre 1956, p. 1 [éditorial].

© 2001 Pour l’Édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis College