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Sur cent pages de Pierre Elliott Trudeau (deuxième partie) par André Laurendeau L'idée la plus juste, dans le réquisitoire de M. Trudeau, (1) c'est sa condamnation d'une longue erreur; l'incapacité de l'intelligentsia canadienne-française de reconnaître le phénomène de l'industrialisation. En soi, ce n'est pas neuf : l'erreur « agriculturiste » a été analysée et rejetée, entre autres, par la nouvelle école historique de l'Université de Montréal. M. Trudeau l'associe au nationalisme : historiquement c'est exact, les nationalistes s'étant montrés les plus agriculturistes de tous. Mais il n'y a entre les deux aucun lien logique : le premier à avoir dégagé l'avenir industriel de la province est M. Esdras Minville; et l'école historique de Montréal est incontestablement nationaliste. C'est le refus de tout un milieu d'accepter une réalité qui lui semblait dangereuse et mauvaise. Si M. Trudeau avait fait de l'histoire, l'intéressant pour lui aurait été de montrer comment cette erreur a pu se perpétuer. Polémiste, il la juge vertement et montre ses conséquences pratiques. Elles furent stérilisantes. La plupart des autres « erreurs » en découlent, ainsi que de l'incompétence des intellectuels en matière sociale et économique. Il est remarquable d'ailleurs qu'à part trois ou quatre exceptions -- en particulier MM. Minville et Angers --, tous les nationalistes que Trudeau va citer à la barre, et qui traitent de problèmes économiques ou sociaux, sont des hommes d'une autre discipline intellectuelle, et par conséquent, sur ce terrain, des « amateurs ». Cela revient à dire que nous avons mis du temps à nous équiper. Je m'en étonne moins que M. Trudeau. Il signale avec insistance le côté étouffant du milieu provincial qui fut le nôtre. Ce milieu avait ses tabous, et un amour immodéré de l'unanimité -- d'autant plus que son idéologie le situait à droite, et qu'il adorait demander des « chefs ». Je ne crois pas qu'il leur eût admirablement obéi, étant curieusement composé d'individualistes. Mais enfin il les réclamait à cor et à cri. M. Trudeau le montre avec force. Une analyse plus poussée du concept de minorité eût peut-être expliqué pourquoi : nous n'avons pas été le seul groupe au monde qui, pour survivre dans des conditions difficiles, s'est isolé, a durci ses idéologies élémentaires et rejeté impitoyablement tous les « corps étrangers ». M. Trudeau en prend note, il l'appelle « un système de sécurité », puis il l’oublie un peu et fustige toutes les manifestations de cette intolérance qu’il rencontre sur sa route. Dieu sait qu’il y en a. M. Trudeau en verrait plutôt plus que moins.
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Une analyse détaillée de cette pensée, une confrontation avec les textes et avec l'époque exigeraient plus de temps et d'espace que nous n'en avons ici. Je me contenterai de signaler par quelques exemples de quelle manière M. Trudeau simplifie à l'extrême, et comment son hostilité au moment même où il fait de la réalité une analyse aiguë, tend à en accentuer le côté caricatural. Je ne les prends pas au hasard : j'en choisis quelques-uns parce qu'on peut montrer plus aisément en quoi ils sont une distorsion, ou parce que je les connais mieux. II n'y a pas malhonnêteté, mais vue passionnée et à mon avis simplificatrice. L'abbé Groulx a écrit, durant la crise économique : « Je ne prétends point, notez-le bien, qu'avec des capitaines d'industrie ou de finance qui se fussent trouvés des nôtres, nous nous porterions mieux socialement... Mais le mal social resterait un mal social; l'élément passionnel qui l'aggrave dangereusement, n'y serait point ». Commentaire de Trudeau : « C'est à croire qu'un capitalisme indigène nous aurait épargné tout malheur susceptible d'être accompagné d'un élément passionnel ». Ironie facile. Trudeau suppose que pour l'abbé Groulx il n'y a dans le « mal social » aucun élément passionnel : croit-il sérieusement que telle est la pensée de l'historien ? Ce que l'abbé Groulx veut dire c'est que la question nationale risque de passionner un conflit dont on savait à l'époque qu'il était partout aigu. Le littéralisme de Trudeau est de la littérature de combat. Sur l'école des Sciences sociales de l'Université de Montréal : « Les professeurs n'y avaient aucune garantie de permanence et pour le très grand nombre il n'avaient jamais rien publié qui pût témoigner de leur compétence en sciences sociales ». C'est vrai dans l'ensemble. Mais où aurait-on trouvé les professeurs vraiment spécialisés, sinon à l'étranger ? M. Trudeau serait bien aimable de nous dresser une liste rétrospective pour, disons, les années 1920 à 1930. Il continue : « Ces cours se succédaient en coq-à-l'âne, selon le dévouement de braves gens, ou le hasard de pompiers de passage... » Saluons les pompiers au passage, et encaissons encore une fois : Edouard Montpetit était le premier, dans l'intimité, à reconnaître le caractère « amateur » d'une partie de cet enseignement. Sa médiocrité ne venait pas de considérations « raciales » que, par un réflexe devenu professionnel, M. Trudeau invoque : elle tenait d'abord à la pauvreté intellectuelle du milieu et à la misère financière de toutes nos « facultés de culture ». Des spécialistes, on ne pouvait les obtenir qu'en envoyant des jeunes étudier longuement à l'étranger, ou en important des maîtres ; puis en offrant aux premiers un salaire convenable, et un enseignement dans la ligne de leur spécialité. L'un et l'autre coûtent cher, et personne n'acceptait de solder la note. Dans une société qui s'est toujours passée d'économistes ou de sociologues, il n'est pas facile d'en faire admettre la nécessité. -- Si Laval a réussi, à partir de 1939 (soit quand même dix-huit ans plus tard) à se construire une faculté universitaire, c'est grâce aux dons personnels d'un extraordinaire animateur, le Père Geo. H. Lévesque. Il n'en reste pas moins qu'en 1956 la plupart de nos facultés de recherche et de science désintéressée végètent, non point par nationalisme ni souvent par incompétence, mais faute de moyens suffisants, faute aussi de climat. Ce sont les politiciens qu'il faut mettre en cause. M. Trudeau le reconnaît d'ailleurs (pp. 18 et 19), mais toute la force de son attaque porte contre les autres. * * * * *
Voici à peu près tout ce que l'auteur trouve à dire des réalisations coopératives au Canada français, après un bref éloge des Caisses populaires : « Mais si le coopératisme rencontra un certain succès, dans les campagnes et parmi les pêcheurs, il échoue lamentablement dans les centres urbains. Cette institution présuppose le culte de la responsabilité démocratique et de la propriété collective, deux notions que la crainte du socialisme -- dans les villes en particulier -- nous obligeait systématiquement d'étouffer ». Qu'est-ce que cela veut dire ? Que le climat général de notre milieu ne favorisait ni le sens de la responsabilité personnelle ni celui d'une forme de la propriété collective ? C'est vrai. Mais justement la propagande coopératiste était un ferment démocratique, une initiation à d'autres formes de propriété. Dans les campagnes, les propagandistes de la coopération se sont fait traiter de communistes. Or on peut dire qu'ils y ont quand même obtenu des succès étonnants. Serait-ce que, d'après M. Trudeau, l'ambiance y est moins autoritaire et qu'on y craint moins le socialisme? Quant à l'échec dans les villes il ne tient pas seulement aux facteurs invoqués plus loin par l'auteur ; je mettrais en cause, en particulier, le manque d'intérêt constant manifesté par les syndicats. Celui-ci s'explique, mais il est un fait.
(1) La grève de L'amiante, en collaboration, sous la direction de Pierre Elliott Trudeau ch. 1, « La province de Québec au moment de la grève », et « Épilogue ». -- Les Éditions Cité Libre, Montréal, 1956. Source : André Laurendeau, « Sur cent pages de Pierre Elliott Trudeau. Deuxième partie », dans Le Devoir, 10 octobre 1956, p. 1 [éditorial]. Quelques erreurs typographiques mineures ont été corrigées. © 2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis College |