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Documents in Quebec History

 

Last revised:
20 August 2001


Documents sur la grève de l’amiante de 1949 / Documents on the 1949 Asbestos Strike

Sur cent pages de Pierre Elliott Trudeau

par André Laurendeau

M. Pierre Elliott Trudeau a donné à l'étude sur La Grève de l'amiante, publiée le printemps dernier aux éditions Cité Libre, une préface et un épilogue qui feront longtemps parler d'eux.

Le premier chapitre s'intitule « la province de Québec au moment de la crise ». M. Trudeau y recense les réalités matérielles (faits économiques et sociaux), l'état des esprits et les institutions dominantes du dernier demi-siècle. Il y défend une thèse qu'on pourrait résumer de la sorte : les préjugés des nationalistes et leur ignorance en matière socio-économique ont longtemps empêché les intellectuels canadiens-français de reconnaître l'expérience dramatique que le peuple traversait, et qui est la révolution industrielle; quand d'aventure ils en ont reconnu certains éléments, les mêmes préjugés et la même incompétence les ont empêchés de proposer des solutions sérieuses et viables.

Formulée dans ces termes, la thèse est en partie exacte. M. Trudeau lui donne une autre allure par sa constante agressivité, l'émotion qui fait trembler sa plume et se traduit par une ironie féroce, les postulats quasi absolus au nom desquels il juge d'autres postulats et le globalisme auquel il cède malgré lui dans sa manière de juger et de rejeter un autre globalisme.

Ceci pose un problème préliminaire, qui nous arrêtera aujourd'hui. Ces pages sont-elles de l'histoire ou de la polémique?

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En toute justice pour M. Trudeau et ses victimes, il faut affirmer avec force qu'il s'agit d'un réquisitoire. Oui, c'est de la polémique et de l'excellente : informée, intelligente, compétente, formulée dans une langue nerveuse et rapide. L'auteur manie une épée fine qui jette des éclairs, qui siffle, qui exécute; et puis après, une cinquantaine de têtes jonchent le sol.

Ces cadavres ne sont pourtant pas morts pour vrai. M. Trudeau trucide les êtres qu'il nous montre, mais qui ne sont pas entièrement réels. Il sait leur description incomplète et nous en prévient avec loyauté (page 13) : dans un bref péan funèbre César rend hommage à ceux qui vont mourir. Il ne parlera d'eux que sur le plan économique et social. « Et c'est pourquoi aussi je ne me ferai pas scrupule de faire ressortir de la pensée nationaliste ces éléments surtout qui encombrent maintenant le présent et nuisent à une action droite et libre ». Nous allons assister à une opération de nettoyage.

Il est permis de le regretter. L'étude de M. Trudeau s'appuie sur une lecture immense; l'effort de synthèse y est visible, et obtient souvent des résultats remarquables. L'auteur a l'esprit clair et lucide, son analyse est aiguë, tranchante et simplificatrice. Je regrette qu'ainsi armé il ne nous apporte pas une page d'histoire. Sa plume nous présente tout sur le même plan, les hommes et les doctrines manquent de relief, Trudeau les rencontre toujours comme un journaliste d'action rencontre ses adversaires : l'épée à la main. L'effet de choc paraît constamment recherché, au détriment de l'intelligence des situations réelles et complètes. Trudeau donne l'impression d'avoir spontanément choisi ce qui, à la lumière d'aujourd'hui, apparaît le plus absurde; on peut dire que, de ce point de vue, il a composé un sottisier.

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Son étude ne résout aucunement le principal problème qu'elle pose. Elle le rendrait au contraire plus brumeux. M. Trudeau écrit dans son introduction que « l'histoire ne connaît guère de virages brusques, et les forces qui entraînent le présent ont toujours pris leur élan dans le passé ». On se demande dans quel passé les hommes qui approuvèrent sérieusement la grève d'Asbestos ont bien pu s'approvisionner. Comment les imbéciles sociaux qu'il nous décrit durant cent pages ont-ils pu soudain, en 1949, voir la lumière dès le déclenchement de la grève ? En vertu de quel automatisme mystérieux ou de quelle illumination incongrue ? On se sent gêné que tant de sottise aussi tenace, aussi épaisse, ait pu reconnaître la « vérité » -- même si cette vérité leur était venue par l'opération d'un messianisme ouvrier dont Trudeau prend d'ailleurs soin d'écarter la tentation --. Les seules allusions à un lent cheminement dans les esprits, à une longue préparation parfois souterraine, je la trouve dans une référence aux « rares foyers de pensée libre et réaliste » (page 11), à quelques expériences « hors cadres » (page 394) et à l'éveil provoqué par la guerre (ibidem). Or c'est insuffisant, et nous restons en face d'un phénomène inexpliqué. Cela seul montre que le tableau est chargé, qu'il faut en tout cas le prendre pour de la polémique.

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Ce fait me frappe d'autant plus que je viens de lire la thèse, encore manuscrite, d'un intellectuel anglo-canadien, M. Michael Oliver. Elle porte sur la même époque et la même pensée. Ses conclusions générales ressemblent assez à celles de M. Trudeau, mais l'esprit en est très différent. M. Oliver ne se contente pas de dégager des tendances générales, il étudie leur genèse et souligne ce qui s'en écarte; il ressuscite une atmosphère et montre des hommes.

Sans doute, le dessein de M. Oliver l'a-t-il conduit à des analyses plus poussées. Il y a dans celui de M. Trudeau quelque chose d'ambivalent : c'est un effort intellectuel entrepris à l'occasion d'une crise et en vue de l'action. D'où le dynamisme des pages de Trudeau, leur valeur dramatique, mais en même temps le côté partiel des vérités qu'il dégage ou rassemble. C'est la « gauche » d'aujourd'hui qui juge la « droite » d'autrefois : d'où son dogmatisme à l'envers, et la rigueur souvent inhumaine des choix et de l'accent. C'est peut-être au fond, bien au fond, dans les régions sentimentales que les idées claires ne régentent jamais, un néo-romantisme ouvrier qui juge le vieux romantisme des pastorales auquel sa génération et celles qui l'ont précédée ont presque toutes plus ou moins sacrifié : d'où la révolte et le mépris, où il arrive que les éléments émotifs l'emportent d'emblée.

Mais il me semble que l'agressivité constante de l'auteur -- dont s'enchantent la plupart de ses contemporains -- tire son origine d'une autre source. Michael Oliver parle avec un certain détachement, il juge de l'extérieur. Pierre Elliott Trudeau a beau couper et séparer, sa volonté même de rupture indique à quel point il se sent solidaire de ce passé encore proche. Il est un Canadien français déçu des siens. Son enquête l'a mis en présence d'un « monolithisme », qu'intellectuellement il repousse mais qui le blesse dans son être même : je crois qu'il a honte d'avoir de tels pères; ce sentiment est si vif qu'il doit faire un effort méritoire pour demeurer honnête à leur endroit. Alors que Michael Oliver a fait en cours de route des découvertes agréables, je crois trouver chez Trudeau la marque d'une déception amère; et c'est parce que les points de départ sont si différents. Aussi, étant bien entendu qu'il s'agit de polémique et non d'histoire, je loue en définitive le courage de Trudeau, qui inscrit en noir sur blanc son dégoût et ses différences au lieu de les enfouir au plus profond de lui-même, et qui contribue à assainir l'atmosphère en abordant carrément des thèmes longtemps considérés comme tabou.

Il me restera à justifier mes réserves par quelques exemples.

Source : André Laurendeau, « Sur cent pages de Pierre Elliott Trudeau. Première partie », dans Le Devoir, 6 octobre 1956, p. 1 [éditorial].

© 2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis College