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Le social et le national. Sur des idées de Pierre Trudeau et Réginald Boisvert par Pierre De Grandpré D'une « communauté » canadienne française est en train de se dégager sous nos yeux une moderne « société » canadienne-française. Voilà le fait capital qu'expriment en d'autres termes, les pages d'essai de Pierre-Elliott Trudeau et de Réginald Boisvert dans La grève de l'amiante. L'inévitable accent polémique de ces pages demeure malgré tout serein. Elles ont un ton de recherche sincère auquel ne peuvent qu'être sensibles ceux-là mêmes qu'elles prennent à partie. Et nous ne serons pas quittes envers elles tant que la nouveauté de leur message n'aura pas été parfaitement assimilée. Oui, notre peuple a grandi vite. A peu près toute la révolution libérale et sociale -- ou disons industrielle -- qu'ont connue la plupart des nations occidentales, a passé dans ses moeurs en moins d'une cinquantaine d'années. Et le vêtement idéologique qui recouvre ce grand corps est devenu mal ajusté. La conscience collective, la mentalité générale, la pensée, tout ce qui, avec certaines conditions matérielles et géographiques, influe sur les oeuvres de cette civilisation dans les domaines économique, juridique, politique, spirituel et culturel, tout cela est demeuré en effet plus ou moins stationnaire, s'est immobilisé sur une voie de « garage », a bifurqué par rapport aux réalités que cet univers mental aurait pour fonction normale de vivifier et d'orienter. Pierre Elliott Trudeau, directeur de l'enquête et auteur de l'article introductif, qui est une étude d'ensemble sur l'état de la province au tournant du demi-siècle, voit dans la grève de l'amiante « une étape de la révolution industrielle au Québec ». II croit pouvoir y découvrir, en outre, le signe le plus clair qui nous soit apparu que quelque chose de fort important est en train de s'effondrer, de céder du terrain au sein de la collectivité canadienne-française. « Qu'est-ce qui a éclaté ? » demande Jean-Charles Falardeau dans sa préface. – « Notre monolithisme idéologique, » répond l'essai de Trudeau. Et si ce dernier s'en prend surtout au « nationalisme », c'est qu'il fut « l'axe principal autour duquel a gravité presque toute la pensée sociale des Canadiens français ». Car ce souci national fut en définitive au détriment d'une pensée sociale réaliste, autonome, compétente, née de ses motivations propres et poursuivant, avec un outillage intellectuel adéquat, ses fins particulières. « Communauté » et « société » Le premier moteur de l'histoire, c'est l'esprit, la volonté, la liberté modifiant les déterminismes. Ce qui « marque une étape », ce qui constitue une « plaque tournante » dans la vie du Canada français contemporain, ce n'est sans doute pas en soi la grève d'Asbestos de 1949, comme le veut cet ouvrage, pas plus que ce ne fut la grève du textile de 1937 ni tel ou tel autre mouvement précis de revendication ouvrière. Ce qui, en revanche, est de la plus haute importance, c'est la prise de conscience qui s'est développée à partir de ces événements, et singulièrement à partir du conflit de l'amiante, et dont l'essai que nous commentons est à l'heure présente l'une des plus importantes manifestations. Prise de conscience dont le principal résultat sera vraisemblablement de porter au grand jour, avec une netteté de plus en plus grande, ce phénomène majeur de notre évolution collective : le Canada français achève de passer d'une existence plus ou moins communautaire à la vie multiple, diversifiée, rationalisée d'une vraie société de type moderne. Il serait vain pour notre propos de marquer une préférence à l'égard de l'un des deux états de civilisation : celui que nous quittons progressivement et celui dans lequel graduellement nous entrons. L'intelligence n'a à opter qu'en faveur de la lucidité. Et si elle constate une évolution humainement irréversible, sa tâche essentielle est de ménager les voies de la liberté à l'intérieur d'un donné en perpétuelle transformation. C'est à l'Allemand Tonniës, qui concluait d'ailleurs théoriquement à la supériorité de la « communauté », que nous empruntons les deux termes de notre opposition. Mais c'est une distinction que l'on retrouve avant et après lui chez un grand nombre de sociologues, par exemple chez Spencer, Comte, Lévy-Bruhl, Tarde, Durkheim, Weber, Oppenheimer, même si le vocabulaire est différent (ici l'on oppose « communauté » à « État », là « culture » à « civilisation », etc.). C'est toujours le même fonds d'observations antithétiques que l'on place en regard les unes des autres. Disons, grosso modo, que le type de la société communautaire serait caractérisé par une sorte de cohésion biologique, sentimentale, où les liens du sang, de la parenté pénètrent l'ensemble du même esprit protecteur dont s'entourent certaines familles chez qui l'affectivité est intense. L'économie y est généralement simple, dominée par le travail de la terre et l'artisanat. Le droit, comme d'ailleurs l'économie, est familial, coutumier, corporatif, pénétré par la foi religieuse. Habitudes, usages, spiritualité, tout est en commun et tout est organiquement intégré en fonction de la collectivité tout entière. L'individu importe peu comme tel et la mentalité est, dans son ensemble, imperméable à l'esprit positif et à la science. La « société » est au contraire un type d'association qui apparaît lorsque les groupements sont nombreux, étendus et lorsque les relations, cette fois entre individus, sont plus pensées et conçues qu'affectivement senties et vécues. En matière économique, ou juridique, ou morale, s'introduisent les activités et les connaissances d'ordre spéculatif. La religion est plus personnellement vécue; c'est plus une exigence de l'âme et de l'esprit qu'une pression sociologique totalement uniformisante. Peu à peu se dégagent des « valeurs » humaines, abstraites, générales. Commerce, industrie, science, vie intellectuelle, possibilité d'un rôle international, ce sont là les principaux résultats de cette évolution . . . Matérialiste ? non pas, au contraire; mais évolution « rationaliste », à n'en pas douter. Peut-être le premier type de société, donnant plus de part à l'affectivité et au sentiment, est-il mieux adapté à la « durée » d'un peuple minoritaire, à sa survie. Mais tout épanouissement, tout rôle réel, tout rayonnement extérieur du Canada français ne pourraient que suivre une différenciation et une rationalisation de sa pensée et de ses structures. Il semble que Trudeau pressente la complexité du problème lorsqu'il concède : « Parce que mon examen portera surtout sur l'économique et le social, je n'aurai guère l'occasion de dire par quels aspects cette pensée (la pensée nationaliste) fut valable. Mais ce serait une erreur de conclure que je minimise les services qu'elle a pu rendre. Peut-être fallait-il d'abord ‘sauver la race’ pour que d'autres puissent ensuite savoir ce qu'il fallait sauver dans l'homme ? » L'apport positif de nos penseurs sociaux Le fait capital des derniers lustres est que se développe parmi les intellectuels canadiens-français une pensée accueillante à une transformation non seulement des institutions mais aussi de nos catégories mentales elles-mêmes. Peut-être un instinct, aussi sûr que celui qui nous dictait jadis des attitudes sécuritaires et protectionnistes, commence-t-il à nous crier l'urgence de brûler les étapes, de rompre le cordon ombilical qui nous relie au « monolithisme idéologique », d'assumer les tâches du peuple adulte que nous sommes en voie de devenir. Diversification, échanges, liberté intérieure, autonomie de la personne, instauration de « différences complémentaires », telles sont les réclamations nouvelles par lesquelles s'instaure progressivement, sur la base de l'ancienne et actuelle « communauté » sociale canadienne-française, une « organisation » sociale consciente, de mieux en mieux dégagée du « globalisme » et de la « soumission infantile » : nous empruntons cette fois (1) au vocabulaire du numéro spécial d'Esprit sur le Canada français (août-septembre 1952, article du R. P. Ernest Gagnon, s.j. : « Visage de l'intelligence »; on se souvient de la formule finale : au Canada français, « un masque devient visage »). Pierre Elliott Trudeau lui-même résume, au moment de conclure son premier essai, un autre texte du Père Gagnon allant dans le même sens : « Soumission morbide, passivité qui ignore les problèmes, êtres d'emprunt, négation de ce qui froisse les habitudes . . . Voilà ce qu'il importait d'écrire, et surtout de démontrer, au seuil de l'ensemble de monographies qui forment le présent livre » . . . « D'un bout à l'autre du pays, avait dit le P. Gagnon, et même chez nos intellectuels, une fois brisé le vernis des mots creux, l'idéal semble être que tous pensent et disent la même chose, et, autant que possible, qu'ils l'expriment de la même façon . . . Rien n'est à soi, ni ses idées, ni ses décisions, ni ses ardeurs, ni sa foi même . . . Réaliser, créer, faire quelque chose en dépit des difficultés, c'est une attitude d'altitude. Nous préférons nous plaindre . . . » De nouvelles « structures mentales » Pensée standardisée, passivité, soumission, êtres d'emprunt, autant de phénomènes corollaires du « monolithisme idéologique ». Un paragraphe sur ce sujet d'une portée très générale que glisse Trudeau dans son épilogue revêt à nos yeux une importance primordiale.
L'essentiel de la thèse de Trudeau, c'est que l'idéalisme nationaliste, dans ses mots d'ordre théoriques, dans son orthodoxie abstraite, dans sa façon d'aborder la vie comme du « tout fait », comme quelque chose qui se conforme aux doctrines, fut bien incapable de diriger les fluctuations du réel, et d'élaborer en particulier une pensée sociale apte à s'incarner dans les faits. Au lieu d'aborder les problèmes dans leur réalité autonome, on les portait d'emblée au niveau de la « doctrine », on les examinait à ce crible, puis de deux choses l'une : ou bien on les écartait, ou bien on leur ajustait des solutions toutes prêtes, mais d'une autre essence que ces problèmes, et n'ayant en conséquence qu'une très faible prise sur le réel. Ne citons que l'un des nombreux exemples qu'en donne Trudeau dans son impitoyable revue des « idées » et des « institutions » canadiennes-françaises : « Les misères ouvrières ne sont apparues à nos sociologues que le jour où leur nationalisme les amena à dénoncer les unions internationales. » Là où il fallait en tout premier lieu l'inspiration généreuse, éclairée, un seul puissant mobile chez nous : la xénophobie . . . Si nos ouvriers se sont tournés en grand nombre du côté des unions américaines, c'est qu'elles eurent longtemps sur la C.T.C.C., écrit Réginald Boisvert, « l'avantage de poser en termes économiques un problème avant tout économique ». Tel est, à mon avis, ce qu'il y a de plus profond, de plus recevable, dans les idées et les jugements qu'agitent les auteurs de cette enquête, en marge de leur sujet principal et plus limité. Des aspirations plus hautes, plus audacieuses que la seule survie nous sollicitent. Des besoins de création, d'invention, s'éveillent, bougent, comme si notre groupe était appelé à une mutation brusque. Nous avons toujours vécu environnés de menaces; la pire aujourd'hui serait sans doute de nous fermer à ces appels, de nous replier, en un sentiment de fausse sécurité, sur une vie qui ne pourrait plus que se « défaire » si elle se figeait dans une immobilité contre nature. Éviter la confusion Et l'un des premiers besoins, dans tous les domaines, est de rajuster le tir de la pensée. Cela peut se faire, pour tous ceux qui se donnent la tâche de réfléchir, en s'exerçant méthodiquement à éviter la confusion, qui nous est trop habituelle, des divers ordres de la réalité. Cette fusion sentimentale de tous les problèmes, ce curieux « syncrétisme », cette sorte de « mystique » un peu floue dirigeant comme instinctivement l'action, tout cela caractérisait un même réflexe défensif; tout cela était lié à un stade de notre vie en voie de dépassement. Et par exemple, de même que l'heure est venue de poser en termes économiques et sociaux les problèmes économiques et sociaux, il importe de poser en termes culturels, littéraires, artistiques, les problèmes d'ordre culturel, littéraire, artistique. La valeur, la qualité des réalisations, dans quelque domaine que ce soit, est à ce prix. On pourrait presque dire que le grand problème canadien-français à l'heure actuelle est « de culture », d'apprentissage, de maturation d'une vie autonome de l'esprit. C'est à cette condition que, sur les plans les plus divers, le nationalisme, pour reprendre une expression de Réginald Boisvert, ne fera pas « échec à sa propre cause ». Le souci national garde sa place, et une place nécessairement centrale dans la situation exposée qui est la nôtre. Mais il nous faut maîtriser un affolement qui s'empare trop aisément des facultés de réflexion : nous ne devrons poser « en termes nationaux » que les problèmes nationaux et donner aux autres champs de la pensée tout le soin particulier qu'ils réclament. C'est ainsi que toute la nation sera renforcée de l'intérieur, et non pas maintenue ensemble par une carapace idéologique de plus en plus brillante, dure et résistante peut-être, mais malgré cela de plus en plus évidemment impuissante à arrêter l'altération et la liquéfaction du corps social. « Pour sauver la société, écrit encore Boisvert, il fallait redonner à la personne le primat sur la société. En élevant la société canadienne-française au rang d'un absolu, notre nationalisme avait entrepris de brimer les personnes. » Ceci nous ramène bien à notre distinction du début : à la période où tout s'organisait en fonction du salut du groupe, une ère est en train de succéder où l'épanouissement lui-même du groupe sera tributaire du degré de libre épanouissement des individus. Quelques flottements, lacunes et incertitudes Les réserves que l'on petit faire sur l'essai de Trudeau, ce véritable pamphlet « universel », lancé contre tout le passé idéologique canadien-français, seront peu de chose en comparaison de l'important apport positif que nous venons de consigner. Que le lecteur me permette cependant de reprendre une observation que j'ai déjà faite dans Le Devoir (2). Tout le chapitre initial de Trudeau vise à démontrer « le peu de place qu'avaient pris ces valeurs (nationalistes) dans la détermination de notre destinée économico-sociale ». Elles ne servirent tout au plus, en effet, continue Trudeau, qu'à rendre notre pense sociale « idéaliste. . . a prioriste . . . étrangère aux faits . . . futile. » Malgré une brève allusion rappelant que chaque temps pose ses problèmes, et que ceux d'hier ne pouvaient pas être ceux d'aujourd'hui, il me semble que l'auteur se donne trop beau jeu en démontrant l'inanité du contenu économico-social d'une doctrine élaborée avant l'industrialisation, et dirigée en partie contre l'industrialisation, comme il nous le montre assez lui-même. L'auteur pouvait-il aboutir à autre chose qu'à un constat de pauvreté ? Ce qu'il ne discute pas c'est la sagesse, la prudence qui, à un certain moment, ont pu faire croire au salut de notre peuple par la seule vie campagnarde, et à la quasi fatale assimilation de notre groupe ethnique au sein de la vie urbaine. Sagesse apparente ? Prudence excessive ? Et surtout vanité de cette sagesse et de cette prudence contre la poussée irréversible des faits ? Mais quelles chances de survie ethnique offre le monde renouvelé où nous sommes entrés ? C'est ce dont on aimerait bien entendre parler, au moins de façon allusive. Le lecteur moyen sainement constitué a un intérêt très vivant pour des questions auxquelles on se demande avec un peu d'inquiétude si l'auteur ne prétend pas leur conférer une totale inexistence. « A la décharge des nationalistes d'alors, écrit plus justement Boisvert, disons qu'ils ignoraient à peu près tout des problèmes concrets qu'allait poser la révolution industrielle. » L'on aperçoit bien, certes, que Trudeau ne veut se poser, en cette circonstance, aucune question où se marquerait un souci national. Mais c'est précisément cette attitude qui ne me paraît guère naturelle. Coquetterie de spécialiste ? pose ? système ? -- ou indifférence véritable, aveuglement réel à certaine face des questions ? Il me semble que la protestation du « réalisme » dépasse en l'occurrence quelque peu le but, et que « l'intelligence du réel », pour une fois, laisse une impression d'incomplétude. Ce n'est pas se livrer à une confusion des ordres que d'accorder aux préoccupations nationales leur part, à tout le moins au moment où l'on en fait le sujet même de son enquête critique. Idéologie et réalités Je me rends bien compte que l'auteur n'a voulu que faire le bilan d'une période de désadaptation. II a voulu attirer l'attention sur les retards de l'idéologie par rapport à des réalités rejointes comme d'instinct par la masse du peuple, et sur le fait que « le progrès matériel dans le Québec ne s'est opéré qu'à notre corps et à notre esprit défendant ». L'essentiel de son message est en somme ceci : consentons à l'industrialisation, puisqu'elle est déjà un fait, et un fait en inéluctable progression, et consentons enfin à « penser » notre monde tel que l'industrialisation l'a transformé autour de nous. Aussi n'insisterais-je pas sur une vue quelque peu irritante parce que partielle, systématique, fragmentaire des problèmes soulevés, si n'était apparue dans notre milieu une catégorie de théoriciens qui écartent très « aristocratiquement » toute pensée ayant trait au destin national des Canadiens français. Il est ennuyeux que Trudeau puisse donner à plusieurs de ses lecteurs l'impression qu'il croit à l'existence de quelque contradiction fondamentale entre le « social » et le « national ». Que signifie au juste cette formule, par exemple, que « les fondements de la société québécoise » pourraient avoir été « ébranlés à Asbestos » ? Parmi les fondements de notre société, je mentionnerais volontiers pour ma part la volonté de demeurer français, la volonté d'un futur épanouissement de civilisation française au Canada. Et il est de fait que certains croient aujourd'hui apercevoir dans cette volonté une entrave au progrès matériel (comme tel et tel collaborateur, justement, de Cité Libre). Mais je ne vois en aucune manière de quelle façon les événements d'Asbestos pourraient leur donner raison. Voilà donc, peut-être, un « fondement » de sauvé ? Et, de toute manière, tous ceux qui introduisent une confusion supplémentaire dans les esprits en mettant en balance ou en opposant fallacieusement les progrès matériels et quelques-unes de nos plus hautes raisons de vivre et d'éprouver notre dignité d'hommes (la fidélité à soi est un des plus constants attributs de la « vie » en évolution elle-même), nous trouveront toujours sur leur chemin. Tous les appels à nous dépasser nous-mêmes finiront toujours par mettre d'accord ceux des nationalistes qui réfléchissent. Mais aucun appel à nous renier nous-mêmes, quel que soit le brillant de l'exposé et quelle que soit la bassesse ou la générosité (myope) des mobiles, ne leur paraîtra jamais digne de l'attention qu'il faut accorder aux pensées constructives. Émulation, oui, mais pas abandon Je me suis demandé à quoi pouvait bien rimer chez Trudeau une prise de position contre le principe de l'autonomie provinciale (p. 27), sous prétexte que nos intérêts seraient mieux servis par certains « entrepreneurs » de l'administration d'Ottawa, plus ouverts au monde, paraît-il, plus éclairés et plus expérimentés que les nôtres. Comme si le savoir-faire d'autrui, au lieu d'inciter à l'émulation, devait conduire logiquement à l'abandon par un groupe ethnique des pouvoirs qu'il détient d'orienter sa vie ! C'est sacrifier bien légèrement, n'est-ce pas ? le permanent à l'accidentel. Nous nous gouvernons mal ? Pensons à nous mieux gouverner. Pensons-y vraiment ! Mais ceux qui conseillent de jeter le manche après la cognée, par dégoût « des attitudes rétrogrades qui ont toujours caractérisé la politique sociale québécoise », sont des maîtres à penser qui manquent par trop de sang froid et de fermeté dans les desseins. Car je veux bien imaginer que le sort des Canadiens français comme entité collective ne laisse pas indifférent le directeur de Cité Libre. Et n'a-t-il pas lui-même la bonté de concéder : « La recherche du self-government est une démarche admirable, bien sûr, -- à condition qu'on ait effectivement l'intention de se gouverner. » Cette intention, on la lui souhaite comme à tous ceux dont on peut attendre une influence utile sur la vie publique. D'ailleurs, si on lit très attentivement cette étude, on peut découvrir ici et là quelques phrases qui rassurent sur l'existence d'un sentiment de solidarité ethnique qui prouve bien que le « social » et le « national » peuvent faire excellent ménage, sans se chevaucher indûment ni s'altérer l'un l'autre, dans un même esprit. Voyez par exemple ce reproche fait, au milieu des compliments les mieux mérités, à la Faculté des Sciences sociales de Laval : « . . . on n'y prêta pas suffisamment d'attention au problème de la destinée politique de notre peuple : dans ce domaine, il n'émana de l'école de Laval qu'une pensée abstraite et floue, et des tendances surtout faites d'opposition au monolithisme nationaliste. » Une synthèse qui s'impose Je me demande donc pourquoi Trudeau, commentant une idée d'André Laurendeau (« Le Social et le national se présentent actuellement comme s'ils étaient deux ennemis . . . Il s'agit de savoir si nous saurons opérer à temps la synthèse », Action nationale, juin 1948), tient à mettre en doute la possibilité de semblable synthèse. II y tient si bien qu'il le fait au prix d'une bien étonnante mésinterprétation d'une autre idée de Laurendeau. II est bien entendu qu'un nationaliste qui ne réagit pas socialement n'en est pas moins nationaliste. Mais c'est mal raisonner que d'en induire quoi que ce soit contre la possibilité de nationalistes « de gauche » et donc d'une synthèse, parfaitement concevable, du « national » et du « social ». À preuve la tendance qui est en train de se cristalliser et que symbolisent on ne peut mieux les récentes prises de position de M. Jacques Perrault. Nos penseurs « sociaux » n'éprouveraient-ils pas quelque regret à devoir se ranger à l'avis très simpliste de M. Léopold Richer : « le nationalisme de gauche . . . en plus d'être une contradiction dans les termes . . . est une bêtise en soi et une idéologie extrêmement périlleuse. Le nationalisme de gauche est une idée qui a été conçue par des cerveaux brûlés qui veulent à la fois exploiter le nationalisme et le gauchisme, deux doctrines qui se contredisent historiquement et en elles-mêmes » ? (3) Au fond, je ne pense réellement pas que soient bien nombreux parmi nous ceux qui ne se veulent que « sociaux », « humanitaires », et qui se désintéressent absolument de la question de l'avenir du peuple canadien-français comme entité originale. Je vois seulement des hommes de ma génération qui répugnent à répéter de vieilles antiennes inopérantes, qui vont à la question sociale et au problème industriel parce qu'ils disposent d'une énergie avide de s'exercer sur un champ réel d'action et de combat, qui s'efforcent de substituer, dans tous les ordres, des réalités hautement humaines à l'ubiquité, à l'impérialisme et à l'inanité des seules « bonnes intentions ». Les valeurs auxquelles est lié notre destin collectif, les « fondements » mêmes de notre société (et précisons : la foi spiritualiste et la culture française), je pense que leur idée profonde est de les tenir à bout de bras, de leur faire franchir sans phrases les obstacles, -- les vrais ! Ils auront su aiguiser leurs regards pour découvrir les plus secrètes et les plus puissantes entraves, qui sont en nous-mêmes. Elles résident dans toutes les illusions contre lesquelles ces penseurs ne s'acharnent tant, nous voulons le croire, que parce qu'elles nous empêchent de grandir et d'assumer notre vraie taille. Entre nationalistes à oeillères et antinationalistes sectaires, L'Action nationale, pour sa part s'est déjà prononcée à plusieurs reprises. Contentons-nous de quelques affirmations récentes : « Nationalisme » et « justice sociale » n'ont rien qui s'oppose » (Éditorial du numéro de mars dernier). Et Jean-Marc Léger écrivait, en janvier dernier :
En toute sincérité, ces phrases me semblent irradier la lumière d'une évidence humaine immédiate et ramasser tout ce qu'un homme qui a les idées claires et le coeur bien accroché peut écrire de plus raisonnable sur la question. (1) --Rappelons que l'abondance des citations est exigée par la nature même de notre enquête : nous étudions notre civilisation dans et par la production intellectuelle. (2) – « La province de Québec au tournant du demi-siècle -- Évolutions de la pensée sociale", Le Devoir, 9 juin 1956. (3) – « J'ai repris ma liberté », sept., Notre Temps. Source : Pierre de Grandpré, « Notre civilisation. Le social et le national. Sur des idées de Pierre Trudeau et Réginald Boisvert », dans Action nationale, Vol. 46, octobre 1956, pp.126-141. Quelques erreurs typographiques mineures ont été corrigées. Le texte a aussi été reformaté. © 2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis College |