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Documents in Quebec History

 

Last revised:
20 August 2001


Documents sur la grève de l’amiante de 1949 / Documents on the 1949 Asbestos Strike

Vue surréaliste de notre histoire sociale

APRÈS avoir étudié la méthode de travail dont se sert Pierre Elliott Trudeau dans le chapitre préliminaire, il importe d'examiner la valeur de l'histoire sociale qu'il nous présente.

1. Portée de l'affirmation

Car si T. disait vrai, les conséquences seraient profondes et de longue portée, au point de vue de la doctrine sociale de l'Église. Si T. disait vrai, « la pensée sociale officielle de l'Église enseignante, c'est-à-dire de notre épiscopat » (p. 62), aurait induit le peuple canadien-français dans des erreurs graves, puisque « l'irréalisme de nôtre pensée sociale catholique correspondait parfaitement à l'irréalisme de notre pensée nationaliste, dont d'ailleurs elle n'était qu'un prédicat » (p. 61), et puisque « nos penseurs officiels », (dont il est évident, par les citations, le contexte et la réalité, que nos évêques font partie), « nos théoriciens ne dégagèrent de l'enseignement social des papes que les formules qui pouvaient ennoblir d'un prestige d'emprunt nos préjugés de groupe, et donnèrent dans « cette exploitation de l'autorité papale pour le compte du nationalisme » (p. 20). Or, « les évêques sont les interprètes autorisés de la doctrine sociale de l'Église auprès des fidèles confiés à leurs soins » (Lettre pastorale collective sur le Problème ouvrier, 1950, n. 4). Ainsi donc, d'après T., dans un domaine qui relève de leur compétence de pasteurs, sur le plan non disciplinaire, mais doctrinal, puisqu'il s'agit de pensée, les évêques du Canada français se seraient trompés et nous auraient mal guidés depuis plus de cinquante ans.

Malgré l'absence chez T. du « dessein de juger quiconque » et nonobstant son témoignage sur la « droiture » d'intentions des théoriciens sociaux (p. 13), il n'en reste pas moins que jamais une accusation aussi grave n'a été portée contre l'autorité spirituelle en notre pays au XXe siècle. A cette occasion, je soumets aux théologiens et aux canonistes le problème suivant : à quel degré l'errement doctrinal en matière sociale, grave et durant un demi-siècle, commis par l'ensemble des évêques d'un pays, est-il compatible avec l'infaillibilité de l'Église et l'inspiration du Saint-Esprit? Mais j'en viens aux faits.

2. Vérification des faits

Trudeau dit-il vrai lorsqu'il raille « notre » , doctrine sociale de l'Église? Vérifions d'abord quelques affirmations, choisies non au hasard, mais aux trois plans suivants : celui de l'enseignement épiscopal, que je dois défendre comme apôtre social, celui du syndicalisme dit catholique, que, pour y avoir dévoué la majeure partie de ma vie d'homme, je crois connaître, celui de l'Institut social populaire, dont je suis depuis presque toujours. La nécessité de faire court m'oblige à les réduire en nombre.

Premièrement :

En 1891, les évêques du Québec firent circuler l'encyclique Rerum novarum. Mais dans l'archidiocèse de Montréal, pourtant la région la plus industrialisée de la province, on n'en entendit aucun écho officiel pendant douze ans. Les documents épiscopaux traitèrent à plusieurs reprises d'agriculture, de colonisation, de franc-maçonnerie; une fois ils parlèrent du travail dominical, pour l'autoriser dans les beurreries et fromageries. Mais il fallut attendre le mois d'avril 1903 pour voir aborder de front la question ouvrière... (P. 63.)

En lisant ce texte de lourde portée, vous concluez à bon droit, comme tous ceux à qui je l'ai présenté, qu'à Montréal un obstacle humain s'est dressé pour empêcher par attachement « rétrograde » (p. 61) la diffusion de cette doctrine « élucidée par certains papes particulièrement attentifs aux bouleversements des sociétés modernes » (p. 19). Rassurez-vous : dès le 8 juin 1891, Mgr Fabre écrivait au clergé de son diocèse :

Avec la présente circulaire, vous recevrez le texte de la récente encyclique de Notre Très Saint Père le Pape sur « la condition des ouvriers ». Je n'ai pas besoin d'insister sur la gravité de ce document, dont l'importance n'échappe à aucun de ceux qui se préoccupent de la grande question sociale du jour : la question ouvrière... (Mandements, Lettres pastorales... de Montréal, X (1893), p. 747.)

Trudeau ignore le fait, bien que la table des matières le mentionne.

Deuxièmement :

En 1909, le concile plénier des évêques canadiens condamna le principe de la neutralité religieuse dans les « sociétés économiques ». Mais dans le diocèse de Montréal, la question ouvrière semblait de nouveau rentrée dans l'ombre. On relève la participation de l'évêque à la Fête du travail, on remarque son attention au problème des arbres fruitiers et des coopératives agricoles (1913), mais guère plus. (P. 63.)

Or, l'histoire révèle que la période de 1909 à 1915 fut une des plus actives. Pour faire suite à ses deux congrès, régional de 1909 et général de 1910, la Fédération générale des Ligues du Sacré-Coeur organise en janvier 1911 un congrès interdiocésain sous le patronage de Mgr Bruchési en vue d'étudier précisément la question de l'organisation ouvrière au Québec. L'École sociale populaire devait en sortir avec M. l'abbé Philippe Perrier comme président et M. Arthur Saint-Pierre comme secrétaire; Mgr Bruchési en approuvait la constitution et le programme le 11 avril, lui écrivait une lettre de recommandation le 22 mai et clôturait par un brillant discours au Monument national (12 novembre) la séance d'inauguration qui préludait à tant d'activités sociales (voir E. S. P., nn. 1-41). Trudeau ignore tous ces faits.

Troisièmement :

II est à noter, du reste, que pendant une dizaine d'années, ce thème (mise en garde contre le communisme et le socialisme) reviendra sans cesse comme sujet de sermon, imposé par Mgr Gauthier aux prêtres de son diocèse. (P. 64.)

Le dépouillement minutieux des sources authentiques permet d'affirmer qu'au cours des vingt ans (1921-1940) de l'administration de Mgr Gauthier, la liste officielle des vingt sermons annuels imposés mentionne deux fois (1929, 1935) l'ordre social et trois fois (1923, 1932, 1937) le vol ou VIIe commandement, sujets dont une partie (un tiers environ) traitera du socialisme et du communisme. Que voilà un sans cesse y qui cesse souvent!

Mais peut-être que ces oublis et exagérations s'expliquent par le fait qu'en s'attaquant à une matière épiscopale la main de notre jeune « iconoclaste » tremble et ses yeux se troublent. Sans doute saura-t-il mieux parler du syndicalisme.

Quatrièmement :

.. au moment de la grève de l'amiante, les syndicats catholiques avaient passablement perdu de leur allure et de leurs tactiques clérico-nationalistes. Notamment, depuis le congrès de Granby en 1943, l'aumônier n'avait plus son droit de veto sur toute résolution « qui, d'après son jugement, mettrait en cause la morale catholique ou les enseignements de l'Église ou ses directions ». On avait aussi déjà commencé à admettre les non-catholiques dans la C. T. C. C. comme membres associés, mais sans accès aux postes d'officiers. Enfin, ce vestige de discrimination religieuse finit par s'effacer... (P. 82.)

Il paraît difficile d'accumuler plus d'erreurs manifestes en moins de mots et de prouver ainsi une incompréhension aussi profonde du mouvement syndical dont on raconte un épisode marquant. a) C'est précisément à propos d'une résolution du congrès même de Granby et après lui que, pour la seule fois de toute l'histoire de la C. T. C. C., s'est exercé (virtuellement mais réellement) le droit de veto de l'aumônier général. b) L'admission des non-catholiques avait commencé au moins dix ans avant 1943. c) Le vestige (dont parle T.) n'était pas effacé en 1949 ni d'ailleurs en 1956, puisque le droit de veto subsistait et les syndicats exclusivement composés de catholiques aussi. Notre historien devrait lire les statuts de la C. T. C. C. et de ses syndicats avant d'en écrire.

Il convient de terminer ce contrôle des faits dans l'ordre, c'est-à-dire par « l'arrière-garde ».

Cinquièmement :

Des jésuites notamment se tinrent résolument à l'arrière-garde. A la fin de 1942, Mgr Charbonneau avait nommé un comité pour réétudier la question du C. C. F., en regard de la doctrine catholique; mais grâce aux menées des prêtres de l'École sociale populaire, le comité ne put étudier la question qu'en regard de la survivance et conclut que le C. C. F. était incompatible avec la doctrine nationaliste! Ce sabotage théologal était destiné à laisser la voie politique libre pour le Bloc populaire... (P. 66.)

A propos de ce comité qui fait l'objet de spéculations fantaisistes, il importe de savoir que : a) ce comité n'a jamais été officiellement constitué par l'autorité en question; b) les membres déterminés dont il aurait été composé n'ont jamais été nommés par la même autorité; c) il ne faut pas confondre une réunion de caractère privé qui eut lieu à cette époque entre un laïc et trois Pères avec ce comité qui comme tel est une pure invention : il n'a donc fait aucun rapport ni tiré aucune conclusion. Quoi qu'il en soit, un auteur sérieux qui porte ainsi une accusation de sabotage (théologal est mis là pour corser l'affaire) et monte un procès d'intentions se doit d'apporter ses preuves, sans quoi on le classera dans le journalisme à sensation.

3. Examen de la manière

De fait, la manière propre à T. de raconter les faits procède à la façon suggestive d'un journaliste. C'est une peinture à la moderne, qui a dépassé l'impressionnisme. Peu de développements historiques, rien que des touches et retouches. Tout est juxtaposition d'affirmations et de négations; même les insinuations -- qui abondent -- procèdent par contrastes. D'où la vie et l'intérêt général de ces pages auxquelles chacun se laisse prendre. D'où cependant le danger du procédé : combien de faussetés et de demi-vérités se glissent ici dans le texte! Elles sont légion; je signale : la marche implacable du mouvement ouvrier (p. 83), l'insémination artificielle du syndicalisme catholique (p. 31), la relation entre la C. T. C. C. et la pensée officielle (p. 84), l'insuccès de nos mouvements syndical (pp. 84-86, 89) et coopératif (pp. 30-31) et son explication, le refus des allocations familiales (p. 22), les relations entre l'I. S. P., les Semaines sociales et l'Action nationale (pp. 41 ss., 60-61), la futilité de l'effort vers l'organisation corporative (pp. 35-37), l'opposition I. S. P. - Faculté des Sciences sociales de Laval (pp. 30-31), et le reste. Arrêtons-nous sur trois points.

a) A en croire T. « il n'y eut guère... de coopératisme » (p. 89) dans notre province. D'après les statistiques générales compilées par le Conseil de la Coopération et présentées au dernier Congrès général des Coopératives tenu en octobre 1956, le mouvement coopératif du Québec comprend 2,418 coopératives avec 1,519,556 membres, possède $546,231,347 comme actif total et fait un chiffre annuel d'affaires de $228,380,795 (sans compter les activités des caisses populaires, dont l'actif se chiffre à $402,000,000). Ces résultats nous mettent à l'avant-garde du mouvement en Amérique et attestent sans nul doute notre « culte de la responsabilité démocratique et de la propriété collective » que « cette institution présuppose », selon T. (p. 30). Du moins dans les campagnes, car l'échec des coopératives de consommation dans les centres urbains est un fait. Mais au lieu de se demander si les causes ne seraient pas nord-américaines et d'enquêter auprès des promoteurs, syndicaux notamment, de ce genre de coopérative aux États-Unis, qui lui auraient expliqué la genèse de leur insuccès, comme ils l'ont fait pour moi, T. préfère accuser « le nationalisme de notre pensée officielle » (pp. 89 et 30).

b) S'il y a une réforme sociale qui incontestablement résulte d'une campagne menée au Canada français par des personnalités et des institutions apparentées ou liées à « notre doctrine sociale de l'Église » : Henri Bourassa et le Devoir, le P. Léon Lebel, S. J., et l'U. C. C., l'I. S. P. et la C. T. C. C., c'est bien celle des allocations familiales, et donc indirectement la loi de 1944. Et pourtant, à lire un paragraphe de T. (p. 22), avec ses allusions, oppositions et insinuations, on retire l'impression que c'est un George Drew quelconque qui a imposé ces octrois aux Canadiens français catholiques.

c) L'institution la plus défigurée, n'est-ce pas le syndicalisme catholique lui-même? La courbe de ses effectifs est altérée (T. les porte à 45,000 en 1921, au lieu de 26,000, chiffre provenant des meilleures sources, pour mieux parler de diminution rapide). Son influence sur la législation est réduite à un faux minimum, mais son indépendance à l'égard de « toute notre pensée officielle » (p. 86) affirmée avec assurance et sans preuve; depuis longtemps, la solide thèse de Jean-Réal Cardin, l'Influence du syndicalisme national catholique sur le droit syndical québécois (Faculté des Sciences sociales, Université de Montréal, 1948 et publiée depuis comme le no 1 des Cahiers de l'I. S. P., 1957), a rendu justice à la C. T. C. C. là-dessus. Sur l'initiative de la C. T. C. C. dans les cartels contre les lois d'oppression et sur le dynamisme de son éducation syndicale, aucun mot. Comment, dès lors, expliquer que ce syndicalisme soit devenu, dès 1950, au témoignage d'Eugène Forsey, « l'avant-garde du mouvement ouvrier dans la province » ? T. trouve la réponse que voici, la meilleure à tirer des prémisses posées : « on serait presque tenté de dire que ce résultat fut un sous-produit du hasard » (p. 31). Défaite de cette histoire!

T. a soulevé beaucoup de problèmes, mais il n'en a résolu aucun; il a agité beaucoup d'idées, mais en a-t-il clarifié une? Il a touché à tout, sans rien établir. Après avoir relevé dans son texte des faussetés formelles, majeures et mineures, une déformation systématique des faits, des escamotages à pleines pages et surtout une méthode primitive de travail, je dois en conscience affirmer que son exposé n'a aucune valeur historique et que cette histoire de notre pensée sociale est à reprendre à pied d'oeuvre, sérieusement et d'après une méthode scientifique.

4. De quel genre s'agit-il?

D'ailleurs, Pierre Elliott Trudeau tomberait d'accord là-dessus. Si vous le rencontriez et vous enquériez de ses intentions, il vous répondrait: « Je n'ai aucune prétention à l'objectivité. Je n'ai jamais voulu écrire une histoire. Prophétisme serait le mot le plus approprié au genre que j'ai choisi. »

Mais alors, il y a moins à comprendre que jamais. Sans aucun doute, chacun a droit de choisir le genre littéraire de ses écrits. Les Grands Cimetières sous la lune, de Bernanos, les Pamphlets de Valdombre ou les Propos de Frère Genièvre sont des genres admissibles et expriment leur vérité. Mais chaque genre a des règles et des traits propres auxquels les exégètes les reconnaissent, et personne n'a le droit de donner le change. La poésie n'a que faire des références, mais l'histoire s'en nourrit. Si je lis un écrit comme celui de T., où il y a 131 références au bas des pages, où l'auteur prétend suivre le développement d'une pensée, décrire des institutions et démontrer une conviction à même les faits, je suis en droit de conclure que j'ai affaire à un écrit historique soumis à des règles, qui peuvent varier avec les siècles, mais qui sont convenues entre hommes, surtout entre hommes de science. Quand cet écrit s'insère dans un ensemble d'autres auquels [sic] il introduit, j'ai encore plus le droit de conclure qu'il se soumet aux mêmes règles, à moins de signe ou d'avis formel. Or, les autres travaux sont authentiquement historiques; ils constituent même une « recherche sociale » sur un événement historique, et leurs auteurs ont bénéficié de bourses ou de fonds à cette fin. Aussi je considérerais comme de la fausse représentation un essai qui, dans ce contexte, ne relèverait pas de la critique historique. D'ailleurs, les lecteurs ont pris le chapitre de T. pour de l'histoire, même s'ils n'en ont pas tous fait un éloge aussi naïf ou dithyrambique que certains, plus avertis sur d'autres sujets.

Le dilemme s'impose. Ou bien l'exposé de T. appartient au genre historique ou à un autre. S'il est historique, son insuccès comme tel est total; s'il est plutôt un essai prophétique, polémique ou satirique, son auteur nous a induits en erreur par son appareil extérieur, son langage de démonstrateur et la place qu'il a choisie dans le groupe des chercheurs. Dans les deux cas, son oeuvre ne mérite pas considération, mais exige plutôt mise en garde.

5. Conclusion

Cette vue de notre passé social est fausse, d'abord parce qu'incomplète. T. nous a d'ailleurs prévenus qu'il n'hésiterait pas à

faire ressortir de la pensée nationaliste ces éléments surtout qui encombrent maintenant le présent et nuisent à une action droite et libre (p. 13);

mais puisque, posant un jugement de valeur sur le passé, il accuse les nationalistes d'avoir

formulé une pensée sociale impossible à réaliser et qui à toutes fins pratiques laissait le peuple sans direction intellectuelle efficace (p. 14),

c'est tout le passé qu'il aurait dû examiner. Il ne l'a pas fait.

Cette vue est encore fausse, parce que déformée par des préjugés doctrinaux. Son jugement de valeur, il le pose d'après des normes bien connues, qui sont le programme de la C. C. F., de l'actuel P. S. D., projeté dans l'avenir par un idéaliste rigide et passionné. Plusieurs passages révèlent que toute doctrine, initiative, politique ou réalisation du passé qui va à l'encontre du programme est condamné. Autrefois, l'histoire a connu des émigrés de l'intérieur, qui vivaient dans le passé; T, est un émigré dans l'avenir, un visionnaire qui examine le passé non en regard de la doctrine sociale de l'Église, mais du paradis futur déjà construit dans sa tête. Qui s'étonnera que sa vue de notre histoire sociale soit déformée? C'est une vue surréaliste.

Comme telle, elle exprime l'A. plus que la vérité des choses. Il nous y apparaît comme un adolescent de talent qui n'a pas surmonté son complexe d'opposition, qui ne pose pas le passé en termes objectifs et ne s'est pas encore mis à construire positivement à partir de la réalité, qui enfin nuit à la tâche personnelle durable qu'il s'est fixée, semble-t-il : l'éducation politique des masses au Québec.

Le Rassemblement parait une excellente initiative à longue portée; comment rassembler ceux dont on déprécie l'effort de pensée et d'action ? Le Parti social démocratique offre un programme dynamique aux libres options politiques; comment l'ignorance du passé et de ses contingences peut-elle aboutir à du positif durable? On ne bâtit que sur la vérité et sur l'amour, la vérité des faits et l'amour des hommes. Or, je regrette de conclure que, si un sens quelque peu abstrait mais authentique de la justice sociale s'y manifeste, de même qu'en filigrane beaucoup d'idées généreuses, qui ne sont pas en cause ici, l'exposé de T. manque de sympathie pour la réalité de chez nous, hommes et institutions, ce qui amène l'incompréhension et explique l'ignorance; un partisan de la réforme sociale doit d'autant plus être réaliste dans sa méthode d'observation et d'action qu'il tient à réussir, car l'esprit ne transforme la matière sociale que si celle-ci est saisie telle qu'elle est : autrement, le levain tombe à côté de la pâte et se perd.

Il faudrait ajouter qui l'acidité générale du ton, l'ironie mordante des commentaires et la charge amère des descriptions enlèvent à l'histoire sociale de T. la saveur d'humanité, le « lait de l'humaine tendresse », l'intelligence de ce qu'il y a dans l'homme. L'indignation impitoyable d'un Bloy ou d'un Bernanos se révèle combien plus humaine !

Plus chrétienne aussi. Comment ne pas ajouter en terminant que le sens de l'Église et de son action dans le temporel est ce qui manque le plus à cette histoire! Puisque Pierre Elliott Trudeau aime à opposer les Jésuites de France à ceux d'ici, il devrait lire ce que le P. Daniélou a écrit sur la théologie de l'histoire, sur la sainteté et l'action temporelle, le P. de Montcheuil sur le spirituel et le temporel, et le P, de Lubac sur le mystère de l'Église; sa vision du monde, se dégageant de ses complexes cérébraux et sentimentaux, serait plus lucide, son oeuvre plus vraie et plus bienfaisante.

 

Source : article de Jacques Cousineau publié originellement dans la revue Relations, No 194, février 1957, pp. 37-40; il fut reproduit dans Réflexions en marge de « La grève de l’amiante ». Contribution critique à une recherche, Les Cahiers de l’Institut national populaire, No 4, septembre 1958, 80p., pp.33-40. Je remercie la direction de la revue Relations qui a accepté que ce texte soit reproduit au site d’histoire du Québec.

© 2001 Pour l’édition sur la Toile Claude Bélanger, Marianopolis College