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Documents in Quebec History

 

Last revised:
20 August 2001


Documents sur la grève de l’amiante de 1949 / Documents on the 1949 Asbestos Strike

Le sens d'une grève : une interprétation controuvée

LE SENS de la grève de l'amiante à dégager dans les perspectives de l'histoire récente du Canada français devait tenter plusieurs collaborateurs de cet ouvrage collectif.

1. Les interprétations

Dans sa préface, Jean-Charles Falardeau essaie de faire converger leurs réflexions « dans le contexte d'une interprétation globale de notre évolution sociale ». Pour lui, la grève fut « un des rites de passage qui ont fait graduellement accéder le syndicalisme canadien-français à la condition adulte », mais avec ceci de particulier qu'elle a « signifié une rupture avec la formule traditionnelle selon laquelle se résolvaient auparavant, comme par une institution de droit divin. les conflits ouvriers » (p. xiv).

Le chapitre de Réginald Boisvert sur « La grève et le mouvement ouvrier » nous livre la description du processus de rupture et de son aboutissement, au moins sur le plan politique. Tout le développement d'ailleurs est centré sur le problème suivant :

Dans quelle mesure les trois grands mouvements ouvriers du Québec... sont-ils capables d'élaborer un programme d'action conjointe, d'unir leurs forces dans la poursuite d'objectifs communs? Cette question revêt aujourd'hui une importance capitale. Du point de vue politique, c'est même la question. Car l'avenir politique, dans notre province, appartient indubitablement au parti qui saura, dans les cadres d'un programme général, tracer un programme social et ouvrier susceptible de rallier les suffrages des masses laborieuses... Pour nous éclairer sur ce sujet, nous ne saurions mieux faire que de nous situer dans le cadre de la grève de l'amiante... (P. 346.)

D'où la division : « Action intersyndicale durant la grève », qui rapporte les principaux faits de collaboration posés à l'intérieur de la C. T. C. C., par la Conférence intersyndicale, par les autres mouvements syndicaux et la presse ouvrière; puis, « Nouvelles relations intersyndicales » depuis la grève : prestige accru de la C. T. C. C., échec de la collaboration générale dû à la Fédération provinciale du travail, réussite

avec la Fédération des unions industrielles du Québec; enfin, « Perspectives d'avenir » (qui nous mènent jusqu'en avril 1956) sur le problème de la fusion, les solutions possibles pour la C. T. C. C., les principes d'une action efficace de sa part; ces principes supposent notamment qu'elle « brise les gangues qui oppriment encore sa doctrine », et leur aboutissement « consistera, pour ce peuple militant qui trouve enfin sa voix et son visage, à se doter d'une politique qui l'exprime et réponde à ses véritables besoins. Tout nous porte à croire que cette politique est en gestation » (p. 378).

Le rattachement à la grève de 1949 de cette intéressante projection sur l'avenir et la solidité de son argumentation reposent sur les affirmations suivantes : « cette grève marque un sommet de la collaboration intersyndicale dans notre province » (p. 346) ; « à son issue, l'atmosphère générale, au sein du mouvement ouvrier, était... empreinte de confiance mutuelle, et tout laissait présager la naissance d'une ère nouvelle »; les faits « laissaient même entrevoir la possibilité d'une action politique ouvrière conjointe » (p. 362).

Mais il revenait à Pierre Elliott Trudeau, surtout dans l' « Épilogue » qui invite le lecteur à dégager de la masse des récits « quelques leçons sur le passé, quelques réflexions sur le présent et quelques perspectives sur l'avenir », d'aller au delà de cette « politisation » de la grève de l'amiante, de donner son sens profond, métaphysique, à l'événement. Le langage symbolique est admirable et plein (p. 379) :

Le rideau est tombé, au théâtre de l'amiante... La toile de fond contre laquelle se sont joués les événements était bien celle d'une province industrielle. Toutefois les meneurs du jeu, ayant pris soin de n'enseigner aux personnages que de belles églogues et des déclamations patriotiques, ne s'attendaient guère et ne nous avaient guère préparés qu'à une autre pièce de patronage.

Mais les trois coups eurent le retentissement de la dynamite; et les acteurs, qui avaient du coffre, improvisèrent soudain un drame prolétarien. La passion gagna la salle et la partagea en factions agitées; la scène même fut envahie par une foule turbulente de spectateurs qui voulaient prendre part à une action où ils sentaient que leur propre liberté se jouait...

Voici le rappel imagé des causes (p. 90) :

En 1949, il y a eu la grève mémorable de l'amiante 1° parce que les travailleurs industriels du Québec suffoquaient dans une société encombrée d'idéologies inadéquates et d'institutions oppressives; 2° parce que l'importance pour la nation de la classe ouvrière était hors de commune mesure avec son peu de prestige; 3° parce que ses gains économiques collectifs correspondaient à des reculs dans la hiérarchie sociale (les paysans n'étant devenus prolétaires qu'au prix de déchoir en tant que paroissiens, électeurs, patriotes, etc.); 4° parce que notre philosophie morale et notre politique ouvrière ne tenaient pas suffisamment compte du peuple industriel que nous étions devenus.

Puis, en prose claire; le jugement essentiel :

Un épisode-clé d'émancipation sociale, qui a pu se dérouler, sous l'impulsion de forces purement issues du monde industriel, sans déviation confessionnelle ni nationaliste. (P. 401.)

De la sorte, une puissance nouvelle et contemporaine affirma sa maîtrise sur nos destinées collectives, le cours de l'histoire de notre province fut exorcisé, l'envoûtement qu'exerçait notre passé sur notre présent fut brisé, et une multitude de puissances créatrices fut libérée dans tous les domaines. (P. 392.)

Ainsi donc, pour Trudeau et Boisvert, moins pour Falardeau, les grévistes de l'amiante, quand, le dimanche soir 13 février, ils sortirent du sous-sol de l'église Saint-Aimé, à Asbestos, et, le lendemain, de la salle paroissiale Saint-Alphonse, à Thetford, brisaient avec « notre passe social, à nous, Canadiens français, très riche en erreurs à ne pas répéter » (p. 380), avec « un mouvement syndical fondé sur une contradiction interne profonde » (p. 358), avec le nationalisme dont les protagonistes « ignoraient à peu près tout des problèmes concrets qu'allait bientôt poser chez nous la révolution industrielle » (p. 358), enfin avec « notre pensée sociale, notre Église » dans lesquelles « à toutes fins pratiques ils ne comptaient pour presque rien » (p. 90); il va sans dire qu'ils n'en étaient pas conscients, mais en eux s'exprimait alors « le mouvement ouvrier..., mû par ses forces internes et une logique insoucieuse de ce qui n'était pas commandé par sa propre nature » (p. 83), « en gestation perpétuelle », et qui, « là même où il s'est le plus développé, le plus approfondi, est encore loin du but que lui ont assigné ses fondateurs et ses prophètes » (p. 376), mais qui, « en ce vingtième siècle,... fait l'Histoire » (p. 377). Aussi leur lutte d'émancipation du milieu avait été « ébauchée en 1947 » par les ouvriers des salaisons et « continuée en 1952 » par les « ouvriers catholiques de Valleyfield qui avaient accepté pour chefs des gens qu'on disait être communistes notoires » (p. 401).

Consacrée fraction de cette force mythique qui se déroule en vertu du déterminisme historique, la grève, qui devait bouleverser « nos cadres sociaux -- vermoulus... -- prêts à éclater » (p. 90), pouvait survenir n'importe où. L'un prétend : « ... c'est donc la date qui fut déterminante, et non tellement le lieu, ni l'industrie particulière » (p. 90); l'autre : « ... rien n'avait laissé entrevoir, en 1948, que l'événement dût avoir lieu à l'hiver suivant plutôt qu'en 1955 ou en 1960 » (p. xv).

Conclusion qui est proprement démission, refuge dans l'abstrait, aveu d'ignorance ou incapacité d'expliquer et qui, sur le plan sentimental ou mystique, se complète par une profession de foi dans l'avenir de l'industrialisation.

Je préférerais suivre les prophètes sur le terrain mystique, mais j'ai le devoir pour l'instant de suivre les historiens sur les faits et les idées. La grève de l'amiante constitue-t-elle une rupture avec le passé? D'abord, appartient-elle au syndicalisme national catholique? Ensuite, fut-elle un déracinement du milieu? Comment enfin expliquer sa portée formidable et son sens profond? Tels sont les points à examiner.

2. Analyse des événements

Le comportement des mineurs d'amiante en 1949, loin d'être une « rupture », s'aligne parfaitement avec le passé syndical qu'il continue et couronne par son universalisme. Le chapitre de Fernand Dumont a bien montré comment, depuis toujours, avait réussi aux mineurs le procédé des sorties brusques, « spontanées » au sens syndical du mot, apparemment « illégales », organisées pour chasser un gérant aux méthodes dictatoriales, pour protester contre des décisions de tribunaux d'arbitrage ou pour obtenir des redressements dans les conditions de travail.

Mode de déclenchement traditionnel, conduite de grève aussi. On n'insistera jamais trop sur le fait que, dans l'après-midi de chaque jour, un cortège de grévistes se formait, aux abords du local du syndicat, pour se rendre à l'église, où l'on récitait le chapelet sous la direction du curé et aumônier Camirand. Geste peut-être ridicule pour les uns, doctrinaires libéraux et socialistes, mais qui, aux yeux de la plupart, donne ton, couleur et garantie de dignité; geste que personne ne qualifiera d'« émancipation », mais que l'observateur trouvera expressif de « notre » doctrine sociale de l'Église. D'ailleurs, comment expliquer que « l'improvisation » de ce « drame prolétarien », à l'encontre de la « pièce de patronage » préparée par « les meneurs du jeu », ait échappé aux aumôniers syndicaux? Un jour, le 23 février, le ministre du Travail, à l'occasion d'un débat sur les conflits d'Asbestos, affirma devant l'Assemblée législative que les aumôniers des syndicats catholiques « regrettent ce qui arrive, nous disent qu'ils endurent jusqu'à ce que le ménage se fasse »; le 27 février, à l'occasion des journées provinciales d'étude de la C. T. C. C., tenues à Montréal, les aumôniers de la C. T. C. C. et tous les aumôniers diocésains et de fédérations ont tenu à « affirmer que le mouvement auprès duquel l'autorité religieuse compétente les a mandatés... met en application d'une façon très satisfaisante dans son ensemble la pensée sociale de l'Église »... Témoignage significatif dans le contexte du moment. Qui, sans préjugés, prendra tous ces prêtres d'expérience syndicale pour une bande de naïfs?

Le dénouement enfin de la longue lutte ne brise en rien avec le passé. C'est Mgr Maurice Roy qui, sollicité par les deux parties, « devint non seulement le médiateur, mais le conciliateur respecté » (abbé Dion, p. 252) et mit fin au conflit. Il n'y a pas de grève dans l'histoire de la C. T. C. C. où l'intervention cléricale ait été aussi prolongée, efficace et appréciée.

L'hypothèse du drame prolétarien, avancée sans preuve, ne résiste pas à l'examen des faits. Mais je devine que le scénario n'en a été imaginé que par ignorance de l'histoire du syndicalisme national catholique; elle consisterait en pièces de patronage jouées dans un décor de carton-pâte : aucune bataille d'hommes, rien que de « belles églogues » et des « déclamations patriotiques » !

Étranges pièces de patronage! La grève générale du textile, en 1937, qui, de Saint-Grégoire de Montmorency à Valleyfield en passant par les Cantons de .l'Est, dressa 10,000 ouvriers contre la Dominion Textile que le rapport de l'enquête Turgeon venait de dénoncer. Les grèves de Sorel, encore en 1937, où Mgr Desranleau se fit le champion de la cause ouvrière contre des patrons canadiens-français et où les esprits se sont difficilement apaisés à cause du sang versé. La grève impromptu d'Arvida, en 1941, qui fut traitée de sabotage par un ministre fédéral, suscita une enquête royale dont le rapport exonéra les ouvriers de tout blâme et amena le redressement des conditions de travail dans les usines de guerre. La grève chez Price dans le Lac-Saint-Jean, en 1943, déclenchée contre un employeur et une union internationale de connivence, qui elle aussi provoqua une enquête et prépara la Loi des relations ouvrières. Des témoins-acteurs, comme Alfred Charpentier, Philippe Girard, Lucien Tremblay et Jean Marchand, pourraient respectivement sur chacune raconter des incidents dramatiques et tragiques. Personnellement, je ne me rappelle pas sans émotion que, lors d'une assemblée tenue à la salle du marché de Sorel, les fiers-à-bras amenés par les amis de l'ouvrier-progressiste Haddow, du Conseil des Métiers de la Métallurgie, dans le but d'empêcher un dirigeant des syndicats de monter sur l'estrade où Madeleine Parent venait de me donner la réplique, assommèrent devant moi le syndiqué qui devait le protéger (et il mourut, deux heures après, sans avoir repris connaissance). Les militants de la C. T. C. C. d'avant 1949 avaient du « coffre » comme ceux de 1949; ils ne forment tous qu'un mouvement.

Ce mouvement, parce que national et catholique d'inspiration, n'aurait pas réussi, affirme-t-on sans autre preuve, à « poser en termes économiques un problème avant tout économique », « en termes modernes un problème social tout moderne ». Comme si les enjeux majeurs des luttes précitées : convention collective (textile, 1937), reconnaissance syndicale (Sorel, 1937), hygiène industrielle (Arvida, 1941), liberté syndicale (Price, 1943) n'étaient pas les principes mêmes inscrits dans la déclaration de Philadelphie (1944) concernant les buts et objectifs de l'Organisation internationale du Travail! D'ailleurs, bien naïf celui qui croit que les ouvriers groupés dans nos syndicats n'ont pas en même temps revendiqué des salaires justes et convenables. Mais, depuis vingt ans, notre milieu québécois a manifesté sa sympathie et, une fois éclairé, donné son adhésion quand les luttes syndicales se faisaient pour des principes ou des questions vitales. Par milieu, j'entends les autorités sociales, les foyers de pensée, les groupes institutionalisés et les organes d'expression libre qui font l'opinion publique.

Aussi faut-il observer une lacune capitale dans l'exposé de Trudeau -- juste par ailleurs -- sur les conditions d'exercice de la grève « dans le contexte social actuel » : aucune mention de la nécessité, reconnue par les praticiens syndicaux, les historiens sociaux et les économistes du travail, de l'appui de l'opinion publique pour réussir une grève d'envergure. Or, cette vérité, Trudeau se devait de l'omettre, parce que l'admission en aurait détruit sa thèse essentielle : pour lui, c'est dans un vide quasi absolu que le phénomène s'était produit; il était, dès lors, sans généalogie et sans dépendance, sauf peut-être, dans l'avenir, sur le plan politique.

Les faits sont tout autres. Cette grève dans l'amiante québécoise (février-juin 1949) est inconcevable sans le contexte et l'appui de l'opinion publique. La faveur de notre milieu était acquise d'avance aux ouvriers qui, pendant le congrès de leur fédération à l'été précédent, avaient réclamé vivement une protection légale effective contre les maladies industrielles et qui mettaient résolument en tête de leurs revendications de grève « l'élimination de la poussière d'amiante à l'intérieur et à l'extérieur des moulins ». Pourquoi? Parce que, depuis mars 1948, date de la publication dans Relations d'un formidable dossier sur la silicose, le problème de l'hygiène industrielle se posait à tous les esprits ouverts et hantait les responsables. Jamais, sur un point concret de politique sociale, pareille unanimité ne s'était faite! Le volumineux dossier sur la question réunit des centaines de découpures et forme une preuve décisive. On y relève les positions prises par le Devoir, toujours à l'avant-garde, par l'Action catholique, Notre Temps, le Front ouvrier, la Terre de chez nous, l'Action nationale, etc., et même, au delà des cercles habituels, par le Canadian Register, un synode de la United Church et l'Anglican Outlook. Des représentants des trois mouvements ouvriers se rencontrent. Frappés de l'occasion unique qui s'offre de présenter au public le cas pitoyable de l'amiantose et de faire ainsi régler peut-être leur problème qui traîne en longueur, des chefs ouvriers de l'amiante demandent à M. Burton Le Doux, l'auteur de l'article sur la silicose, d'amasser un dossier sur le cas d'East-Broughton. Au 12 janvier, l'article sur l'amiantose parait dans le Devoir, suivi d'éditoriaux aux titres significatifs: « La morgue d'East-Broughton » et « Nous ne nous tairons pas ». Les autres journaux cités enchaînent à leur tour : le concert est général. C'est dans cette atmosphère saturée de préoccupations sociales qu'éclate la grève d'Asbestos, le 13 février. Aussi comprend-on qu'à l'Assemblée législative, lors du premier débat sur le conflit, dès le 16, le ministre du Travail se défende d'abord et surtout en rapport avec les maladies industrielles. Signe authentique du lien qui existe entre la grève et la campagne d'idées menée dans le milieu.

Le soutien de la grève par l'opinion publique devint général et efficace quand la Commission sacerdotale d'Études sociales publia sa déclaration, avec l'assentiment de la Commission épiscopale des Questions sociales. L'intervention de l'Église hiérarchique ne fut décidée que par conviction et devant preuve qu'il y avait « conspiration pour écraser la classe ouvrière » (Mgr Charbonneau) et que « la survie même du mouvement syndical catholique était en jeu » (abbé Dion). Geste décisif qui a rendu évident le sens profond de cette grève. Loin d'être une rupture, elle constituait un aboutissement: de l'extérieur, le milieu s'était reconnu dans ce syndicalisme et, provoqué par les circonstances, il s'était sacrifié pour lui permettre de l'intérieur l'effort suprême, mais en continuité des autres, qui consacrerait dans la souffrance l'accès à la majorité.

Mais quand l'Église, les élites et le peuple ensemble donnèrent la main à ce syndicalisme opprimé, ce geste constituait une sorte de défi à l'État; le pays réel divorçait de l'autre, et l'Église affrontait son allié traditionnel pour la première fois avec autant d'éclat. D'où le sens dramatique de l'événement et sa portée considérable. L'Église s'empressa de dissiper le scandale par sa lettre collective sur le Problème ouvrier. Mais sa parole ne fut pas partout reçue; d'où, en partie, le tragique de la situation actuelle.

Quoi qu'il en soit, la grève de l'amiante n'a pas le sens politique que lui donne Boisvert. Faute d'espace, je me limiterai à une preuve. La base de sa construction logique, à savoir que la grève marque un sommet de la collaboration intersyndicale dans notre province, ne résiste pas à l'examen des faits. Boisvert reconnaît que, dès la fin de l'été 1949, le front commun était disloqué. S'il relit la déclaration conjointe du 17 mars, aux expressions non compromettantes, s'il constate comme moi dans les archives de la C. T. C. C. que la Fédération provinciale du Travail n'a organisé aucun secours, à la différence du Congrès canadien du Travail, et que, ses locaux affiliés n'ont pas fourni proportionnellement le dixième de l'autre, contrairement aux statistiques citées qu'il n'a pas comprises, il conviendra que le sommet de la collaboration québécoise a été atteint à propos du bill 5 et que la descente de la courbe, visible déjà lors du bill 60, est attribuable à la grève même de l'amiante.

3. Explication des jugements

Je conclus. L'interprétation du sens profond de la grève de l'amiante donnée par Trudeau-Boisvert constitue une tentative d'en dérober le mérite et la gloire au syndicalisme qui l'a faite, de la déraciner du milieu social et culturel qui lui a créé une atmosphère propice et de la soustraire aux influences qui l'ont soutenue et conduite à son achèvement. Dès lors, cette grève est devenue un mythe, sans attache avec notre passé social qu'il répudie et sans effet sur notre milieu actuel, tant nationaliste que d'Église; mais puissant, affirme-t-on, relié à la grève antiautonomiste des salaisons et à celle de Valleyfield montée par le duo Rowley-Parent, et il aboutira, entrevoit-on au début de 1956, à travers la difficulté que constitue la Fédération provinciale, « alliée plutôt docile du gouvernement duplessiste » (p. 369), à une grande unité syndicale et enfin, par elle, sans doute à un quelconque Rassemblement.

Le procédé de désincarnation consiste à ignorer fermement. Un événement a mis en émoi notre monde social en 1948 : la publication d'un dossier sur la silicose qui a ébranlé les assises même de l'alliance politico-financière la plus considérable du siècle, a suscité dans le Québec et l'Ontario plus de littérature, fait plus réfléchir et déterminer plus d'action sur l'hygiène industrielle que durant les vingt précédentes années. Voici qu'un autre dossier, en prolongement du premier et rédigé par le même courageux apôtre social, est publié sur l'amiantose (dans le Devoir cette fois, puisque Relations n'a pu porter le coup du premier, au scandale profond du grand nombre). Le numéro porte la date du 12 janvier 1949 et fait sensation au point que, lorsque la grève éclate, le 13 février, avec l'hygiène industrielle en tête des revendications officielles, on accuse le Devoir de l'avoir fomentée. Ce lien essentiel, le journaliste Pelletier en parle, Trudeau, qui fait la synthèse, le tait; il omet même le fait, indispensable à l'intelligence de l'ensemble. La comparaison s'impose. Supposons un historien qui, dans sept ou huit ans, décrirait les origines du Rassemblement ou de la Ligue provinciale de moralité sans parler du document Dion-O'Neill! Incroyable, mais vrai.

Il y a mieux. L'Église est intervenue en cette grève, comme jamais elle ne l'avait fait, avec un appareil de puissance qui a renversé le cours des choses et, à sa grande manière diplomatique, a réglé le conflit. Mais elle se devait de mettre de l'ordre dans les esprits; après un temps de répit, en février 1950, les archevêques et évêques de la province civile de Québec publiaient une lettre pastorale collective dans laquelle ils faisaient l'application au milieu québécois des principes qui régissent les relations du travail et étaient « amenés à se prononcer sur tous les points moraux litigieux qui avaient été soulevés au cours de la grève de l'amiante ». C'est « un document unique dans l'histoire canadienne » qui a « reçu les plus grands éloges des autorités romaines » (p. 261). L'abbé Dion, que je cite, en parle; Trudeau n'en dit pas un mot. Incroyable, mais vrai.

Cet oubli effarant du geste unanime des chefs hiérarchiques l'amène à affirmer, dans son aperçu sur les « évolutions sociales de la province de Québec depuis 1949 », que l'Église au Québec nous parait aujourd'hui bien divisée » (p. 395).

L'oubli est méthodique et fait partie d'une politique. La mise de côté du problème de l'hygiène industrielle, du dossier de la silicose et de l'amiantose n'a pas pu ne pas être voulue, voici pourquoi. Aux archives de la C. T. C. C., se trouve «  le dossier des articles de revues, éditoriaux et autres reportages de journaux relatifs à la grève », avec son index; travail admirable, accompli par Louis-Laurent Hardy, qui a donné la substance des chapitres solides du livre préparé par Trudeau; or, le compilateur objectif n'a pas manqué d'inscrire en tête comme premier document le numéro de mars 1948 de Relations et les subséquents. Le directeur de l'équipe de recherche en a donc pris connaissance.

On se demande alors dans quel but Trudeau, sincère autant qu'intelligent, a passé sous silence des réalités fondamentales au point d'avoir échoué complètement à expliquer la grève de l'amiante et à lui donner un sens intelligible et d'en avoir plutôt fait un mythe, une projection idéaliste dans l'abstrait ou un objet de prophétisme de nuance politique. Le secret de la réponse s'en trouve peut-être dans le long chapitre intitulé « La province de Québec au moment de la grève ». La logique du procédé alors employé, l'optique choisie et le degré de la charge sentimentale accumulée expliquent-ils cet échec manifeste?

Notre prochain chapitre le dira.

Source : article de Jacques Cousineau publié originellement dans la revue Relations, No 192, Décembre 1956, pp. 343-346. Il fut reproduit dans Réflexions en marge de « La grève de l’amiante ». Contribution critique à une recherche, Les Cahiers de l’Institut national populaire, No 4, septembre 1958, 80p., pp. 13-22. Je remercie la direction de la revue Relations qui a accepté que cet article soit reproduit au site d’histoire du Québec.

© 2001 Pour l’édition sur la Toile Claude Bélanger, Marianopolis College