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Recension de La grève de l’amiante par Roger Chartier La grève de l'amiante fera choc, et époque. Voici un volume dont la gestation a été lente (cinq ans) et quelque peu douloureuse, comme tous les ouvrages écrits en collaboration. Autour du livre encore sur le métier, plusieurs avaient déjà pris position : en raison même de la saveur âcre du sujet et du caractère des collaborateurs, on aurait là une oeuvre partiale, tendancieuse, passionnée; et puis, à quoi bon revenir sur un passé troublant, trop loin de nous pour étayer de vivantes anecdotes et de lourdes émotions, trop près aussi pour permettre les généralisations solides et les hypothèses vraiment scientifiques ? Oeuvre de jeunes, oeuvre à fins nettement politiques, oeuvre de dénigrement systématique, bref, oeuvre inopportune et donc nuisible en son principe même, tels étaient les jugements sommaires que j'ai maintes fois entendu porter sur un livre pas encore né. Sera-t-il possible à de tels préjugés de se résorber suffisamment pour que ceux qui les nourrissent lisent La grève de l'amiante, et d'un coeur serein encore ? Je le souhaite pour eux, car nous voici en présence d'un travail dont la publication doit être marquée d'une pierre blanche : ce qu'il me reste à démontrer . . . Ce volume constitue d'abord un dossier commode de nombreux faits qui se rattachent au conflit de l'amiante et qui risquaient de s'estomper avec les années; sans doute d'autres faits, nombreux également ont-ils été négligés, sous-estimés, escamotés, aux yeux de certains protagonistes du drame; à eux de rétablir l'équilibre et de compléter le dossier. L'interprétation de ces faits par les différents auteurs est forcément partielle; et si elle se veut impartiale -- même si l'optique est décidément ouvrière --, elle n'est pas impassible; encore ici, on a effectué un premier déblayage, et l'invitation au dialogue se fait pressante. Pièce maîtresse au dossier de notre évolution et de notre pensée sociale, tel nous apparaît La grève de l'amiante. Après une note explicative de Frank Scott, sur la dotation « Recherches sociales » et sur la genèse du livre, la préface de Jean-Charles Falardeau ramasse avec concision les points marquants des dix monographies subséquentes, s'appliquant surtout à découvrir de nouvelles voies à la pensée et à la recherche sociales en notre milieu. La longue contribution de Pierre Elliott Trudeau sur « La Province de Québec au moment de la grève » couvre presque le quart du volume. Nul ne songe à s'en plaindre, car Trudeau nous y brosse, avec verdeur et maîtrise, un tableau aux tons violents de l'évolution de notre « pensée sociale » au cours du dernier demi-siècle. Il met en relief, avec une franchise et une énergie qui sentent parfois la charge, l'écart constant entre notre évolution matérielle -- nos pas de géant vers l'industrialisation -- et « l'irréalisme » de notre idéologie économico-sociale et des institutions qui l'ont plus ou moins bien incarnée. Trudeau soutient une thèse, et avec cette vigueur d'homme libre qui devant l'urgence de l'abattage, n'épargne les susceptibilités de personne. Son schème théorique est, par définition, une abstraction et une simplification. Son bouc émissaire -- qui n'en a pas ? --, c'est le « nationalisme », dont on eût souhaité une définition plus claire. S'appuyant sur des textes colligés et mis en place avec une certaine adresse, Trudeau charge le bouc d'à peu près tous les péchés capitaux. Il n'en veut pas au nationalisme d'avoir été idéaliste, d'avoir eu un souci réel de pensée et de spiritualité, mais bien de n'avoir pas tenu compte du réel dans l'élaboration de son idéal. Ce réel, l'auteur l'esquisse au point de départ : aspects démographiques (accroissement global rapide de la population, poussée vers les villes) et économiques (industrialisation accélérée du Québec, en dépit de certains faux pas initiaux et d'une infériorité constante en face de l'Ontario). À la réalité matérielle impérieuse, Trudeau oppose l'anémie et la « futilité » de la pensée sociale de nos « élites »; entre les deux, l'écartèlement est intégral : c'est le cas typique du cultural lag dans lequel les aspects cuturels d'une société piétinent derrière l'évolution rapide de ses aspects matériels; et le peuple, comme c'est très souvent le cas, est laissé à peu près seul pour réduire les distances et réaliser l'adaptation, les élites se chargeant, après coup, de consacrer une évolution qu'elles n'avaient ni prévue, ni voulue, ni su préparer. On reprochera à Trudeau d'avoir sabré sans discernement et sans nuance; il reconnaît toutefois la présence, chez nous, de « rares foyers de pensée libre et réaliste, existant en marge de . . . notre monolithisme idéologique » (p. 11); mais l'auteur se voit mal dans le rôle de panégyriste. Ce qui le frappe d'abord, et ce dont surtout il entend rendre compte, c'est le fait que : « l'ampleur et la signification du bouleversement qui fait la matière du présent volume ne viennent pas de ce que de très rares précurseurs aient réussi à comprendre la réalité et à agir sur elle, mais au contraire de ce que tout un peuple ait été amené par la force des choses à vivre sur un plan alors que l'ensemble de ses disciplines intellectuelles et morales l'engageaient à vivre sur un autre » (p. 11). Notre nationalisme, selon Trudeau, est l'axe principal autour duquel gravite tout le reste de notre « pensée »; ses ingrédients : système de sécurité, complexe de minorité, manque de réalisme, hostilité à tout changement suggéré de l'extérieur, réflexe de défense, immobilisme érigé en système. Ce n'est donc pas à un sain patriotisme que s'en prend l'auteur, mais aux effets évidents, chez nous, d'une certaine manière de nationalisme théorique irrespectueux des faits, et qui, à la suite de Mgr Paquet, préférait de beaucoup « l'honneur de la doctrine et les palmes de l'apostolat » au maniement des capitaux, à « l'hégémonie de l'industrie et de la finance ». On retrouve ce nationalisme dans ce que Trudeau appelle avec ironie « notre » doctrine sociale de l'Église, et dans laquelle il voit « l'exploitation de l'autorité papale pour le compte du nationalisme » (p. 20). Selon lui, on s'en est pris au capitalisme, pas « parce qu'il tenait un certain prolétariat dans un état d'abjecte pauvreté », mais « parce qu'il tenait les Canadiens français en état de colonialisme économique » (p. 20). D'où autoritarisme, xénophobie, refus global. Sur un plan plus concret, que Trudeau analyse à l'aide de citations précises, cette doctrine proposait le retour à la terre, la petite entreprise, la coopération, le syndicalisme catholique et le corporatisme. Ayant ainsi disposé des faits, puis des idées, si éloignées de la réalité, Trudeau s'attache à l'étude des fruits de cet écartèlement : nos institutions. La Société Saint-Jean-Baptiste, l'École Sociale Populaire et autres oeuvres jésuites (Relations, les Semaines Sociales, la Ligue des droits du français, l'Action française, plus tard, nationale), les institutions d'enseignement à tous les niveaux (dépendance de l'État, peur de l'athéisme et du « matérialisme », manque d'ingénieurs), l'Église institution humaine (au rôle cruellement résumé par les deux formules lapidaires : « présence physique », « absence intellectuelle »; à l'attitude négative -- contre le communisme, le socialisme, la ville, l'industrie --), l'État (système des partis, législation retardataire), le Capital (les concentrations anonymes en face du nationalisme, l'opposition Capital-Travail), et le syndicalisme. Et Trudeau termine par ces mots : « En 1949, il y a eu la grève mémorable de l'amiante parce que les travailleurs industriels du Québec suffoquaient dans une société encombrée d'idéologies inadéquates et d'institutions oppressives; parce que l'importance pour la nation de la classe ouvrière était hors de commune mesure avec son peu de prestige; parce que ses gains économiques collectifs correspondaient à des reculs dans la hiérarchie sociale . . . ; parce que notre philosophie morale et notre politique ouvrière ne tenaient pas suffisamment compte du peuple industriel que nous étions devenus » (p. 90). Pour tout dire, Trudeau a fait de la philosophie politico-sociale, et c'est dans cette perspective qu'il faut juger son travail. Il n'y est pas allé de main molle dans sa critique des idées de notre « élite » et de nos institutions. Son schème peut sembler à plusieurs exagérément simplifié, son tri des citations et des événements, trop partiel et partial, et ses omissions (par exemple, le cas Relations, et, bien avant, le cas Desranleau à Sorel), biaisées. C'est là-dessus, je pense, que le dialogue doit s'engager. Au delà du style ironique, de la caricature finement bâtie, de la cruauté souriante, des coups de bistouri qui font saigner presque sans douleur ou des procès rapides et implacables qui feront mal à tant de gens, il faut reconnaître la probité intellectuelle de l'auteur et se demander : Ce qu'il écrit là est-il vrai, dans son essence ? Son texte nous aide-t-il à nous approcher de la réalité sociale du Québec du dernier demi-siècle ? Sinon, il faudra dire en quoi et pourquoi. En présence des contributions qui suivent, le texte de Trudeau apparaîtra à certains comme un hors-d'oeuvre, qui eût pu tout aussi bien se publier indépendamment du reste. En fait, on ne voit pas toujours clairement la relation entre ce texte discursif et les monographies moins glorieuses, plus sèches, mais très méritoires qui, elles, portent toutes sur la région et le conflit de l'amiante. Hors-d'oeuvre convient moins, je pense, qu'hypertrophie par rapport à l'équilibre du volume que j'ai en mains. En ce sens, l'unité du volume peut être desservie, ce qui n'enlève rien à la valeur absolue du texte de Trudeau, et on peut avoir la tentation de minimiser la valeur des textes des autres collaborateurs. Jean Gérin-Lajoie fait l’« Histoire financière de l'industrie de l'amiante ». Avec des moyens de fortune, il brosse un tableau assez cohérent du passé de l'un des antagonistes. Il souligne l'extrême instabilité de l'industrie, de 1878 à 1939 (crises économiques, fluctuations des marchés, concurrence implacable entre producteurs, changements brusques dans les prix, production irrégulière), instabilité que les travailleurs ont forcément partagée dans leur emploi et dans leur salaire, et qui rendait les employeurs réticents devant des demandes d'augmentations à caractère permanent, comme ce fut le cas au cours des négociations de 1948-1949. Fernand Dumond brosse l'« Histoire du syndicalisme dans l'industrie de l'amiante ». Compte tenu de la sécheresse des sources, son travail a une réelle valeur. Comme Beausoleil, il voit dans les luttes qui ont précédé la grève une bataille permanente pour la reconnaissance syndicale. Il décrit avec franchise, et avec textes incriminants à l'appui, le paternalisme des aumôniers du début, leur accointance avec les compagnies (en leur fournissant au besoin informations et briseurs de grève), leur autoritarisme à l'intérieur de syndicats dont la survivance -- Dumont le démontre bien -- était de fait attachée à la profondeur des racines qu'ils plongeaient dans la masse des travailleurs, l'hostilité des compagnies et des pouvoirs publics à l'endroit du syndicalisme. Il fait enfin l'histoire des relations de travail dans l'amiante, tissée de recours à l'action directe, désespérée, désordonnée aussi. Cet arrière-plan nous amène à l'analyse des faits relatifs à la grève elle-même. Gilles Beausoleil, pour sa part, consigne les faits de la grève au jour le jour dans son « Histoire de la grève à Asbestos »; il se refuse toutefois à les dissocier de l'histoire des relations entre la compagnie et ses employés et de celle des relations industrielles au Québec. Après avoir démontré l'attitude « légalistique » du gouvernement, la collusion patronat-gouvernement, et après avoir décrit l'aide reçue par les grévistes d'un peu partout, les tactiques des protagonistes, les menaces et les violences, Beausoleil fait une analyse très pertinente des diverses « explications » de la grève (peur de la co-gestion, certitude patronale du désir de grève chez les travailleurs, nature des revendications syndicales – contrôle global de l'embauchage, des promotions et renvois, de l'ancienneté, des griefs --, hausse du coût de la vie, présence d'agitateurs, politique), donnant pour finir sa propre interprétation : « L'enjeu de cette lutte était la transformation radicale du système de relations sociales à l'intérieur de l'entreprise . . . (Ce) fut aussi une grève de reconnaissance syndicale à l'intérieur de la communauté canadienne-française . . . La grève d'Asbestos fut une lutte de pouvoir » (p. 209). Suit une description, préparée en collaboration, des diverses étapes des négociations proprement dites. L'abbé Gérard Dion nous présente ensuite un texte sobre et fort éclairant sur « L'Église et le conflit de l'amiante ». Ce n'est plus du tout l'Église de l'absence intellectuelle décrite par Trudeau; c'est une Église qui soudain semble avoir acquis une conscience violente de ses responsabilités sociales concrètes. Et puis, comme nous le rappelle l'auteur, l'Église est faite également de tous ces laïques qui ont vécu le drame de l'amiante avec plus ou moins d'intensité. Les aumôniers syndicaux prennent carrément la défense des travailleurs : « Si j'étais mineur, je serais moi-même en grève », déclare l'un d'eux. Plusieurs évêques, par des paroles et par des actes, prennent position dans le conflit. La Commission sacerdotale d'études sociales joue un rôle bienfaisant auprès de la Hiérarchie et sur l'opinion publique. Une souscription efficace est organisée aux portes des églises. Selon l'abbé Dion, l'Église a posé des gestes aussi précis pour assurer et pour rétablir au plus tôt la paix sociale, pour assurer le maintien dans l'existence de la C.T.C.C., et enfin pour se dissocier d'opinions émises dans le public par des gouvernants et par le président de la principale des compagnies d'amiante, opinions qui laissaient planer des doutes sur l'orthodoxie des chefs syndicaux catholiques, sur la moralité de la grève et sur l'orientation doctrinale de la C.T.C.C. « La grève dans nos cadres juridiques » : ce texte de Charles-A. Lussier, incisif à point, constitue un beau travail de dissection des aspects « illégaux » de la grève. L'auteur indique comment, autour de l'illégalité de la déclaration de grève par le syndicat, ont joué de nombreuses autres illégalités, commises cette fois par les employeurs (efforts pour briser le syndicalisme par l'intimidation, les atermoiements, les congédiements de syndiqués, les lock-out et les comités de boutique) et par le gouvernement (retrait de la certification par la Commission de relations ouvrières, déclarations et gestes du ministre du Travail, puis procédures de remise du certificat au syndicat par la même Commission). Cette étude nous permet de voir comment, à l'occasion de conflits sociaux, la loi peut facilement devenir un instrument utile pour la domination d'un antagoniste par l'autre. La contribution de Gérard Pelletier sur « La grève et la presse » est extrêmement précieuse; et l'analyse qu'il fait du contenu d'un bon nombre de périodiques sur la grève de l'amiante gagnerait à être imitée. Pelletier souligne que la grève ouvrit une ère nouvelle aux relations entre la presse du Québec et le monde ouvrier. À cette occasion, tout le monde -- et les journaux aussi ! -- dut prendre partie, ce qui est toujours opération fort incommode et dangereuse ! Le Devoir plongea à fond dans le conflit. Les journaux politiques prirent beaucoup de temps à se rendre compte pratiquement de l'existence de la grève, et durent enfin rompre un « silence impossible » avec des propos prudents et stéréotypés. Les journaux expressément catholiques eurent aussi la prudence, mais, en plus, la sympathie : une sympathie active, précieuse, un peu étonnante parfois. L'information, pour sa part, se fit au petit bonheur, sans grand sérieux. Selon Pelletier, le sursaut d'alors fut de courte durée : « état de grâce éphémère », tôt suivi d'un retour rapide au conservatisme méfiant. Viennent ensuite trois chapitres qui considèrent les résultats de la grève. Maurice Sauvé, « Six ans après », établit le bilan économique et financier à Asbestos. Il évalue la situation présente par rapport aux revendications de décembre 1948; il indique la façon dont se sont réglés les griefs issus de la grève (procédures civiles, accusations au criminel, non-réembauchage des grévistes); il fait un estimé de la position du syndicat (enthousiasme, effectifs, finances); enfin, il fait état des conséquences économiques de la grève : pertes et gains de salaire, dettes des membres envers le syndicat et la Caisse populaire, etc. Réginald Boisvert offre un texte très lucide sur « La grève et le mouvement ouvrier ». Il se demande quelle est la capacité d'action commune du monde ouvrier. « Quelle fut l'ampleur du mouvement de sympathie générale déclenché par les grévistes ? Que nous révèle ce mouvement sur l'état des relations intersyndicales à ce moment ? Dans quelle mesure la collaboration d'alors s'est-elle maintenue entre les mouvements ? Quelles sont, à l'heure actuelle, les perspectives d'une unité d'action syndicale ? » (p. 347). Autant de questions auxquelles Boisvert apporte une réponse, plutôt optimiste. La C.T.C.C., à la suite de la grève, a gagné auprès des autres centrales ouvrières un lustre dont elle avait grand besoin. Boisvert souligne le fait que le nationalisme, apposé au syndicalisme, n'a pas empêché au Québec le progrès des « internationaux », « qui avaient sur la C.T.C.C. l'avantage de poser en termes économiques un problème avant tout économique... » (p. 358). Ses « perspectives d'avenir » sont remplies de considérations extrêmement intéressantes sur la fusion et l'avenir du syndicalisme canadien. Pierre Elliott Trudeau nous revient enfin, en « Épilogue », pour nous inviter à méditer sur le sens de la révolution industrielle en cours et sur les problèmes nombreux qu'elle pose à la conscience canadienne-française. Il résume et complète la pensée de ses collaborateurs sur bon nombre de points. Il tient sur la grève en général des propos très intéressants : il souligne la nécessité, par exemple, de la menace de grève, sans laquelle les négociations « d'égal à égal » (?) sont impensables; il n'a pas tort de considérer la grève comme la continuation, par la manière forte, des négociations collectives. En appendice, « Le procès Rocque : une abstraction», un texte déjà publié de Jean-Paul Geoffroy.
Source : Roger Chartier, « Recension du livre de Pierre Elliott Trudeau (ed.), La grève de l’amiante », dans Actualité économique, Vol. 32, No 2 (juillet-septembre 1956) : 353-358. Quelques erreurs typographiques mineures ont été corrigées. Nous remercions l’éditeur de la revue Actualité économique qui a aimablement accepté que ce texte soit reproduit au site d’histoire du Québec.
© 2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis College |