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Notre littérature : La grève de l’amiante par Jean Blain
En 1949, une fois la paix revenue à Asbestos, c'était le sentiment confus et assez généralisé que le conflit de l'amiante avait servi de catalyseur à un phénomène social nouveau assez difficile à cerner et qui semblait avoir été une sorte de libération de la conscience ouvrière. S'agissait-il d'un simple sursaut provoqué par une crise localisée et bien circonstanciée ou étions-nous plutôt en présence d'une perturbation en couche profonde dont on ne peut mesurer l'ampleur que dans la complexité des idéologies et de la situation politico-économique d'une nation. De jeunes intellectuels -- dont quelques-uns avaient vu les événements de près -- se mirent à l'étude minutieuse du conflit. C'est le résultat de leurs recherches qu'ils livrent aujourd'hui sous le titre de La Grève de l'amiante (1). Pour eux l'option est faite. La grève d'Asbestos est un événement à portée considérable qui a ébranlé les fondements de la société québécoise. Mais en dépit de la rigueur et de l'objectivité des études et bien que le conflit ait été étudié sous tous ses angles et rattaché du mieux qu'il était possible au contexte québécois, bref malgré le désir acharné des auteurs qui n'ont rien négligé en vue de faire la preuve, l'ouvrage au total présente de troublantes insuffisances. J'oserais même dire qu'il ne peut convaincre celui qui n'aurait pas auparavant « senti » les événements d'Asbestos de même que d'autres indices -- l'émoi causé par la déclaration des abbés Dion et O'Neill par exemple -- qui témoignent sans doute d'une réforme accélérée de nos structures dans tous les domaines à la fois. À remarquer que l'équipe de Cité Libre responsable de l'ouvrage trouvera quand même peu de contradicteurs. C'est que justement l'oeuvre aiguillonne et précise jusqu'à un certain point cette intuition d'évolution rapide de notre peuple que partagent assez généralement -- certains à leur corps défendant -- ceux qui ont vécu avec intensité la vie québécoise au tournant du demi-siècle. Mais l'ouvrage ne peut faire plus, se tenant lui-même dans sa partie essentielle sur le plan des données intuitives. Bien sûr je ne parle pas des chapitres consacrés à l'étude des divers aspects du conflit, qui sont pour la plupart des documents de première valeur mais dont la portée est nécessairement restreinte. Je veux parler des deux textes de Pierre Elliott Trudeau qui les encadrent, qui situent la grève dans le cheminement de la société et de la pensée canadiennes-françaises en tentant de mettre en relief les modifications qu'elle y a apportées. Par leur objet ces deux textes, le chapitre liminaire et l'épilogue, étaient évidemment dans la conception de l'ouvrage les deux pièces de base, celles qui devaient rendre compte de l'importance de l'étude entreprise. Car il ne suffisait pas d'expliquer que la grève de l'amiante ait été en soi un conflit majeur ni même qu'elle ait eu une influence certaine dans le domaine des relations industrielles. Il fallait montrer sa valeur relative au contexte social et idéologique dans lequel elle s'inscrivait. C'est cette dernière tâche, la plus ardue, que Trudeau a entreprise et dont il n'a pu faire qu'une demi-réussite. En réalité il n'est pas parvenu à établir les joints entre l'avant et l'après du conflit. On sent qu'il tient parfois la vérité mais il manque définitivement à nous la prouver. La difficulté d'arriver à ses fins l'oblige même à tirer un peu fort sur les conclusions. Ainsi, quand il affirme :
Il est indéniable qu'une telle libération soit survenue depuis 1949. Mais Trudeau n'en fait-il pas l'effet d'une cause un peu trop disproportionnée ? Et même s'il avait raison, la causalité n'en serait-elle pas encore à être démontrée ? Plus loin, il récidive :
Le moins qu'on puisse dire, c'est que cela ne va pas de soi, même si cela est. D'autre part, examinant « la cote présente du syndicalisme auprès de nos trois institutions traditionnellement les plus importantes » : l'Église, l'école nationaliste et l'État québécois, Trudeau semble conclure assez paradoxalement qu'elles n'ont guère été modifiées par les événements de 1949. Malgré la sympathie « d'une aile courageuse et dynamique du 'jeune' clergé, affirme-t-il, le syndicalisme souffre encore d'une grande incompréhension dans le milieu des clercs. » Au sujet de l'école nationaliste, il parle « d'immobilisme sur le plan social ». Quant à l'État québécois, « le présent, dit-il, n'a servi qu'à renforcer son passé antisyndical. » Or, si l'on admet que ces institutions, l'Église et l'État en particulier, ont encore une influence, diminuée peut-être, mais prépondérante dans notre milieu et que d'autre part elles ont été peu affectées par la grève, qui donc incarne les « formes nouvelles » dont la province de Québec s'est revêtue à la suite du conflit d'amiante et par quels médiums s'expriment les « puissances créatrices » qui furent libérées dans tous les domaines ? II y a dans l'argumentation de Trudeau une absence de rigueur évidente qui met à certains endroits l'auteur dans des postures inconfortables. Et pourtant il s'en trouvera peu pour nier que nous ayons là une des études les plus pénétrantes, les plus justes de notre évolution actuelle. À quoi tient cette anomalie ? Peut-être au fait que le texte a une valeur prophétique plus que démonstrative. Il emprunte sur l'avenir. Il explique le sens d'une évolution dont nous sommes tous plus ou moins conscients mais dont personne encore ne connaît le terme. La perspective étant trop rapprochée, la vérité ne peut être que partielle et ne se prêter que difficilement à la démonstration. En ce sens les jugements de Trudeau, quoique corroborés par une foule d'indices et admis par la plupart d'entre nous, souffrent encore d'être trop hâtifs. Il est probable que toute la vérité des événements de 1949 n'éclate que dans une perspective qui déborde beaucoup à la fois l'époque actuelle et l'unique plan social. Une étape de la révolution industrielle, la grève de l'amiante est peut-être davantage un aspect important d'une révolution plus profonde que nous vivons encore, la réforme de nos structures devant le défi constant de la réalité et de la vie. Mais cette réforme, la grève de l'amiante ne saurait à elle seule en rendre compte comme nous le laisse souvent à penser l'argumentation de Trudeau. Ce qui explique d'ailleurs que ses conclusions, justes en soi, dépassent souvent ses prémisses. (Les gens de Cité Libre vont-ils verser dans le défaut qu'ils reprochent si vertement aux nationalistes : celui de tout concevoir, de tout expliquer du seul point de vue qui leur tient à cœur ?) Le phénomène d'Asbestos s'apparente à d'autres de même espèce qui se sont produits par exemple dans l'ordre religieux, éducationnel, politique, national. Ils semblent tous procéder d'une nécessité urgente de s'adapter à une réalité qui s'éloigne de plus en plus des cadres rigides fixés par une génération qui n'était pas la nôtre. Nous n'avons guère, il est vrai, dépassé le stade de l'interrogation et des tâtonnements. Mais c'est déjà un immense progrès sur l'époque du monopole de la vérité et des postures confortables. « L'Église au Québec nous paraît aujourd'hui bien divisée. Entre laïcs, les accusations d'intégrisme et de progressisme vont bon train » constate Trudeau. Si cette division est déplorable à certains égards, on se console en pensant qu'elle est sans doute le germe d'une revivification du catholicisme québécois qui était en passe de devenir abrutissant. Dans le domaine de l'éducation, c'est encore la réalité inexorable qui a semé la confusion dans nos structures et dans nos normes. C'est elle qui nous force à repenser nos problèmes en termes du vingtième siècle. À première vue, l'ordre politique semble avoir été peu atteint par le mouvement. Mais on pressent quand même que le régime de paternalisme sous lequel nous vivons depuis longtemps commence à présenter des failles sérieuses. II suffit qu'il se soit aliéné la presque totalité de ceux qui se donnent la peine de penser. L'histoire prouve qu'une telle opposition a toujours été fatale. Pour nous, elle prélude à un essai de rajustement à la réalité démocratique. D'où, en se plaçant dans une perspective plus vaste que celle de Trudeau, on peut voir que même si nos institutions traditionnelles, l'État et l'Église du Québec, ont été peu modifiées par le « dérangement social » de 1949, elles n'échappent quand même pas au phénomène salutaire de la remise en question.
Même le nationalisme n'y échappe pas, que Trudeau rend responsable de tous nos maux, sans penser que si nous étions figés sur le plan social, renfermés sur nousmêmes, immobiles dans nos structures, cela était dû moins à la doctrine nationaliste qui nous servait, comme compensation, de pâture idéologique, qu'à une débilité ethnique dont seule l'histoire pouvait rendre compte. Que le sens national se soit alors hypertrophié, qu'il ait débordé indûment sur tous les plans de l'activité humaine, qu'il ait fait dévier toutes nos velléités, il faut en convenir; mais il faut comprendre aussi que, dans notre situation précaire, il représentait alors avec le catholicisme qu'il identifiait à lui-même, la seule valeur dont nous étions sûrs, la seule valeur qui nous appartenait en propre et avec laquelle nous pouvions -- en prenant bien garde qu'elle ne nous échappe jamais -- nous permettre de jouer aux yeux du monde et aux nôtres surtout, la comédie de la maîtrise et de l'autorité. Le temps et la réalité ont eu raison de cette émouvante suffisance. Rajusté à un passé qu'on a débarrassé de ses mythes, le sens national cherche depuis quelques années à s'adapter au présent. Il perd de cette ampleur injustifiée pour laquelle on l'a décrié. Souhaitons que du même coup il soit en voie de s'enraciner profondément au niveau des réflexes vitaux, là où sa présence est moins encombrante mais plus saine, là où les actions qu'il inspire vont de soi. La deuxième guerre mondiale, « cette interruptrice de traditions » comme dit Trudeau, a fortement ébranlé nos structures. C'est sur tous les plans à la fois que le doute s'est levé. Bien malin qui pourrait ici démêler les jeux de l'interaction et déterminer les responsabilités. C'est également dans tous les domaines qu'ont commencé de s'élaborer les « formes nouvelles ». Vouloir à l'heure qu'il est préciser davantage, vouloir y regarder de trop près, c'est risquer que le détail vienne masquer l'ampleur de la vérité. Je ne crois pas que La Grève de l'amiante ait pu soutenir ce défi. (1) -- La Grève de l'amiante en collaboration, sous la direction de Pierre Elliott Trudeau. Les Éditions Cité Libre. Source : Jean Blain, « Notre littérature. La grève de l’amiante », dans l’Action nationale, Vol. 56, octobre 1956, pp. 172-178.
© 2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis College |