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Documents in Quebec History

 

Last revised:
20 August 2001


Documents sur la grève de l’amiante de 1949 / Documents on the 1949 Asbestos Strike

Pierre-Elliott Trudeau et la Grève de l'Amiante (quatrième partie)

C'est la faute aux nationalistes

Tout ne va pas au mieux dans notre société, selon Trudeau, et nous avons admis, au précédent article, qu'il y avait dans son tableau « beaucoup de vrai », mais présenté « dans de fausses perspectives historiques et idéologiques ». Au surplus, en fonction même de cette confusion dont j'ai parlé dans [le deuxième] article , ces accusations contre notre société sont entremêlées dans des accusations dirigées contre l'école nationaliste, qui y sont surimposées. C'est elle qui représente et explique notre société ! C'est elle qui est excessivement conservatrice, réactionnaire, enfermée dans le passé, en constant état d'agressivité et hostile au progrès . . . !

Elle mérite sans doute notre respect, nous dit Trudeau. En dehors de quelques « rares foyers de pensée libre et réaliste » (englobant qui ? Trudeau ne le dit pas, du moins avant l'époque de Cité Libre et de la Faculté de sciences sociales de Laval), elle constituait le seul groupe où il y avait au moins une sorte de pensée. Mais le seul hommage qu'il paraît possible à l'auteur de lui rendre prend un ton désagréable : gens droits, honnêtes, courageux, fidèles, croyants, et même montrant un certain goût pour la culture, mais au demeurant gens passablement insignifiants en ce qui concerne en tout cas les questions économiques et sociales (« parce que mon examen portera surtout sur l'économique et le social, je n'aurai guère l'occasion de dire par quels aspects cette pensée fut valable » -- p. 13).

Une belle thèse !

C'est cette place unique qu'a occupée l'école nationaliste et son insignifiance même, selon Trudeau, qui la chargent . . . de tous les péchés d'Israël ! Au lieu d'une pensée vivante et dynamique, elle a proposé au peuple canadien-français en un moment crucial, « une pensée sociale tellement idéaliste, tellement à prioriste, tellement étrangère aux faits, et pour tout dire tellement futile, qu'elle ne réussit jamais à prendre corps dans des institutions dynamiques et vivantes » (p. 11). Au lieu de tenir compte des événements économiques et sociaux nouveaux du XXe siècle, elle se serait contentée, toujours selon Trudeau, d'intégrer dans un schéma « homogène et logique toutes les idées sociales qui avaient servi au groupe canadien-français à une époque révolue de son histoire » et d'en tirer un programme d'action (« une astrologie ») qui ne visait qu'à nous faire réaliser, envers et contre toutes les réalités, « notre mission providentielle » (p. 12).

Le pauvre peuple canadien-français, lui, avait à affronter bien d'autres problèmes que les nationalistes n'apercevaient même pas. Ne pouvant rien tirer de pratique de cet amas de fadaises, « il s'occupait de relever les défis de son existence » de chaque jour comme il le pouvait, sans guide et sans direction. Tout ce qu'on lui proposait tournant autour de la conservation d'oripeaux du passé dans un monde où ils n'avaient plus d'utilité, n'ayant par suite aucune autre indication sur la façon d'aborder l'avenir, il s'est laissé aller à la dérive !

On ne le niera pas, la thèse est belle ! Un beau cas, comme dirait un médecin d'une maladie assez compliquée pour laisser place à l'imagination créatrice dans l'établissement d'un « savant » diagnostic. Le malheur, c'est que pour toute une école de jeunes d'aujourd'hui, en économie et en sociologie (pas seulement au Canada : les nôtres ont pigé de cela dans des universités étrangères), ce sont des échafaudages de ce genre qu'on appelle de la science. Et ils sont d'autant plus scientifiques que l'échafaudage est plus tarabiscoté et ingénieux tout en restant vraisemblable. Le vraisemblable est la mesure du vrai, et est estimé d'autant plus vrai qu'il est plus complexe et qu'il fait ainsi plus savant !

En réalité, en se proposant de n'analyser que le contenu économique et social de la pensée nationaliste, Trudeau s'était donné la partie belle, du moins du côté de l'économique car du côté social c'est vraiment autre chose. Chacun sait que le Canada français ne s'est éveillé que bien tard à la considération de l'aspect économique des choses; et pas à cause des nationalistes, mais à cause du caractère en somme primitif de son économie. Conséquemment les idées économiques ne sont entrées que bien tard aussi dans le mouvement nationaliste comme ailleurs. Il restera à voir si contrairement à ce que laisse entendre Trudeau, ce n'est pas justement par les nationalistes surtout que notre peuple s'est éveillé aux considérations économiques, ce qui changerait totalement le sens de sa thèse.

Quoi qu'il , en soit pour le moment, Trudeau, ici comme dans l'analyse des défauts de notre société, a détruit la valeur scientifique de son analyse en voulant « forcer ses talents ». Et il restera aussi à voir si, en dépit de leur peu de connaissance de l'économique, les solutions des nationalistes étaient aussi bébêtes que l'affirme Trudeau. Au surplus, attendons l'avenir pour voir ce que la postérité pensera de l'engouement exclusiviste du groupe de Cité libre et de Québec pour l'échafaudage keynésien, en économique ! Il y a déjà de nombreux signes dans le ciel (puisque- nous naviguons dans les « astrologies ») pour indiquer que l'admiration du néophyte envers la dernière théorie ingénieuse sortie d'hier ne conduit pas à moins de futilité qu'une ignorance involontaire qui a quand même laissé le bon sens intact !

Cependant, comme mon intention est, de m'en tenir encore plutôt à l'analyse des erreurs méthodologiques de l’ « approche » et du traitement que Trudeau donne à son sujet, je ne veux pas, à ce point, m'attacher au degré d'exactitude de là thèse. Considérons simplement celle-ci comme une hypothèse à vérifier ultérieurement, par l'analyse soignée des faits. Tenons-nous en à rechercher si, étant donné les circonstances mêmes selon lesquelles les faits se présentent, c'est bien cette hypothèse qui paraît la plus vraisemblable et qu'il fallait par conséquent retenir pour vérification en fonction d'une pareille méthode.

La conquête ne compterait-elle pour rien ?

Tout d'abord, Trudeau note lui-même, avant d'entamer son algarade, que le nationalisme s'est imposé, au peuple canadien-français comme, en quelque sorte, la seule attitude d'esprit qui put « lui permettre de préserver ce par quoi il était lui-même ». Certes cela n'excuse pas les nationalistes, cent cinquante ans après la conquête, d'entretenir des idées baroques sur la politique à donner au peuple, face aux événements du temps. Mais les raisons pour lesquelles le nationalisme était la seule issue pourraient bien expliquer pourquoi les propositions concrètes des nationalistes n'ont pas abouti. Autrement dit, les causes d'insuccès pourraient bien ne pas être intrinsèques à la pensée, mais extrinsèques, attribuables à des circonstances en quelque sorte incontrôlables et auxquelles il n'y avait pas nécessairement à se soumettre pour cela.

Le peuple canadien-français a dû se retrancher dans le nationalisme parce que, nous dit Trudeau, il a été « vaincu, occupé, décapité, évincé du domaine commercial, refoulé hors des villes, réduit peu à peu en minorité, et diminué en influence dans un pays qu'il avait pourtant exploré et colonisé » (pp. 11-12). C'est pathétique et vrai ! Et cela fournit une hypothèse toute simple à bien des explications ! Comment Trudeau a-t-il pu, sans parti pris, raisonner ensuite sans tenir aucun compte des situations ainsi créées ? Comment n'a-t-il pas été incité à considérer que ces événements et l'état politico-économico-social qui en est résulté pouvaient expliquer les difficultés d'adaptation du peuple aux circonstances nouvelles de son évolution sans qu'il soit nécessaire d'imaginer que la futilité de la pensée nationaliste devait en être la vraie cause ?

Sans compter que, ces circonstances nouvelles allaient signifier un nouveau branle-bas. Une nouvelle défaite dans l'accaparement par l'étranger des quelques grandes entreprises de l'époque que des Canadiens français avaient commencé à mettre sur pied ! Une nouvelle occupation de tout le domaine économique à proprement parler et un nouveau refoulement vers des fonctions prolétarisées cette fois ! De nouveaux déplacements massifs, vers les villes maintenant, d'une population absolument sans traditions de vie urbaine ! Une nouvelle réduction à l'état de minorité dans l'ordre économique, après l'ordre politique, puisque au temps où la terre et l'artisanat formaient l'armature économique, le fait d'avoir perdu le secteur commercial la laissait quand même maîtresse d'un secteur important !

Or de la conquête et de ses conséquences, il n'est plus question dans le reste du texte. Ce sont des faits dont l'auteur a trouvé intéressant de se servir, apparemment, pour corser son style, mais qu'il n'a pas jugé à propos de faire entrer en ligne pour expliquer l'état d'inorganisation et d'instabilité institutionnelles dans lequel il prétend trouver le peuple. Tout ce qu'il a à dire : « C'est la faute aux nationalistes ! »

Quant au second grand dérangement, celui de la conquête économique par les forces américaines, c'est ce qu'il appelle la Révolution industrielle incomprise des nationalistes. Mais ses méfaits, en somme, ne viendraient que de ce qu'elle n'a pas été comprise. Apparemment, il aurait existé quelque formule magique qui aurait permis de tout redresser si seulement les nationalistes avaient été assez perspicaces pour la voir. Encore une fois, c'est la faute aux nationalistes !

Le ballottement de la ville à la campagne et de la campagne à la ville ! De l'état de nation organisée et en quelque sorte indépendante à l'état de pays occupé politiquement puis économiquement ! De la vie d'aventure et de coureur des bois à celle de colon et de rural, puis de rural à prolétaire ! Tout cela en un siècle ne pourrait pas expliquer un déboussolement, une sorte de fatalisme de la vie au jour le jour, qui pourrait détourner un peuple de l'aptitude à aborder les grandes politiques et à mettre en oeuvre des idées qui ont pu lui être proposées. Et alors ce ne serait plus nécessairement la futilité des idées qui serait en cause tellement que l'incapacité fondamentale du peuple à les réaliser, faute d'un point d'appui psychologique suffisamment étayé !

Anachronique comme trop de jeunes qui ne connaissent pas suffisamment leur histoire et qui ne retrouvent plus dans le présent d'éléments qui facilitent la compréhension du passé (tellement tout a changé vite depuis une génération), Trudeau juge les propositions des nationalistes d'avant 1910 ou d'avant 1930 dans les perspectives d'aujourd'hui. Il ne s'est pas demandé si les bouts de textes qu'il leur arrache prétendaient être des absolus, ou seulement des propositions proportionnées aux moyens dont le peuple disposait dans le temps. A un moment donné, il se propose un objectif juste : non pas juger les insuffisances du nationalisme (« peut-être les générations d'aujourd'hui auraient-elles pensé comme celles d'hier, si elles étaient nées vingt ans plus tôt » -- p. 13), mais simplement les déceler et les caractériser afin de « faire ressortir de la pensée nationaliste ces éléments surtout qui encombrent le présent ». Mais au lieu d'une sélection, nous assistons à une répudiation en bloc parce que l'auteur se satisfait de la vraisemblance de son hypothèse pour considérer le tout futile en bloc, sinon toujours dans sa substance, du moins dans ses modes.

Un peuple à réveiller !

Pourtant si la cause des insuccès était dans le peuple, ce serait une erreur grave de changer de monture après tant d'années de propagande pour une ou quelques idées, au moment peut-être où des moyens de les réaliser commencent à apparaître. En provoquant ainsi un nouveau dérangement dans les idées cette fois, la nouvelle école, dans cette hypothèse, deviendrait responsable d'un nouveau déboussolement et d'un nouveau retard dans la réalisation « d'institutions dynamiques et vivantes ». Or il y a au moins ici des faits précis, autrement importants que quelques citations pigées ici et là de divers auteurs et plus ou moins arrangées afin de les encadrer dans une thèse préconçue, pour montrer qu'une part au moins de la responsabilité pourrait bien résider dans la fibre psychologique populaire plus que dans la futilité de la pensée nationaliste !

Il est notoire, pour tous ceux qui ont vécu avec le peuple il y a encore moins de vingt ans, et auparavant, que le Canadien français, sous l'effet de la double conquête politique et économique, était fondamentalement convaincu que tout effort au delà des moyens à prendre pour gagner sa vie au jour le jour, était inutile. En politique, cela se résumait dans la formule : « Que voulez-vous, nous appartenons à l'Angleterre ! » Et sur le plan économique, la même attitude était frappée en médaille dans la distinction entre les « messieurs » -- gens de langue anglaise devant qui il faut savoir s'aplatir suffisamment pour avoir une « job » -- et les « Canadiens » -- gens de langue française dont on sait ne pouvoir attendre que les plaisirs de la vie en société, avec d'ailleurs les mesquineries, les envies, les jalousies qui les accompagnent.

En somme, n'est-il pas plus simple et plus vrai de voir que les nationalistes ont été les fouetteurs d'énergie d'un peuple qui avait les reins cassés. Leurs insuccès (que Trudeau exagère à plaisir, comme nous le verrons) ne s'expliquent-ils pas alors très facilement par le fait que dans de telles circonstances, il fallait nécessairement compter sur une longue période d'éducation et d'entraînement au maniement des idées qui doivent conditionner une grande politique, quelle que soit par ailleurs leur valeur.

D'ailleurs, après les événements politiques et syndicaux des deux dernières années, tant sur les plans provincial, fédéral que municipal, quel jugement Trudeau porterait-il aujourd'hui, selon ses critères, sur la qualité des idées de son groupe ? Dans combien de temps estime-t-il qu'elles auront produit des institutions dynamiques et vivantes, vu qu'elles sont susceptibles, par définition, d'être plus réalistes, de correspondre mieux aux besoins réels d'un peuple affecté par la Révolution industrielle ? Est-ce pour avoir pris conscience de leur irréalisme qu'il aurait mis le Rassemblement sur la voie de garage de l'étude pour la prochaine année ?

Et les jeux de la politique ?

Et que dire des jeux de la politique ? Trudeau ne leur accorde pas une grande place. Il a tout simplement trouvé le tour d'en éliminer l'importance fondamentale en classant nos partis parmi les institutions issues en quelque sorte du nationalisme et en rendant le nationalisme responsable de leur impéritie. « Les théoriciens du nationalisme, écrit-il ( . . . ), furent les grands responsables de ce que la politique chez nous -- en se concentrant sur le nationalisme -- ne dépassa jamais le palier émotif, qui n'a que faire de doctrines, et où l'apostolat remporte moins de victoires que la machine électorale et l'esprit de parti. » (p. 69). D'ailleurs que pouvaient faire ces pauvres politiciens, qui n'avaient « que faire des inapplicables doctrines sociales » que leur fournissaient les penseurs de la nation ! Ici, quiconque a un peu vécu le cours des cinquante dernières années de notre histoire s'arrête vraiment estomaqué. Trudeau ne peut avoir que l'excuse de sa jeunesse et, par conséquent de son manque d'expérience des réalités de notre vie politique, pour avoir pu trouver la moindre nuance de vérité à ces produits purs d'un cerveau en délire d'hypothèses scientifiques.

Les politiciens de chez nous ont bien sûr exploité à tout crin l'instinct nationaliste du peuple, mais quand ont-ils vraiment essayé d'appliquer ou de réaliser les propositions concrètes qui émanaient de la doctrine nationaliste, qu'ils ont toujours férocement combattue ? Et ils n'auraient pas essayé de les appliquer parce que, dans leur grande compréhension et leur grande sagesse, ils se seraient rendu compte de leur manque de valeur pratique. C'est par suite aux nationalistes qu'il faudrait attribuer toutes les déchéances de notre politique ? C'est vraiment incroyable comme affirmation ! Ou plutôt, c'est une vérité cruelle, mais dans un sens tout autre que celui de Trudeau, si bien que celui-ci risque ici, par ceux qui n'approfondiront pas sa pensée et n'en verront pas l'erreur dans la perspective où il se place, d'être pris comme un vulgaire petit politicien cynique.

Les politiciens de nos partis lui confirmeront sans doute qu'ils n'ont jamais pu essayer d'appliquer les propositions nationalistes, parce qu'elles étaient utopiques, inapplicables. Mais qu'est-ce que cela veut dire dans leur bouche ? Qu'une telle politique n'aurait pu être acceptée, même dans Québec où nous sommes la majorité, par l'opinion anglo-canadienne ou américaine qui détient l'argent ! Et que par conséquent leur propre avancement personnel dans le parti (étant donné ce qu'est le parti) et le succès de leur parti n'auraient pas été possibles, vu que de toute façon les élections ne se font pas avec des prières, et que s'il faut tenir compte du peuple, il faut aussi tenir compte des bailleurs de fonds. En ce sens, Trudeau a certes raison : les propositions des nationalistes n'étaient pas pratiques; et ils en ont toujours été bien conscients. Mais en ce sens, il n'y a plus d'idées ou de politique réaliste en dehors du pur opportunisme ou arrivisme de l'argent et de l'électoralisme combinés en une dose appropriée pour garder le pouvoir. Comme ce n'est pas ce que Trudeau veut, qu'il ne s'en fasse pas trop : il n'a pas les idées des nationalistes, mais les siennes sont tout aussi irréalisables et aussi futiles à cet égard !

Et le conquérant . . . ?

Etant donné l'esprit de parti et l'arrivisme de nos politiciens, il est donc plus que précaire de prétendre que leur défaut d'appliquer les propositions nationalistes concrètes fait la preuve de la futilité de ces propositions. Et dans notre pays, pour les Canadiens français, il y a plus. Non seulement nos partis, dans Québec, sont-ils par suite de la situation économique, sous la domination de bailleurs de fonds qui nous sont étrangers et qui voient d'un mauvais oeil une politique pro-canadienne-française différente de leur façon de concevoir la politique économico-sociale, mais ces partis (à l’exception de l'Union nationale, que des circonstances diverses ont placée dans une situation spéciale et qui constitue un phénomène récent) ont toujours été inféodés dans les grands partis canadiens a l'échelle nationale.

La conséquence de cela, c'est que nos politiciens sont insidieusement choisis par la machine du parti, non pas en fonction des intérêts et de la représentation véritable des idées des Canadiens français, mais de la politique du conquérant, dont le jeu opportuniste consiste à tolérer assez de nationalisme pour éviter une révolte véritable possible du peuple canadien-français, mais pas plus ! Dès après la conquête, le conquérant, pour gouverner a inauguré cette tradition en choisissant dans la population conquise, pour l'assister, ceux des Canadiens français qui consentaient à entrer suffisamment dans son jeu pour des avantages personnels de succès, de prestige ou d'argent. Nos partis se sont ainsi graduellement formés avec ceux des nôtres qui étaient éventuellement le plus prêts à l'abdication ou qu'on croyait susceptibles d'être assouplis. Ces derniers, même si on les essayait au début pour voir si leur intransigeance ne fléchirait pas à l'expérience et s'ils ne deviendraient pas ainsi d'excellents instruments, étaient progressivement et habilement éliminés ou maintenus à l'arrière ban du parti.

Cette « élite de gouvernement » s'est ensuite chargée, pour asseoir solidement ses positions, de faire elle-même l'éducation politique du peuple à la soumission, en lui faisant accepter, de la bouche de ses congénères ce qu'il n'aurait pas consenti à entendre dans des bouches étrangères. Les thèmes de cette éducation sont bien connus et comportaient leur part de vérité, ce qui les rendait fort insidieux; ce sont, on le sait, la « bonne-entente » et « l’unité nationale ». Éducation qui comportait, en somme, une part de sagesse, de soumission raisonnée à des circonstances inéluctables, et une part d'avachissement, de veulerie et d'aplatissement. On a fait comprendre (sic) au peuple canadien-français qu'il est après tout le peuple minoritaire. Que les bonnes moeurs démocratiques exigent qu'on sache se soumettre de bon gré à la volonté de la majorité. Que de toute façon, en ne se conformant pas à cette règle, le Canada français risque de dresser tout le pays contre lui et d'être éventuellement écrasé, mis en pire situation qu'il n'est actuellement. On lui a fait valoir qu'il était bien chanceux d'avoir eu affaire à un conquérant si généreux et qu'il doit déjà s'estimer bien heureux d'avoir autant de liberté qu'il en a !

En somme, on a, par les partis, éduqué le peuple canadien-français à n'estimer faisable, comme réalisation de lui-même, que ce qui peut être fait avec l'assentiment de la majorité anglo-canadienne; et que comme elle est la majorité, nous ne pouvons guère compter avoir plus dans ce que nous pensons, que ce qui est conforme aux idées de la majorité ou ce qu'elle peut accepter de différent sans ennui. Dans tout le reste, il faut savoir se soumettre à l'intégration lucide et, surtout, ne jamais écouter les extrémistes (c'est-à-dire les nationalistes) qui ne peuvent nous conduire qu'à un autre 1837. Et je le souligne en passant pour que Trudeau y réfléchisse, aujourd'hui il n'y a pas seulement les politiciens arrivistes pour prêcher cette « astrologie » du défaitisme au peuple canadien-français. Il y a aussi ceux qui s'estiment les penseurs réalistes de la nouvelle génération !

Ces faits se dégagent presque de toute évidence de la lecture d'une histoire un peu détaillée de notre vie politique. Et naturellement ils sont bien connus de ceux qui ont vécu et observé les événements de la fin du XIXe et du premier tiers du XXe siècle. Mais si on ne veut pas les accepter comme des faits, ne doit-on pas, quand on sait ce que c'est qu'un conquérant, quand on connaît en particulier le conquérant anglais et sa politique à travers le monde, considérer que c'est au moins là une hypothèse aussi vraisemblable pour expliquer le peu de succès des politiques nationalistes, que la futilité de cette politique ? Dans la mesure justement où cet effet politique a existé, ne suffit-il pas à expliquer, sans recourir à une supposée futilité de la pensée, que nos politiciens ne se soient jamais beaucoup intéressés à une politique dont l'objectif avoué était d'empêcher cette fusion progressive du Canada français dans le grand tout Canadien anglais, à l'encontre de la politique des grands partis. Et qu'alors, nos politiciens ne pouvaient pas l'adopter sans risquer leur avenir politique personnel dans ces grands partis ?

La démonstration par le peuple

Mais il reste encore, après cela, une arme de l'arsenal de l'argumentation à la Trudeau. Preuve que la pensée nationaliste était futile : « elle n'a jamais réussi à déboucher sur l'action politique » (p. 69). La présomption ici est que si un programme a réellement de la valeur, il doit réussir. La sagesse populaire serait en somme souveraine en la matière. Elle ne pourrait pas être trompée; et quand elle refuse de sanctionner par l'élection les idées qui lui sont proposées, c'est que ces idées sont futiles !

Il y a, dans la Grève de l'Amiante, toute une page qui va loin à ce sujet et qu'il faut citer. Comment le peuple canadien-français a-t-il survécu malgré tout demande Trudeau ? Et il répond :

Précisément en faisant fi de toute idéologie. Paradoxalement, notre groupe ethnique à qui l'on confiait une mission providentielle et l'honneur de la doctrine, doit en grande partie à son « matérialisme » d'avoir survécu. Car les peuples ne sont pas doctrinaires heureusement. Leur vie se déroule au niveau de l'immédiat; et la nécessité impérieuse du pain quotidien, de la satisfaction présente, leur impose de redécouvrir sans cesse par méthode empirique les voies du possible. Certes, un peuple peut s'insurger, prendre d'assaut des barricades, soutenir un siège (psychologique autant que militaire), en un mot il peut s'élever momentanément jusqu'à l'héroïsme. Mais par définition l'héroïsme ne saurait être la condition permanente de la majorité des individus. C'est pourquoi un instinct sûr conduit les peuples à réduire les contradictoires entre leurs systèmes de pensée et leurs schémas d'action, aussi bien qu'élaguer pragmatiquement les valeurs qui postulent une opposition héroïque et une inadaptation constante au normal et au quotidien." (p. 89).

Ce n'est pas que Trudeau ait écrit cela qui me surprend. Comme analyse froide et cruelle de ce qu'on peut attendre des masses, le tableau me semble assez juste. Ce qui a lieu d'étonner, c'est le ton d'apologie de cette attitude; c'est que cette constatation vienne, après un long acte d'accusation de toute une école, comme une déclaration triomphale de victoire contre la futilité. Car au fond, c'est là un plaidoyer vigoureux contre toute idée qui s'élève au dessus de l'instinct, contre toute doctrine autre que celle de l'immédiatisme et de l'opportunisme, contre tout effort en vue d'éduquer le peuple, de le rendre meilleur et de le conduire vers des réalisations qui dépassent la seule considération des instincts les plus élémentaires.

Si Trudeau veut vraiment dire ce qu'il dit, je confesse jugement : les nationalistes ont une pensée futile parce que non purement et brutalement matérialiste, parce que non ordonnée à flatter seulement les instincts populaires, parce que visant non seulement à répondre aux besoins quotidiens d'un peuple perdu dans le désert mais aussi à lui demander de faire les efforts voulus pour marcher vers une terre promise, vers un idéal de civilisation. Et si j'écris tous ces articles, c'est qu'en définitive je suis sûr que Trudeau, emporté par une certaine hargne contre les nationalistes et un désir -- comme je le disais avec Daniel Villey et la Pléiade dans mon premier article -- de choquer ceux qu'ils n'aiment pas par la brutalité de ses propos, que Trudeau, dis-je, se laisse entraîner à des propos inconsistants pour le simple plaisir de décocher des flèches.

Car s'il croyait à ce qu'il dit, pourquoi écrirait-il Cité Libre et pourquoi aurait-il formé un Rassemblement pour éduquer le peuple ? L'éduquer à quoi, si ce n'est à aucune idéologie, aucune doctrine, aucune réalisation qui exigera de lui qu'il dépasse le quotidien et l'élémentaire ? Pourquoi dans ces milieux estimerait-on opportun de demander aux ouvriers de sacrifier leur pain quotidien et le bien-être de leur famille pour ce qui deviendrait l'incommensurable futilité, comparée aux problèmes soulevés par les nationalistes, du « check-off » non révocable plutôt que du « checkoff » révocable ou même du procédé normal de la perception des cotisations syndicales par le syndicat sur une base individuelle et volontaire ? Pourquoi toutes ces campagnes contre l'immoralité politique alors que de toute évidence le peuple, lui, appuie de son vote ceux qui prétend-on, desservent ses intérêts ? Faudra-t-il dire que c'est par un instinct sûr que le peuple a réduit la contradictoire entre des groupes d'opposition qui n'ont à lui offrir que des idées et des promesses, et un parti dont la caisse électorale étant bien garnie est en mesure de fournir des avantages 'immédiats concrets ? Serait-ce parce que le peuple « redécouvre sans cesse par méthode empirique les voies du possible » qu'il a préféré la « ville ouverte mais honnête » du Ralliement à la ville policée de la Ligue d'action civique ? ou qu'il se dirait qu'il est-bien inutile de changer l'Union nationale pour un autre parti sur la base d'une campagne d'assainissement des moeurs électorales puisque de toute façon « les voies du possible » nous portent à croire que les autres ne feront pas mieux ? Et cela satisfait-il Trudeau ?

Décidément, la thèse de Trudeau fait eau de partout ! Elle est fondée sur des hypothèses puériles. Et elle se développe dans l'inconsistance historique et idéologique. Elle se termine par une condamnation de la pensée en soi et de tout effort pour une élévation au-dessus d'un réel immédiatiste ou d'un existentialisme brutal, de tout acheminement vers un ordre humain, voulu, pensé et planifié autrement qu'en fonction des instincts et des intérêts immédiats. Et pourtant l'auteur et son groupe effectivement sont des idéologues qui prétendent tout simplement condamner les idéologies de ceux qui les ont précédés pour y substituer la leur. Peut-être serait-il intéressant de se demander quelle peut bien être cette idéologie, car c'est là qu'est le noeud de la question. Les accusations de futilité contre les idéologies adverses ne viennent pas de ce que Trudeau trouve par définition toute idéologie futile, ni de ce qu'il s'est donné la peine d'analyser intrinsèquement les idéologies qu'il condamne, mais d'une fausse méthode scientifique combinée à une intolérance monolithique fondamentale pour les idées des autres. « C'est la faute aux nationalistes parce qu'ils sont futiles. Et ils sort futiles parce qu'ils ne pensent pas comme nous ! » Tel est le fin fond de l'affaire !

Source : François-Albert Angers, « Pierre-Elliott Trudeau et La grève de l’amiante. Quatrième partie. C’est la faute aux nationalistes », dans l’Action nationale, décembre 1957-janvier 1958, pp. 351-367.

© 2001 Claude Bélanger, Marianopolis College