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Pierre-Elliott Trudeau et La Grève de l'Amiante (deuxième partie)Confusion et généralisations hâtives Bien extraordinaire serait-il sans doute qu'un garçon intelligent, comme l'est indiscutablement Trudeau, se soit trompé sur toute la ligne dans les affirmations qu'il empile sur les défauts et les erreurs de notre nationalisme. Il importera de dégager les vérités qu'il nous propose et d'y réfléchir. Mais n'est-il pas aussi extraordinaire, par ailleurs, que se voulant observateur impartial et objectif (1), il n'ait guère vu que du faux et du discutable (du « futile » pour résumer sa pensée par son expression propre (p. 11), dans toutes les conceptions ou propositions économico-sociales des nationalistes. Une telle faculté de trois à quatre générations de penseurs de s'être toujours systématiquement trompés en tout et sur toute la ligne, d'avoir toujours pensé et réalisé les mauvaises choses, ou les bonnes d'une mauvaise façon et au mauvais moment, au point de ne pouvoir trouver grâce devant lui sous aucun aspect, serait certainement un phénomène historique plus qu'extraordinaire. Si un tel portrait de notre société et de ses chefs est aussi « cruellement véridique » que le soutient Jean-Charles Falardeau dans la préface, nous pourrons au moins nous targuer d'offrir au monde un cas digne de la plus minutieuse observation ! Cependant, si curieuse qu'elle fasse dans la bouche d'un savant en train de présenter un ouvrage à prétention scientifique, l'affirmation pourrait encore avoir un sens acceptable en considérant l'exposé de Trudeau comme une caricature haute en couleurs de nos travers sociologiques. Dans une telle perspective, je serais certainement prêt, pour ma part, à concéder plusieurs bons points à l'auteur, même si la caricature, comme celles de Lapalme sur Duplessis, apparaît trop systématiquement dépourvue de toute sympathie pour le sujet; elle devient alors une charge et perd de ce fait une bonne partie de sa valeur caricaturale même, c'est-à-dire son côté gratuitement humoristique. Mais si une caricature peut faire réfléchir, qui osera affirmer qu'elle peut servir de norme à un jugement de fond sur un homme, un système ou une idée ? ou surtout, servir à représenter le climat social d'un pays ou d'une époque en vue d'apprécier à sa juste valeur un événement d'importance historique, ou supposé tel ? Confusion des plans Mais avant d'en venir à certaines déformations grossières de la réalité, prenons le travail de Trudeau au sérieux et essayons de voir comment ce qu'il contient de vrai s'est trouvé complètement faussé et par suite dévié de la vraie réalité. Dans l'espace qu'il est nécessaire de respecter pour ne pas surcharger une même édition de la revue, je ne ferai d'ailleurs pas d'effort pour dégager tout de suite tous les éléments qui entrent en jeu. Je procéderai plutôt par analyse que par synthèse, en laissant à d'autres articles le soin d'aborder d'autres aspects de ce même sujet général. Abordant donc tout de suite le fait d'ensemble qui me frappe le plus, j'estime que la première grande erreur qui vicie tout l'exposé de Trudeau, en le situant, tout au long du développement, dans une fausse atmosphère, c'est la confusion qui y règne quant aux plans sur lesquels il fait porter son analyse et sa critique. Il déclare lui-même avoir voulu « décrire une société » (p. 11) ; mais tout son texte vise à peu près uniquement à établir la futilité de pensée des nationalistes. En fait, cependant, il établit une synonymie presque complète entre « société canadienne-française » et « nationalistes », de sorte qu'ayant les yeux sur celle-là, il impute à ceux-ci tout ce qu'il y trouve de désagréable, à son point de vue, dans la pensée sociale. Il en résulte un quiproquo continuel qui ne peut manquer d'induire le lecteur non averti en erreur, en ce sens qu'il y a sans doute plus de vérité dans le procès de Trudeau envisagé comme description d'un état social que comme critique du nationalisme et des nationalistes. Trudeau arrive tout de même à donner de la consistance au procédé en conférant une acception très large à l'épithète nationaliste. Il la définit justement par l'ensemble de la pensée qui se dégage de l'état social traditionnel, par opposition à l'état social nouveau et aux idées nouvelles non nationalistes qui tendent à résulter de l'industrialisation et de l'urbanisation intensive de la Province. Le nationaliste de Trudeau devient toute personne qui défend l'une ou l'autre des valeurs suivantes envisagées comme système de pensée : la langue française, le catholicisme, l'autoritarisme, l'idéalisme, la vie rurale (p. 12), le retour à la terre, la petite entreprise, le coopératisme, le syndicalisme catholique et le corporatisme (p. 27) (comment a-t-il pu oublier l'autonomie provinciale ?) (2). En vertu de cette conception, défilent ensuite à la barre des accusés (car tel est bien le ton du morceau), par ordre d'apparition dans son ouvrage comme au théâtre : Mgr Laflèche, Mgr Paquet, F.-X. Garneau, Esdras Minville, Joseph Versailles, l'abbé Groulx, Olivar Asselin, l'équipe du Devoir d'hier, Edouard Montpetit, Victor Barbeau, Athanase David, Henry Laureys, le P. Arès, François-Albert Angers, Maximilien Caron, Mgr Gauthier, Albert Lévesque, André Laurendeau, Henri Bourassa, Alexandre Dugré, le P. Georges-Henri Lévesque (à titre posthume comme nationaliste et comme déjà ressuscité à la nouvelle vie), le P. Papin Archambault, Alfred Charpentier, tous les conférenciers des Semaines Sociales en bloc, le cardinal Villeneuve, Hermas Bastien, Gérard Picard (à titre posthume également !), Roger Duhamel, l'abbé J.-B. Desrosiers, Gérard Filion, Dostaler O'Leary, le P. Louis Chagnon, Georges Pelletier, Antonio Perrault, Léon Lorrain, Beaudry-Leman, Omer Héroux, Léopold Richer, Mgr Comtois, Mgr Langlois, Mgr Douville, Sir Mathias Tellier, le juge H.-A. Fortier, l'abbé Emile Chartier, le P. Hermas Lalande, l'abbé Lortie, J.-E. Prince, l'abbé Paul-Eugène Roy, Jules Dorion, le P. Hudon, Arthur Saint-Pierre, le clergé et l'épiscopat à peu près en bloc à travers toute notre histoire, Mgr Parent, le groupe de l'Action Libérale nationale avec quelques atténuations, Maxime Raymond et Edouard Lacroix, etc. Vers la fin cependant, Trudeau laisse entendre que depuis 1950, plusieurs de ces gens, parmi les vivants, ont commencé de voir la lumière (p. 66); mais comme ce n'est pas son affaire, il ne détaille pas. A condition d'accepter une conception assez lâche de ce que peut être une école nationaliste, un tel assemblage peut sans aucun doute être acceptable. Il est probablement vrai que tous ces gens étaient, consciemment ou non, des nationalistes. Mais ont-ils vraiment tous appartenu à l'École nationaliste, qui identifie dans notre province un groupe bien particulier ? Est-ce en vertu d'un nationalisme militant, comme le soutient Trudeau tout au long de son exposé, qu'ils ont pris les attitudes qu'il leur prête, au point de devoir être condamnés par lui à ce titre, même quand ils ont posé des gestes ou dit des choses qui ne lui déplaisent pas, (cf. . pp. 15-17, 20, 23, 27, 29, 30, 31, etc.) ? Plusieurs de ceux qui apparaissent dans la liste précitée se seraient défendus ou se défendraient violemment d'appartenir à l'Ecole nationaliste et auraient pu victorieusement démontrer qu'ils étaient inspirés par bien d'autres sortes de préoccupations. Qui est quoi ? Mais enfin, pourrait, j'imagine, rétorquer Trudeau, ce que j'ai voulu dire, c'est que notre société était pénétrée d'idées nationalistes, et que ce sentiment de base influençait bien des attitudes. -- Fort bien. Il est patent, en effet, comme Trudeau lui-même l'admet (p. 11), que la société canadienne-française est dans son ensemble de tendance nationaliste (3), si bien que les non-nationalistes y ont toujours constitué une faible minorité, de l'avis de Trudeau également (p. 11). Mais s'il s'agit bien d'une « société », n'est-il pas abusif de la qualifier de nationaliste, non pas en fonction de ce qu'est intrinsèquement le nationalisme comme idée, mais d'après un ensemble de valeurs ou de points (comme le catholicisme, la petite entreprise, le coopératisme ou le corporatisme, etc.), qui n'ont de soi rien à voir avec le nationalisme ? Un tel procédé ne me paraît guère admissible, sociologiquement, qu'aux fins de décrire une École ou un parti, qui sous une étiquette (nationaliste) défend tout un programme comportant aussi d'autres éléments, lesquels font effectivement partie de la pensée de l'École (nationaliste). Sur le plan « société », le procédé risque de conduire à l'erreur et à la confusion en incitant le chercheur à n'envisager toutes les idées qu'en fonction d'une seule d'entre elles (ici le nationalisme), comme l'a fait Trudeau. Or il est assez invraisemblable dans une société que tous ceux qui sont catholiques, coopératistes ou corporatistes ne le soient qu'en fonction de leur nationalisme, ou surtout à cause de leur nationalisme, ou vice versa. Par ailleurs, si toutes les idées considérées occupent une place significative dans cette « société », non pas tant par unanisme [sic] de pensée dans un seul groupe majoritaire (cas le plus extrême et le plus rare), mais plus vraisemblablement par le truchement d'une série de groupes majoritaires différents entretenant l'une ou l'autre des idées concernées, une à une ou diversement associées, si tel est le cas, dis-je, s'ensuit-il qu'une École dans cette société, la plus représentative de l'ensemble qu'on puisse trouver, doive être automatiquement identifiée avec toutes les idées qui y pullulent et en être rendue responsable. Avant de pouvoir, ainsi que l'a fait Trudeau, confondre les deux plans et passer indifféremment de l'un à l'autre sans avertissement, il est évident qu'il faudrait démontrer un certain nombre de choses que Trudeau prend trop facilement pour acquises. Sont-ce les nationalistes qui ont inculqué telle ou telle pensée au peuple, ou dans ce domaine particulier ne sont-ils que le reflet de la société ? Ont-ils bien épousé toutes les idées qui émanent de cette société, et cette société accepte-t-elle indifféremment toutes les idées qu'ils mettent de l'avant ? Etc., etc. Monolithisme Trudeau a résolu tout le problème par une formule « notre monolithisme idéologique » (p. 11). Si celui-ci existe, par rapport à la définition qu'il a donnée de notre nationalisme, tout est évidemment réglé. Nous avons alors le cas d'un seul groupe majoritaire de la nation qui ratifie en bloc toutes et chacune des idées incluses dans la définition; et dans ce groupe majoritaire se dégage l'École qui la reflète et lui donne en même temps le ton, sans qu'on puisse très bien distinguer vu que nous sommes en position d'immobilisme absolu. Mais existe-t-il un tel monolithisme au Canada français, en se rappelant qu'il faut se garder de confondre « le monolithisme » et « l’unité de pensée » ? Cette dernière notion n'impliquant le plus souvent qu'une adhésion commune à certains principes de vie ou d'action, n'en laisse pas moins beaucoup de latitude dans l'application ou l'interprétation, et ne permettrait pas la confusion des plans, surtout en fonction d'un champ aussi vaste que celui de la définition de Trudeau. Peut-être ce dernier s'imagine-t-il avoir fait cette preuve par l'alignement des noms et l'accumulation des citations qui les accompagnent, sur les divers sujets. Mais il n'en est rien. Car il n'a nullement, pour caque sujet, montré que la pensée de chaque auteur embrassait le cycle complet des positions qu'il définit comme nationaliste, ni distingué les adeptes connus de l'École nationaliste et montré qu'ils acceptaient le cycle complet des idées qu'il a trouvées représentatives de notre société. Il a glané ici et là, à travers les textes des divers auteurs, des adhésions d'un ou de quelques individus à un point de la doctrine, d'autres individus à d'autres points, sans distinguer « société » ou « École », c'est-à-dire en présumant que son analyse définissait par elle-même l'École qu'il dénonce. Le procédé est grossier. II relève de l'art impressionniste plus que de la méthode scientifique. Il ne peut servir qu'au caricaturiste et au pamphlétaire, jamais au sociologue ou à la science politique. Manifestement, Trudeau a pris « notre monolithisme idéologique », non pas comme une vérité préalablement démontrée, mais comme ce qu'une méthodologie discutable appelle une « hypothèse de travail ». Cette hypothèse s'est sans doute imposée à lui à la manière philosophique plutôt qu'à la manière scientifique, c'est-à-dire comme une opinion intuitive qui s'est formée en lui à l'observation générale ou globale des faits, plutôt qu'à la suite d'une analyse minutieuse des faits par le détail. Ce procédé, fort contestable quand il s'agit d'établir le sens d'un phénomène (qu'il faut d'abord connaître intimement) et non une certitude d'ordre rationnel, l’a ensuite induit à s'attacher à son hypothèse prématurée comme à une vérité certaine : au lieu de la démontrer par l'analyse subséquente des faits, il s'est satisfait d'avoir pu piger dans une série d'auteurs des bouts de texte qui illustraient son opinion. En un sens, Trudeau se révèle ainsi comme étant bien de son milieu, tel qu'il le décrit : « pensée idéaliste », « à prioriste », « étrangère aux faits » (je serai poli, je n'irai pas jusqu'à dire « futile »). (p. 11). Comme la chose se produit souvent en pareil cas, le tableau que Trudeau fait de notre société sous son aspect monolithique n'est pas pour cela complètement faux. Il continue à valoir ce que vaut son impression intuitive de départ. Et il n'y a pas de doute que, comparé à la plupart des nations contemporaines, le Canada français a fait montre, du moins jusqu'à récemment, d'une remarquable unité de pensée. Cette unité vient, comme je l'ai montré au précédent article, de son catholicisme profond (bien plus en fait que de son nationalisme), intouché par les courants d'idées de la Renaissance, de la Réforme et de la Révolution. Ainsi le Canadien français s'est rallié à un style de vie simple, dédaigneux de la poursuite des richesses et de l'ambition des grands succès d'affaires (qui ont été dans le reste du monde l'un des principaux fruits des idées de la Renaissance et de la réforme calviniste). Et cette adhésion a eu nécessairement des conséquences sur ses attitudes économiques et sociales. De cette constatation et impression générale à l'affirmation d'un monolithisme idéologique sur tous les sujets particuliers que Trudeau introduit dans sa définition de notre nationalisme, il y a cependant une marge, qui ne résiste pas à une première observation un peu plus détaillée des faits. Tout d'abord, même l'affirmation de Trudeau, comme la mienne, à savoir que les non-nationalistes sont la minorité au Canada français, n'apparaît certainement pas exacte en fonction de l'École nationaliste. En fait, il me semble évident qu'une majorité de l'élite canadienne-française et de la population a toujours tenu à se dire ou à se montrer non-nationaliste, en ce sens précis. A mon sens, il reste vrai qu'elle est fondamentalement nationaliste, mais elle entend signifier qu'elle ne veut pas être politiquement identifiée comme faisant officiellement, ou même officieusement partie du groupe nationaliste, souvent assez flou lui-même. Pourquoi en est-il ainsi ? N'est-ce pas précisément parce qu'il y a absence de « monolithisme idéologique » ? Tout en étant généralement nationalistes, ces gens se refusent à s'engager. Ils se réservent la liberté de différer d'avis sur divers points de la doctrine nationaliste, ou de pratiquer leur nationalisme en fonction d'un sens plus opportuniste de l'action. Ils contribuent à former, dans le corps social, un ensemble d'opinions qui ne sont pas nécessairement celles des nationalistes. Si l'on s'en tient maintenant simplement à la liste des noms que comporte le palmarès de Trudeau, n'est-il pas notoire qu'il n'y a jamais eu véritable unanimité de pensée entre tous ces gens sur l'une quelconque, ou encore moins sur toutes les questions soulevées. Plusieurs d'entre eux n'auraient voulu pour aucune considération être identifiés avec les nationalistes, qu'ils ont toujours plus ou moins détestés. Ils n'ont jamais été unanimes ni sur le coopératisme, pas plus que sur le corporatisme (c'eût été trop beau, et Trudeau aurait été dispensé de plusieurs de ses critiques s'ils l'avaient été !) Leur conception respective de l'intégration du catholicisme dans la vie sociale et politique était certainement très différente. Et leur acceptation d'une conception autoritaire de l'ordre social très variable. Je ne puis ici, dans un simple article, en parler que d'expérience, pour que nos lecteurs se rappellent leur propre expérience. Devrais-je ajouter que pour plusieurs des principaux chefs du mouvement nationaliste, comme pour d'autres dans sa liste, il n'y a même pas de monolithisme dans leur propre pensée considérée dans le temps. C'est d'ailleurs là une deuxième grande erreur de Trudeau, en fonction de son hypothèse d'immobilisme, d'avoir, pour démontrer sa prétention, complètement négligé l'ordre chronologique et pris ses citations au hasard, dans une période de cinquante ans, sans tenir compte du mouvement de la pensée. L'erreur est plutôt curieuse, de la part d'un adepte des philosophies du mouvement, et de l'interprétation sociologique dans une perspective historique dynamique dont il se targue dans son introduction même (p. 3). On pourrait excuser Trudeau de s'être créé cette impression, ce mythe du monolithisme nationaliste en ce qu'il est trop jeune pour avoir vécu certaines expériences. Eût-il connu par le détail, en effet, les événements du Jeune-Canada, de l'Action libérale nationale, de l'Action nationale, de l'Action corporative, des assemblées coopératives et du Bloc populaire, qu'il aurait trop de souvenirs cuisants de nos divisions ou querelles idéologiques pour s'illusionner sur le monolithe, même chez les nationalistes de stricte allégeance. L'excuse est cependant difficile à admettre, car le texte de Trudeau lui-même lui fournissait maintes occasions de s'en rendre compte et d'explorer davantage le problème. Aussi le lecteur quelque peu habitué aux disciplines scientifiques ne manquera-t-il pas de dresser l'oreille en lisant ce texte, et de sentir le besoin d'une meilleure vérification des hypothèses avancées. Les preuves de divergences d'opinions entre les nationalistes ou , entre les autres dirigeants y sont patentes en plusieurs endroits : en fait, presque tout au long de l'exposé (pp. 15, 16, 17, 20, 28, 29, 31, 44, 58, 59, 60, 63, 64, etc.). Mais à chaque fois Trudeau se refuse à les faire entrer comme élément valable de son tableau; il les élimine toujours d'un revers de la main, sous une série de prétextes un peu trop faciles et trop rapides. On ne saura, en fait, jamais trouver de plus bel exemple de l'impasse où l'hypothèse de travail peut conduire le chercheur, en l'engageant subtilement dans un état d'esprit qui l'amène à ne considérer comme valable que tout ce qui tend à confirmer son hypothèse, et à rejeter rapidement, à la moindre excuse possible, tout ce qui la détruirait. Ainsi engagé, Trudeau pouvait difficilement aboutir à autre chose qu'à une série fort mêlée de vérités, de demi-vérités et de contre-vérités. Celles qui servaient les fins toutes normatives, beaucoup plus que scientifiques, poursuivies par l'ensemble des auteurs ! Trudeau nous le dit candidement dans un épilogue :
Il fallait donc qu'il en fût ainsi et que ce livre fût écrit de façon à convaincre notre public que rien ne serait plus, que rien ne devait plus être, après la grève d'Asbestos, comme avant. Il ne m'appartient pas de juger la mesure dans laquelle cet instrument de propagande a été ou sera efficace en vue de provoquer ce changement. Mais comme nous sommes mis en cause, il est normal que nous nous intéressions à déterminer et à montrer comment la vérité se trouve respectée dans un tel effort.
(1) Du moins est-ce ce qu'implique le patronage de l'ouvrage par un groupe de « Recherches sociales »; aussi bien que la déclaration du préfacier, directeur de la Sociologie à Laval, sur le caractère du livre : « effort d'objectivation », et aussi d'interprétation sociologique.
(2). On pourra sans doute se mettre à discuter en fine pointe sur la pensée de Trudeau telle que rendue ici, et dire, sans doute avec raison, qu'il n'a certainement pas voulu signifier que toute personne qui défend la langue française serait par lui classée comme nationaliste même si elle n'a aucune des autres idées alignées dans sa double énumération. Idem ensuite pour le catholicisme. Et ainsi de suite. J'aurais donc tort d'avoir écrit « l’une ou l'autre ». En fait, c'est Trudeau lui-même qui n'est pas clair. Nous verrons plus loin qu'il s'est comporté tout au long de son texte comme si c'était « l'une ou l'autre », et non l'ensemble ou un certain ensemble; et c'est quand même pour éliminer les cas absurdes que j'ai interprété : « l'un ou l'autre comme système de pensée. » Comme nous le verrons encore, il a sa théorie à ce sujet : notre monolithisme idéologique. Et en vertu de cette théorie ou hypothèse, il apparaît légitime, en somme, d'attribuer l'ensemble des idées du groupe à toute personne qui en défend une ou quelques-unes. Nous aurons plus loin l'occasion de voir qu'il l'a largement appliquée. (3) En vertu d'un postulat qui lui paraît cher, celui des vertus naturelles de la masse, apparemment considérées comme supérieures à celle de l’élite, Trudeau essaie de soutenir en conclusion que « notre peuple n'a jamais -- durant le demi-siècle précédant la grève de l'amiante -- épousé le nationalisme de notre pensée officielle, avec ses postulats sociaux ». II invoque alors à l'appui de sa thèse certains faits fort discutables dans leur présentation simpliste, et sur lesquels il faudra revenir. Il établirait donc une distinction assez subtile entre « peuple » et « société », qui devient en somme synonyme délite (est-ce la contamination de l'anglais et la distinction qu' on pourrait faire entre « community » et « society » ?). Trudeau avait d'ailleurs posé les prémisses de cette thèse aux premières pages en décrétant le cas canadien-français complètement anormal. (p. 11). « Normalement, dit-il, les idées dominantes dans une société tendent à s'incarner dans des institutions et à s'identifier avec elles, de sorte qu'on ne saurait rapporter la pensée des dirigeants sans dévoiler en même temps la tendance des institutions au sein desquelles ils agissent. » Chez nous rien de tel ne se serait produit, pour des raisons qui auront à être analysées plus en détail ailleurs parce quelles forment toute la trame du développement de Trudeau. Sans nier ce qu'il y a de vrai dans cette constatation, chez nous comme ailleurs (en dépit du « normalement » de Trudeau), et sans nous demander pour le moment si les raisons de Trudeau sont bien les bonnes, il reste que certaines de ces affirmations ou accusations au sujet des grands partis ne sont expliquées, par lui-même, qu'en fonction d'un nationalisme profond chez le peuple même (p. 69).
Source : François-Albert Angers, « Pierre-Elliott Trudeau et La grève de l’amiante. Deuxième partie. Confusions et généralisations hâtives », dans l’Action nationale, octobre 1957, pp. 87-99. © 2001 Claude Bélanger, Marianopolis College
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