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La grève de l’amiante par Alfred Charpentier Lorsque fut déclarée la grève de l'amiante, j'étais à l'emploi de la Confédération des travailleurs catholiques du Canada. Je dirigeais son service de recherches depuis deux ans. Pendant les quatre mois et demi que dura le conflit, je rencontrai à mon bureau nombre de militants du mouvement qui échangèrent des propos avec moi sur ce sujet. D'autres personnes aussi, étudiants et sociologues, vinrent m'interviewer sur le conflit. Je notais dans un journal intime les confidences et réflexions de mes interlocuteurs. Je consignais aussi, à l'occasion, mes observations personnelles (1). En janvier 1950, je quittai mon emploi à la C.T.C.C. Le gouvernement provincial me nomma membre de la Commission des relations ouvrières. Pendant deux années encore j'inscrivis dans mon journal le résumé d'autres entretiens sur la grève de l'amiante avec des militants syndicaux et autres gens. Résumés d'entretiens que, souvent, je faisais suivre de longues réflexions. Que ne s'est-il pas dit et écrit durant la décennie qui a suivi ce drame ? Que de commentaires n'a pas suscités le volumineux ouvrage la Grève de l'amiante (2) paru en 1956. Rappelons les quelques articles commémoratifs que d'aucuns se sont encore plu à publier en 1959. Quant à ce que j'avais à dire, personnellement, il convenait que j'attende l'heure de ma retraite pour le faire. Ce moment est venu, j'en remercie la Providence. Ce que j'ai à dire sera en grande partie de l'inédit sur les causes de la « grève d'Asbestos », sur le comportement des chefs de la grève, sur l'assujettissement des directeurs généraux au président et au secrétaire de la C.T.C.C. Et sur les réactions discrètes que m'exprimèrent certains directeurs et militants. Ensuite, suivront quelques observations touchant le développement de la grève, le rôle renversant du journal le Devoir et les commentaires d'une partie de la presse anglo-canadienne. Arrière-plan En 1947, l'industrie de l'amiante dans les Cantons de l'Est, venait d'être libérée des mesures de guerre du Fédéral et tombait sous la régie des lois provinciales. Les relations du travail durant les années de guerre y avaient été convenables, sinon les meilleures, sauf le problème de la poussière de l'amiante qui était resté sans solution. (Cette année-là, la Fédération nationale des employés de l'industrie minière fit accréditer tous ses syndicats de la région par la Commission de relations ouvrières et se fit mandater comme agent négociateur de chacun de ses syndicats vis-à-vis les six compagnies qui exploitaient les huit mines de l'amiante des Cantons de l'Est.) En février 1948, survint un différend à la mine Canadian Johns-Manville, à Asbestos. En raison de l'addition d'une machine, la compagnie avait supprimé un homme sur une équipe de quatre. Vu l'échec de l'intervention conciliatrice d'un officier du ministère du Travail, le syndicat dut demander l'arbitrage. Le tribunal, constitué à cette fin, ne rendit sa décision que huit mois plus tard, en octobre. Le juge Poisson présidait ce tribunal. La décision était défavorable au syndicat (3). Lorsque le 24 décembre 1948 s'ouvrirent les négociations avec la Canadian Johns-Manville pour renouveler la convention expirant le 29 février 1949, les dirigeants de la Fédération des employés de l'amiante avaient résolu, déjà, de tenter d'introduire dans la nouvelle convention les éléments permettant de « standardiser » certaines conditions de travail de base dans toutes les exploitations minières de l'Estrie. Mais les représentants de la Fédération sous le coup encore de la décevante expérience de l'arbitrage Poisson, n'étaient guère enclins à entamer les négociations avec beaucoup d'aménité. Aussi un malencontreux incident allait-il se produire quelques instants avant l'ouverture officielle des négociations. Causes inédites de la grève Le président de la Fédération nationale des employés de l'Industrie minière, M. Rodolphe HAMEL, m'informa de cet incident en causant avec moi au congrès de la C.T.C.C. en 1949 à Montréal. L'auteur de l'incident, me dit M. Hamel, fut M. Jean MARCHAND, secrétaire de la C.T.C.C. qui accompagnait les négociateurs du syndicat. Les représentants de la compagnie qui avaient précédemment pris connaissance du projet d'amendements du syndicat à la convention, s'étonnèrent des demandes nouvelles faites chaque année par le syndicat. M. Hamel m'informa que Jean Marchand répondit cavalièrement que la compagnie n'avait pas à s'en surprendre et que cela allait continuer chaque année tant que ne seront pas satisfaites les légitimes exigences des ouvriers. Ces demandes visaient à obtenir leur juste part du progrès économique, à participer aux bénéfices des entreprises, voire la « co-gestion », et ce, selon l'enseignement social catholique. Véritable mercuriale, me dit M. Hamel, qui fit sursauter d'indignation les représentants de la compagnie. Toujours est-il que la Canadian Johns-Manville fut très irritée par la façon intempestive avec laquelle cette revendication lui fut faite. Le décevant contact qu'elle eut avec les négociateurs du syndicat, le 24 décembre 1948, parut lui révéler qu'un nouvel esprit radical, révolutionnaire même, animait les dirigeants du syndicat comme ceux de la C.T.C.C. Comment s'étonner alors que la compagnie se soit opposée tout de suite contre ce qu'elle croyait être une atteinte directe au droit de la gérance et qu'elle ait voulu, dès les premiers jours, éliminer cette demande, et ce, par une définition de son cru des droits de la gérance. Serait-ce le rejet de cette définition par le syndicat comme son audacieuse demande à ce sujet qui poussa la compagnie à user d'une tactique condamnable contre les légitimes intérêts du syndicat ? En effet, dès le surlendemain du 24 décembre, elle commença l'affichage de bulletins pour renseigner les employés sur la marche des négociations. Après trois jours de négociations sans progrès, à la demande du syndicat, s'amène, le 31 janvier, le conciliateur du ministère du Travail. Ce dernier arrive juste à temps pour empêcher que la grève n'éclate le même soir, en promettant aux mineurs de faire cesser l'affichage des bulletins. La compagnie cessa cette pratique pendant les cinq jours que dura la première intervention du conciliateur et jusqu'à la fin de sa seconde intervention du 7 au 10 février inclusivement. Et alors Canadian Johns-Manville reprit l'affichage de ses bulletins d'information. Quel événement, quelle cause amena alors la compagnie à répéter ce geste si provocateur auprès des ouvriers ? Était-ce une réaction de défense ? Sûrement, d'une part, pour protester contre l'intransigeance du syndicat à vouloir s'immiscer -- à son dire -- dans la gestion de son personnel ouvrier et contre l'intransigeance de la Fédération à vouloir « standardiser » les conditions de travail dans toute l'industrie de l'amiante. Il est possible que la réaction de défense de la Compagnie se rattachât aussi à la sensation causée dans une forte partie de l'opinion publique par la parution dans le Devoir du 12 janvier d'un formidable réquisitoire de quarante pages contre les compagnies de l'amiante. L'auteur, M. Burton LEDOUX, clouait au pilori les compagnies d'amiante de l'Estrie et le gouvernement provincial pour toutes les misères physiques et morales endurées depuis des années par les ouvriers de l'amiante et leurs familles, à cause de l'incurie conjointe des compagnies et du gouvernement à ne pas solutionner le terrible problème de la poussière d'amiante et de ses conséquences (4). La contre-attaque de Canadian Johns-Manville pouvait se relier aussi à un autre événement de l'extérieur coïncidant avec le violent réquisitoire de M. Burton Ledoux. Ce fut un autre document lancé dans le public qui heurta violemment toutes les grandes entreprises industrielles au nombre desquelles pouvait se considérer Canadian Johns-Manville. Ce fut la publication et la large diffusion d'un petit livre explosif sur la réforme de l'entreprise (5), ouvrage qui, s'inspirant des encycliques sociales de Pie XI et de Pie XII, prônait la cogestion entre employeurs et travailleurs dans les grandes entreprises. Ce petit livre était le fruit de délibérations récentes à des « Journées sacerdotales d'études sociales » . La mercuriale de Jean Marchand au représentant de Canadian Johns-Manville au début du conflit aurait-elle été l'écho de ces « journées » ? Dès lors et pendant toute la durée de la grève, la résistance de Canadian Johns-Manville aux revendications des syndicats et de la Fédération parut prendre figure de bouclier pour toutes les entreprises similaires dans l'Estrie. Comment fut commentée l'origine de la grève par l'organe de la C.T.C.C., le Travail, dans son numéro de mars 1949 ? L'auteur de l'article ramène d'abord à six les principales demandes du syndicat
Cette énumération est suivie de la note suivante : « Il y avait aussi des points secondaires concernant l'ancienneté, l'attribution des tâches, etc. » Il est étrange que la demande qui a le plus stupéfié les représentants de la Canadian Johns-Manville, le 24 décembre 1948, ne soit pas incluse dans l'énumération ci-dessus, c'est-à-dire que le syndicat soit consulté dans les cas de promotions, mutations et congédiements. Cette demande, aux yeux de l'auteur de l'article, était-elle devenue un point secondaire ? Puis, il résume comme suit les négociations poursuivies les 4, 5 et 10 janvier 1949 : la première journée fut employée à discuter « l'en-tête » du projet de contrat soumis par le syndicat; la deuxième à discuter le premier article « d'aucune conséquence sur les conditions de travail » ; et la troisième journée amena un refus complet de la compagnie, renvoyant le syndicat à la conciliation et à l'arbitrage. En quoi consistait l'en-tête du projet du syndicat ? Quelle était la nature du premier article de ce projet « sans conséquence » sur les conditions de travail ? Le rapporteur et commentateur ne précise rien sur ces deux points. Ce résumé étriqué des trois jours de négociations est bien fait pour en camoufler les principales causes d'insuccès mentionnées plus haut. Après l'échec des deux périodes d'intervention conciliatrice rapportées plus haut, les deux parties convinrent, le 13 février, de soumettre à l'arbitrage tout le projet d'amendement à la convention collective. Le même soir du 13 février, les mineurs réunis en assemblée entendirent le rapport de leurs représentants aux séances de conciliation. Le principal rapporteur de l'échec de la conciliation et qui commenta la situation nouvelle était le secrétaire général de la C.T.C.C. M. Jean Marchand. Deux choix se présentaient : aller à l'arbitrage comme prévoyait la loi ou opter pour la grève illégale. La responsabilité du secrétaire de la C.T.C.C. n'était pas mince à cette minute précise. En fut-il bien conscient ? L'assemblée massive -- environ 1,500 ouvriers (6) -- qu'il avait devant lui était composée d'hommes prédisposés à faire la grève immédiatement. La fougue oratoire de Jean Marchand et sa commune antipathie avec les mineurs contre la Canadian Johns-Manville allaient l'engager sur un terrain dangereux : celui d'accentuer la prédisposition des syndiqués à l'action directe, surtout lorsqu'il entreprit de déprécier la procédure d'arbitrage légale du gouvernement. Cela ressort du reportage du journal le Travail. Confirmation nous en est donnée aussi sous la plume de M. Gilles Beausoleil dans la Grève de l'amiante, page 168, où on lit : « Le secrétaire général reconnut, pour sa part, que l'institution arbitrale, chez nous, était sérieusement compromise. » Cette affirmation, que n'a jamais démentie Jean Marchand, nous permet ici d'identifier à sa propre personne l'auteur des lignes qui suivent dans le numéro de mars du Travail. « De nos jours, l'arbitrage est devenu une arme entre les mains des employeurs »; « les mineurs des Cantons de l'Est sont au courant d'un lot de cas où les ouvriers n'ont pas obtenu justice », ils ont « tout frais à la mémoire le cas de Shawinigan où l'arbitrage a duré plus de onze mois », « les syndiqués avaient perdu confiance en ce procédé » , ils étaient « pratiquement convaincus d'avance que le président du tribunal d'arbitrage dans leur cas leur serait automatiquement antipathique ». L'article cite le nom de Me Ivan Sabourin, chef [de la section provinciale] du parti conservateur (fédéral) et défenseur des intérêts de la compagnie, comme pouvant être nommé, par exemple, président de tel tribunal. « Les mineurs, lisons-nous encore, avaient 99 chances sur cent d'avoir un jugement des plus antisyndicaux. » Autant d'affirmations dans cet article qui décèlent bien que celui qui les a écrites était le principal personnage dominant l'assemblée des mineurs le 13 février au soir à Asbestos. C'est encore M. Beausoleil qui nous le confirme ainsi : « avant que M. Marchand n'eut terminé son exposé, les cris de « on veut la grève », « on ne rentre pas ce soir », se firent entendre; et quand le secrétaire de la C.T.C.C. cessa de parler, le cri de grève fut unanime dans toute la salle. M. Marchand, continue M. Beausoleil, demanda un délai de quarante-huit heures pour rencontrer le ministre du Travail; les ouvriers refusèrent même un délai de vingt-quatre heures (7). » Dans sa harangue aux mineurs syndiqués, le secrétaire de la C.T.C.C. eut-il le souci de les avertir qu'avant de déclarer la grève, le syndicat devait en obtenir la permission de sa Fédération et que cette dernière pouvait, au besoin, s'assurer l'appui du Bureau confédéral ? Leur apprit-il qu'en saine démocratie syndicale et par esprit d'équité pour le grand nombre de confrères mineurs absents de l'assemblée, soit un millier (8), il s'imposait de permettre à ceux-ci d'exprimer leur avis sur la décision à prendre au moins par le moyen d'un vote ? M. Marchand n'avait jamais connu l'expérience d'occuper des responsabilités dans la hiérarchie du mouvement syndical. Aussi connut-il le péril d'avoir été élevé trop soudainement au poste de secrétaire général. Il récolta le résultat d'avoir chauffé à blanc le sentiment de méfiance des ouvriers contre la procédure d'arbitrage (9). Les ouvriers lui refusèrent même la planche de salut qu'était le délai de 24 heures qu'il les supplia de lui accorder comme pouvant être l'expression d'un vote de grève, pour l'instant, et qu'il aurait pu invoquer comme tel, quelques heures ensuite, auprès du ministre du Travail, dans ce but d'avoir sa collaboration immédiate dans la solution du conflit. Or, privé de l'autorisation de faire cette démarche et du prestige qu'elle lui eût conféré, le secrétaire de la C.T.C.C. sentit qu'il se devait néanmoins de tenter de justifier la conduite des grévistes dans l'exposé qu'il fit des causes de la grève peu après dans le Travail, exposé qu'il termina avec un air de défi en déclarant que «les mineurs n'ont pas voulu être victimes de la pire coalition politico-financière encore connue dans notre province. Ils ont coupé au plus court et ont voulu régler leurs problèmes eux-mêmes, avec la seule force qui leur restait, la seule voix qu'écouterait peut-être la compagnie d'amiante : la grève surprise, spontanée qui ne permet pas à l'employeur de voir venir les coups ». Cette déclaration, Jean Marchand l'avait antérieurement proférée dans le Devoir du 17 février. S'en prenant à la lenteur des procédures de l'arbitrage et au retard des sentences arbitrales, il déclara que ce sont les ouvriers qui « payent pour ces retards ». Il ajouta : « Les employeurs le savent, ils savent aussi que les mêmes délais enlèvent à la grève, seule arme des ouvriers, tout effet de surprise. Or, une grève dépouillée de l'élément de surprise n'est plus efficace. » Jean Marchand conclut ainsi : « Pendant l'arbitrage les employeurs accumulent des réserves. Ils nous voient venir. Ils peuvent ensuite nous attendre; qu'on nous garantisse la rétroactivité des augmentations, qu'on limite mieux les délais de l'arbitrage, qu'on désigne les arbitres avec équité et les ouvriers respecteront les lois. » Dans la fin de la deuxième semaine de février, la C.T.C.C. tenait une session d'étude à Montréal. C'était cinq jours après la déclaration de grève. Dans l'enceinte de la vieille université où se tenait cet événement, les participants commentaient très nerveusement entre eux la grève de l'amiante, grève que tous savaient illégale et que venaient de condamner ouvertement le Premier Ministre et le ministre du Travail. Le Premier Ministre avait traité les chefs de la grève « de saboteurs des lois ouvrières » de la province; le ministre du Travail avait dit que « les aumôniers condamnaient la conduite dans cette grève ». L'aumônier général, le chanoine Henri PICHETTE, repoussa l'affirmation du ministre du Travail concernant les aumôniers. Il déclara que les aumôniers n'ont « rien à reprocher aux chefs de la C.T.C.C. et qu'ils sont satisfaits de la direction » donnée par ces derniers au mouvement syndical catholique. Par ailleurs, afin de disculper de toute responsabilité en l'affaire, le président et le secrétaire de la C.T.C.C., M. Rodolphe Hamel, président de la Fédération des mineurs de l'amiante, se déclara prêt à admettre publiquement que sa Fédération n'avait pas consulté le Bureau confédéral avant de déclarer la grève. Les chefs s'objectèrent vivement à cet aveu qui risquait d'affaiblir le mouvement dans sa lutte. Dès ce moment, l'attitude spontanée de chacun des premiers dirigeants de la C.T.C.C. compromettait le mouvement pour appuyer la grève, avant que le Bureau confédéral ne fut appelé à décider de la question, officiellement. À ce fait s'ajouta l'approbation accordée d'emblée par la réunion aux prises de positions respectives du président, du secrétaire et de l'aumônier général. À ce moment mon voisin de droite me dit discrètement : « Nous voilà avec une grève malheureuse. » Quel était ce confrère ? Lucien DORION, président de la Fédération du commerce et membre du Bureau confédéral. Deux mois s'étaient passés et la grève « surprise » n'avait pas encore fait la preuve de son « efficacité ». Un jour, en avril, Marius BERGERON, conseiller technique de la Confédération, me dit dans mon bureau sur un ton chagrin : « À l'avenir les chefs seront moins pressés pour déclarer des grèves. » Quelques jours après, Ted PAYNE, organisateur de la Fédération de la métallurgie, m'avoue qu'il eût « mieux valu suivre la loi, ne fût-ce que par formalité ». En mai, Émile Tellier, me dit dans son bureau à propos de Jean Marchand : « Il y a une limite pour jouer à la John Lewis ! » Plusieurs autres militants du mouvement me firent à l'époque des déclarations analogues aux précédentes. Le manque de confiance des mineurs dans l'arbitrage, la lenteur des tribunaux d'arbitrage et la crainte d'une sentence défavorable sont les principaux allégués que l'on a invoqués pour justifier la grève illégale déclarée d'abord à Asbestos et le lendemain à Thetford Mines. Si tel était bien le sentiment d'appréhension contre l'arbitrage qui obsédait les ouvriers de l'amiante dans la soirée du 13 février 1949, il est facile de comprendre, après tout ce qui précède, que celui qui les conseillait alors manqua à son devoir en n'essayant pas, pour le moins, de diminuer leur appréhension à cet égard. Contre leur manque de confiance dans l'arbitrage (10) et leur crainte d'une sentence défavorable, pourquoi ne leur avoir signalé que des exemples d'arbitrage de ce genre et non pas aussi des cas de décisions arbitrales à l'avantage des travailleurs ? Contre leur crainte d'avoir à attendre des mois et des mois une sentence qui, à leurs yeux d'hommes conduits à l'exaspération, ne leur apporterait que désillusion, pourquoi ne les avoir pas informés que depuis un an de nouveaux amendements à la Loi des différends ouvriers obligeaient tout conseil d'arbitrage à rendre sa sentence avec toute la diligence possible, mais au plus tard dans les trois mois de la date de sa formation, et le délai accordé aux parties pour nommer les arbitres était fixé à dix jours (alors qu'il était indéfini avant) et on enjoignait aux arbitres de nommer le président en deçà de cinq jours, alors que ce délai était de dix jours avants (11). Pourquoi n'avoir pas communiqué ces informations qu'à juste titre les ouvriers avaient droit de connaître ? Or, que Jean Marchand n'informa pas l'assemblée sur chacun de ces points, cela est confirmé par le fait que quinze jours après le début de la grève, dans son long commentaire dans le Travail, il ne fait aucune référence à la réduction des délais apportés à la Loi des différends ouvriers, quant à ses dispositions sur l'arbitrage. En supposant même que le secrétaire général eût informé les ouvriers de l'amélioration apportée à cette loi et que ces derniers n'eussent pas voulu en tenir compte, il aurait pu invoquer ce fait pour diminuer sa responsabilité. Tout au contraire, partageant l'aversion des mineurs contre la compagnie Johns-Manville et le gouvernement, Jean Marchand les surexcita jusqu'à la colère par des paroles chargées de fougue, ce qui est le propre de Jean Marchand, et frisant la démagogie. Rappelons-nous la violence et l'outrecuidance de ses commentaires sur les causes de la grève dans le Travail et le Devoir cités plus haut. Jean Marchand est le premier responsable de la grève déclenchée par les ouvriers d'Asbestos le 13 février. II alluma la mèche au bâton de dynamite. Il fallait bien qu'il se fit ensuite le théoricien de la grève « surprise », spontanée, pour assurer son « efficacité » . Qu'on me permette ici une digression pour dire qu'un autre élément a dû compter dans le déclenchement de la grève; l'espoir qu'elle serait de courte durée. Les ouvriers ont pu fonder leur espoir sur la réussite de la grève illégale de trois jours survenue à Thetford Mines l'année précédente, en janvier 1948. Les compagnies étaient alors : Quebec Asbestos Corporation, Johnson's Mines Ltd., Flintkote Mines Co. L'impasse qui provoqua la grève était l'impossibilité de s'entendre pour renouveler la convention collective. La grève se régla par négociation directe. Jean Marchand, qui était alors organisateur général de la C.T.C.C., agissait comme conseiller technique des mineurs. Que les ouvriers d'Asbestos aient pu croire, Marchand aussi, que la même chose se répéterait à la Canadian Johns-Manville, n'est pas impossible, c'était au contraire très plausible. Par ailleurs, Marchand entretenait alors l'idée qu'une grève illégale se règle toujours plus vite qu'une grève légale, si je m'en rapporte au témoignage que me fit au cours de la grève le président du syndicat du bas-façonné de Saint-Jean d'Iberville, M. Paul Bernier. Sa responsabilité dans la grève de l'amiante, le secrétaire général de la C.T.C.C. l'a admise dans une conversation que j'eus avec lui vers 1951 en compagnie du juge Conrad PELLETIER, décédé depuis. Nous étions tous trois dans le train nous conduisant à Québec et nous causions des décisions de la Commission de relations ouvrières, commission dont le juge Pelletier et moi-même étions membres. Marchand affirmait que la Loi des relations ouvrières ne donnait pas à la C.R.O. le droit de révoquer un certificat de reconnaissance syndicale pour cause de grève illégale. Aussi, soutenait-il, dans le cas d'Asbestos, qu'elle n'avait pas le droit d'agir de la sorte. « Mais j'aurais compris, déclara-t-il, qu'elle m'eut traduit devant les tribunaux, elle aurait pu trouver peut-être des éléments de preuve pour le faire. » N'était-ce pas complet comme aveu ? Gérard Picard, son collègue, inventa une autre théorie pour minimiser l'illégalité de la grève. Il prétendit que la grève n'était pas aussi illégale que se plaisait à le dire le gouvernement provincial parce que la Loi des relations ouvrières avait déjà été attaquée devant les tribunaux et que le gouvernement n'avait pas voulu continuer le procès. Prétexter l'inconstitutionnalité de la Loi des relations ouvrières du Québec, c'était du coup affirmer que les lois similaires dans les autres provinces canadiennes étaient elles aussi ultra vires. Cependant pas une seule de ces lois jusqu'alors n'avait été contestée sur le plan juridique. Huit jours après le débrayage des mineurs, le 20 février, le Bureau confédéral tint une réunion à Montréal, soit le lendemain de la session d'étude mentionnée plus haut. Les directeurs se devaient de prendre une attitude sur la grève. Personne n'osa critiquer les deux grands chefs qui en avaient pris la direction par des déclarations publiques qui ne leur permettaient plus de retraiter. La composition du Bureau était alors bien changée : plus de la moitié des directeurs avaient, depuis trois ans, été remplacés par des délégués plus jeunes; de nouveaux directeurs s'y étaient ajoutés représentant deux fédérations nouvelles, celle des employés municipaux et celle des services hospitaliers ainsi que deux nouveaux conseils centraux (Nicolet et Joliette). Les jeunes directeurs subissaient la double ascendance de Gérard Picard et de Jean Marchand, tous deux autoritaires par surcroît. Plusieurs des jeunes éléments étaient des diplômés en sciences sociales. Aucun de tous ces jeunes directeurs, sans expérience dans le mouvement, n'osa rien dire contre les irrégularités qui avaient été commises. Les autres plus âgés, ayant de l'expérience, n'osèrent pas non plus indisposer contre eux ni le président ni le secrétaire général, et ne dirent mot. On était « devant le fait accompli » , me confia un jour Alphonse ROBERGE, président de la Fédération du cuir et de la chaussure. « La grève était déclarée depuis une semaine, continua-t-il, il fallait déjà secourir les grévistes. » II était d'avis qu'il eût suffi d'une grève de trois jours ou d'une semaine pour montrer notre solidarité et dès qu'elle fut déclarée illégale, il fallait reprendre le travail. Continuant ses remarques, Roberge enchaîna : « On est en train de diviser le mouvement. » La description que j'ai faite plus haut, selon des témoignages dignes de foi, de la nouvelle physionomie du Bureau confédéral, correspond à ce que j'ai pu constater sur place moi-même à une réunion du mois d'août suivant à laquelle Jean Marchand m'avait invité. Pendant les délibérations, l'ensemble des directeurs jouait un rôle plus effacé qu'à l'époque de ma présidence en 1946. Une atmosphère de sujétion régnait sur l'assemblée devant l'autoritarisme qu'y exerçaient Picard et Marchand. L'aveu candide de cet autoritarisme, je le recueillis des lèvres de Jean Marchand quelques jours précédant la susdite réunion du Bureau confédéral. C'était à l'occasion d'une assemblée de fin d'année du comité du Service de recherches dont j'étais secrétaire. Jean Marchand, présent à cette réunion, élevant la voix à un moment de tension, déclara : « C'est Picard et moi qui menons la Confédération, quand on décide une chose ça marche! », signifiant par là, que leurs collègues s'abstenaient trop d'exprimer leurs opinions dans l'administration du mouvement. Effectivement, lui et Picard dominaient aussi le mouvement par leur supériorité intellectuelle et leur faconde. Puis leurs collègues, humbles ouvriers pour la plupart, craignaient de les heurter dans les débats, parce qu'ils avaient grand besoin d'eux dans les négociations de conventions collectives auxquelles ils étaient mêlés et qu'alors ils ne désavouaient pas trop leur obstination et leur rudesse avec les employeurs. Plus la grève se prolongeait, plus la lutte devenait dure, corsée et injurieuse entre les dirigeants de la C.T.C.C., d'une part, puis le gouvernement et la Canadian Johns-Manville, d'autre part. Dans le public on ne savait plus qui croire tellement était grande la confusion dans les esprits. Dans le clergé même, la division était profonde entre les prêtres qui approuvaient la grève et ceux qui la condamnaient. Un jour qu'on en était au quatrième mois du conflit, l'agent d'affaires du Syndicat des employés d'hôpitaux, René GRAVEL qui désapprouvait la grève, me dit qu'il était renversé de voir l'argumentation abracadabrante de certains théologiens pour distinguer entre la grève illégale et la grève licite; on fend les cheveux en quatre pour essayer de tout justifier dans l'acte de grève. « Ceux qui pensent autrement, ajoute-t-il, ne peuvent rien dire sans passer pour des vendus. » Le silence des évêques sur l'illégalité de la grève parut étrange à beaucoup de gens. Une sage prudence imposa aux évêques leur attitude. Cependant, l'épiscopat tenta une démarche sur le plan politique en vue d'effectuer un prompt règlement du conflit. Son Excellence Mgr Joseph Charbonneau s'entremit auprès du Premier Ministre pour le prier de retirer les procédures judiciaires contre les grévistes, afin de faciliter leur retour au travail en attendant l'arbitrage. Monseigneur Charbonneau s'en revint penaud après avoir été, comme le voulait dame rumeur, rabroué par l'honorable Maurice Duplessis. C'est peu après cet échec que l'archevêque de Montréal, le jour de la fête des Mères, lança sa sensationnelle déclaration de « conspiration contre la classe ouvrière » et qu'il ordonna une quête publique, aux portes des églises de Montréal, pour secourir les familles des grévistes (12). Ce geste d'une partie des évêques parut aux yeux de la plupart des grévistes, comme une approbation de leur grève par l'épiscopat. Sans le secours matériel de l'épiscopat et de diverses associations ouvrières, même internationales, la grève d'Asbestos eût été un désastre pour la C.T.C.C. Les évêques pouvaient appréhender aussi l'éloignement de l'Église de nombreuses familles de grévistes s'ils avaient paru indifférents à leur appel. En avril, il y eut deux offres de médiation de la part du ministre du Travail, mais refusées chaque fois par les grévistes parce qu'elles ne garantissaient pas leur retour au travail sans discrimination. Durant les longs mois du conflit, trois officiers de fédérations professionnelles offrirent à différents moments de s'en remettre auprès des autorités gouvernementales, pour aider à trouver une solution à la grève. Ce furent d'abord Osias Filion et Jean-Baptiste Delisle, respectivement président et secrétaire de la Fédération du bâtiment. Se considérant bien vu du cabinet provincial, chacun s'offrit, en deux moments différents, de tenter une intervention auprès du Premier Ministre. L'offre de chacun fut refusée par Gérard Picard et Jean Marchand. Puis ce fut Philippe LESSARD, président de la Fédération de la pulpe et du papier qui, à la demande d'un officier du Syndicat de l'amiante d'Asbestos, intervint auprès de la Canadian Johns-Manville, mais, lorsqu'il soumit la proposition de la compagnie à Gérard Picard, ce dernier la rejeta. Les trois témoignages précédents m'ont été communiqués par les trois officiers précités eux-mêmes. En avril, les grévistes commencent à appréhender vivement l'insuccès de la grève. Ils commencent à douter de l'efficacité des syndicats catholiques; nombre d'entre eux parlent de passer à l'Internationale (13). Leur désespoir était tel, à la fin d'avril, que tous étaient prêts à abandonner toutes leurs revendications et à n'exiger qu'une garantie : que « lors du retour au travail ne soit exercée contre eux aucune représaille [sic] pour participation à la grève (14). Ce double signe de dissension et de désespoir fut heureusement de courte durée et le courage revint chez les grévistes, grâce à l'intervention des évêques qui ordonnèrent bientôt des quêtes pour les secourir. L'épisode le plus dramatique de la grève fut durant le mois de mai, qui fut marqué par quatre faits dominants : la lutte des grévistes contre l'arrivée des briseurs de grève, la proclamation de la loi de l'émeute, les brutalités de la police provinciale et les arrestations massives des grévistes. Vers la fin de ce mois, il y eut l'échec aussi d'une tentative de la Canadian Johns-Manville de mettre fin à la grève, de même que l'échec d'un compromis offert par le ministre du Travail, les grévistes n'obtenant pas de garanties suffisantes de non-discrimination pour leur retour au travail. La grève tire à sa fin Juin marqua le dernier mois de la grève générale de l'amiante; le 8 de ce mois, la situation commença à se détendre; une entente s'effectua pour le retour au travail des mineurs à l'emploi de Nicolet Asbestos Mines à Saint-Rémi de Tingwick. La compagnie offrit une augmentation immédiate de dix cents l'heure, quatre fêtes chômées et payées et consentit à un arbitrage conventionnel. À Thetford, le même jour, les trois compagnies, Asbestos Corporation, Johnson's Mines et Flintkote Mines proposèrent par l'entremise du maire, le retour au travail. Elles offrirent une augmentation immédiate de six cents l'heure, acceptèrent la reconnaissance syndicale, l'arbitrage suivant la loi et garantirent la non-discrimination, sauf pour les employés impliqués dans un incident de dynamitage. Le 14, le syndicat rejeta cette proposition et répondit aux trois compagnies qu'il accepterait une proposition formulée comme celle du règlement de grève à Nicolet Asbestos Mines. Malheureusement, pendant le temps que dura l'échange de correspondance entre les compagnies et le syndicat, les premières firent signer des formules de retour au travail et accusèrent les chefs du syndicat d'avoir caché à l'assemblée du 14 leur offre d'une augmentation de dix cents l'heure. Mais cette offre ne fut faite que dans une autre proposition des compagnies en date du 15 juin. Or, cette offre n'avait pu être communiquée à l'assemblée du 14. La seconde proposition des trois compagnies était identique à la première, sauf sur la question salaire. À Thetford Mines, c'est à la suite de l'intervention du Conseil de ville que les trois compagnies firent leurs premières propositions de règlement de grève et le Conseil de ville avait précédemment cédé à la supplique d'un groupe d'ouvriers. L'Action catholique publia cette information le 14 juin et le 18 suivant, le même journal rapporta que ce groupe était dirigé par M. Émile Lessard, ex-président du syndicat national des travailleurs de Thetford et que le même groupe se désignait le « comité des grévistes pour le retour au travail ». Le Devoir, à qui rien n'échappa dans ce conflit, ne rapporta pas cette information. L'Action catholique rapporta que le dit « comité » avait dénoncé les mesures prises par les autorités syndicales concernant le vote sur le projet de règlement de la grève, en disant que ce « vote n'avait pas été annoncé avant l'assemblée; que les suggestions des compagnies n'avaient pas été soumises au complet; et qu'on avait oublié de dire aux mineurs que les 10 sous d'augmentation offerts par les compagnies restaient en vigueur ». Apparemment cette dernière accusation était fausse selon la mise au point précédemment faite par Jean Marchand. Cependant il appert qu'un certain nombre de mineurs de Thetford Mines soient restés mécontents de la façon dont s'est tenu le vote supposé secret à l'assemblée du 14 juin. L'un deux, sous le pseudonyme « On lezaura Ouvrier » dans une lettre ouverte parue dans le Montréal-Matin du 21 juin, dénonça la conduite de Gérard Picard et de Jean Marchand, en cette occasion. Voici le texte de cette lettre. La technique du vote secret
Dans cette lettre, relevons une assertion erronée au cinquième paragraphe, à savoir que l'offre de dix cents d'augmentation aurait été tenue cachée. Jean Marchand a réfuté cette assertion en déclarant le lendemain dans l'Action catholique que ladite offre des compagnies n'est venue à la connaissance des chefs de la grève que le lendemain de l'assemblée du 14 juin. Mais deux choses sont à souligner dans cette lettre 1 - le silence du Devoir sur le groupe nombreux des ouvriers de Thetford qui, dirigés par l'ex-président de leur syndicat, voulaient retourner au travail. 2 - les méthodes employées par Picard et Marchand pour contrecarrer ce mouvement de dissension parmi les grévistes. Ce pouvait être d'une habile stratégie que de précipiter une réunion des ouvriers de Thetford, grossie par un fort contingent des ouvriers d'Asbestos, pour assurer le résultat d'un vote qu'on voulait à tout prix favorable pour empêcher, dans le cas contraire, un désastre à Asbestos. Dans leur ensemble, ces faits témoignaient du désespoir qui avait commencé de s'emparer des grévistes, à Thetford Mines pour le moins, et aussi du fait que la solidarité des grévistes ne fût pas toujours ce qu'on a laissé croire. Quatre jours après le vote du 14 juin à Thetford, les grévistes d'Asbestos votèrent à leur tour sur une proposition de règlement de grève venant de la part de la Canadian Johns-Mansville et la rejetèrent parce qu'elle n'offrait pas de garanties suffisantes contre toute discrimination et parce que la procédure d'arbitrage proposée n'était pas jugée satisfaisante. Ce vote négatif des grévistes d'Asbestos eut lieu le 18 juin. Le 24 juin s'effectua le deuxième règlement partiel de la grève générale de l'amiante : une entente fut conclue entre les grévistes et les trois compagnies de Thetford : Asbestos Corporation, Flintkote Mines Ltd. et Johnson's Co. Ltd. Cette entente comportait quatre points : 1) la reconnaissance des syndicats par la C.R.O. ainsi que la reconnaissance du mandat de négociateur accordé à leur Fédération; 2) le réemploi de tous les employés; 3) la non-discrimination contre les grévistes sauf contre ceux qui seront trouvés coupables d'actes criminels; 4) la négociation d'une nouvelle convention, mais en cas de négociation infructueuse après dix jours, intervention de la procédure d'arbitrage suivant la loi et acceptation du juge Thomas TREMBLAY comme président du tribunal d'arbitrage. Cette entente ne prévoyait pas la promesse immédiate d'une augmentation de dix cents l'heure qu'avaient exigée les syndicats dans les rencontres antérieures de fin de mai et début de juin et que les trois compagnies en cause avaient même offerte dans leur proposition tardive du 15 juin. Peut-être est-ce parce que ce point était acquis qu'il n'était pas mentionné dans ladite entente ? Règlement de la grève à Asbestos Le règlement de la grève signé à Thetford Mines prépara le règlement de la grève générale de l'amiante par la signature d'une entente analogue à Asbestos trois jours plus tard, entre la Canadian Johns-Manville et le Syndicat de l'amiante de l'endroit. Quelque peu plus élaboré, le règlement de la grève d'Asbestos différait de l'entente de Thetford par une modification qui prévoyait, en cas d'échec des négociations, le recours à la conciliation avant de passer à l'arbitrage (according to law) puis il différait par trois clauses additionnelles :
Il est enfin stipulé que les ouvriers recevront à leur retour au travail les taux de salaire courants (ce qui impliquait les dix cents d'augmentation déjà offerts par les autres compagnies). Peu de temps après ce règlement particulier de la grève à Asbestos, il devint notoire que le grand artisan en avait été l'archevêque de Québec, S. Exc. Mgr Maurice Roy. Et ce fut la fin du plus crucial cauchemar social jamais connu dans la province de Québec. Mais ce n'était qu'un bien piètre règlement : les grévistes abandonnèrent la formule Rand et n'insistèrent plus pour l'établissement d'un fonds de bien-être social et laissèrent tomber leurs demandes de consultation du syndicat en matière de promotion, de mutation et de congédiement. Ce règlement ne garantissait en somme que le retour au travail des grévistes sans représailles de la part de la compagnie. Le Devoir et la grève De tous les journaux qui ont rapporté chaque jour les péripéties de la grève de l'amiante, le Devoir s'est signalé au premier rang. Cela commenta le 12 janvier 1949 par la publication d'un réquisitoire sensationnel de M. Burton Ledoux contre la compagnie Quebec Asbestos Corporation d'East-Broughton pour sa négligence criminelle à ne pas protéger la santé de ses employés contre la poussière d'amiante; réquisitoire dirigé aussi contre le gouvernement provincial pour son incurie à ce sujet. Le problème de la poussière existait aussi dans les mines de Thetford Mines comme dans celle de la Canadian Johns-Manville à Asbestos, mais à l'état bien moins aigu en cette ville. La Canadian Johns-Manville, au point de vue hygiène, était la compagnie la mieux cotée de toute la région dans le temps. Les employés le reconnaissaient. La compagnie comprenait cependant qu'elle devait faire plus pour éliminer davantage la poussière (MacLean's Magazine rapporte ces faits dans son édition du premier juillet 1949). Un mois à peine après le début de la grève à Asbestos, le Devoir, cependant, clouait au pilori la Canadian Johns-Manville tout comme les autres compagnies de ne pas s'être préoccupée de la santé de ses employés. Lorsqu'éclata la grève, le Devoir fut le premier journal à envoyer sur place son correspondant particulier, M. Gérard PELLETIER. Chaque jour ses dépêches étaient coiffées de titres sensationnels et tendancieux. Le Devoir devenait méconnaissable par son jaunisme : manchettes immenses, photographies à profusion. Exploitant à fond les erreurs du gouvernement, les péchés de la compagnie, il excusa les mauvais coups des grévistes et se tut sur les erreurs et les violences de langage des dirigeants de la grève. À quoi attribuer cette absence d'objectivité ? À la présence de Gérard Picard, président de la C.T.C.C. dans son bureau de direction. Je me demandais si la conduite renversante du Devoir dans cette grève n'avait pas aussi pour but de tenter de grossir sa clientèle dans la classe ouvrière ? Les éditoriaux de MM. Gérard FILION, André Laurendeau et Paul Sauriol n'eurent jamais rien à reprocher aux deux leaders de la grève : Gérard Picard et Jean Marchand; rien à redire contre leurs vains efforts pour justifier l'illégalité de la grève, tels que raisonnements entortillés, arguments spécieux, sophismes évidents, hypothèses juridiques, embrouillamini légal. Tout cela pour escompter qu'un jugement des tribunaux rendrait peut-être ultra-vires la Loi des relations ouvrières; ce qui impliquerait également l'inconstitutionnalité des autres lois similaires dans toutes les provinces, permettant de conclure qu'il n'était pas si grave de violer une telle loi. De plus, le Devoir, appuya toujours leurs agissements, renchérissant même parfois sur leurs raisonnements en vue de toujours chercher à atténuer la responsabilité de ces chefs dans l'illégalité de la grève de l'amiante. Étrange conduite du Devoir quand on se rappelle que son rédacteur en chef, André Laurendeau, dans le conflit survenu à la Dominion Textile en 1947, loua les chefs de la C.T.C.C. de leur « conduite prudente » en ayant agi dans la légalité avant et pendant les deux mois que dura ce conflit. La hargne aussi du Devoir contre le régime duplessiste l'empêchait de voir les errements des chefs de la grève. II omit aussi de signaler certaines défaillances et dissensions parmi les grévistes... tel le fait que les grévistes, à la fin d'avril, étaient prêts à retourner au travail aux mêmes conditions qu'avant la grève si les compagnies avaient donné la garantie de n'exercer aucune représaille [sic]; tel le fait encore qu'à un moment donné un groupe de grévistes étaient enclins à passer à l'Internationale, parce qu'ils ne croyaient plus leurs syndicats catholiques capables de gagner la grève. Puis le Devoir s'est bien gardé de reproduire et de commenter, ne fut-ce que pour en nier l'authenticité, la lettre ouverte publiée dans Montréal-Matin le 21 juin sous le pseudonyme « On Lezaura Ouvrier », mettant à nu une minable intrigue. Cette intrigue avait consisté dans la convocation d'une assemblée d'urgence des grévistes de Thetford Mines pour voter la prolongation de la grève en vue d'enrayer un mouvement de dissension. Ruse stratégique, peut-être nécessaire, afin d'éviter la division dans les rangs des grévistes dans l'ensemble de la région, mais qui prouve que la solidarité des grévistes n'a pas toujours été aussi parfaite que les reportages du correspondant du Devoir le laissaient croire (15). Le manque d'objectivité du Devoir dans tout ce qu'il a publié (sauf les tribunes libres de ses lecteurs) pendant la grève de l'amiante, l'a contraint par la suite à des attitudes étranges, comme d'user de dérobades pour n'avoir pas à reconnaître ses torts. La preuve en est le piteux compte rendu qu'il fit d'une allocution prononcée par S. Exc. Maurice Roy, en juillet 1950, à Thetford Mines à l'occasion de l'élévation à la dignité de prélat domestique de Mgr Ernest Dubé, curé de Saint-Alphonse de Thetford Mines. Ce piteux compte rendu de vingt lignes s'intitule « Mgr Ernest Dubé de Thetford Mines, prélat domestique ». Titre vague propre à n'attirer l'attention que sur cette investiture et non sur le fait le plus important de l'allocution prononcée en cette circonstance par l'archevêque de Québec. Dix lignes suffisent au Devoir (16) pour résumer l'allocution de Mgr Roy alors que la Presse y consacre une colonne entière (17), et que l'Action catholique en publie le texte même sur trois colonnes. Très significatifs aussi, les titres de ces deux comptes rendus : le premier est fait d'une citation de l'orateur sacré : « L'Union capital-travail est source de richesse » et le second titre porte : « Les fondements de l'entente entre patrons et ouvriers ». Bref, pour la Presse et l'Action catholique, ce sont les paroles de l'Archevêque qu'il importait de mettre en lumière en cette circonstance. Le procédé du Devoir, par contre, est celui d'un journal qui a voulu se voiler la face par rapport à l'allocution de Mgr Maurice Roy, il n'a pas voulu rapporter substantiellement les paroles de ce dernier qui condamnait, sans le nommer, plusieurs de ses attitudes pendant la grève de l'amiante, comme aussi la conduite de nombre d'autres gens qui perdirent la tête durant ce drame. Tout ce que je viens de dire au sujet des attitudes du Devoir pendant la grève d'Asbestos est à l'opposé des éloges que je lui adressai sur sa conduite dans ce conflit à l'occasion de mon article dans le numéro jubilaire de son quarantième anniversaire de fondation, soit le 11 février 1950. Le Devoir était mon journal préféré depuis sa fondation. Je voulus alors lui rendre un témoignage d'ami, oubliant ses défauts. Je ne cherchai à ce moment qu'à montrer le beau côté de sa conduite dans ce conflit dont on a parlé longtemps, et dont on n'a pas fini de parler. Voici le texte de mon témoignage au Devoir, en 1950.
Ce que, dans ce livre, je viens d'écrire sur le Devoir, dix ans plus tard, montre le revers de sa conduite durant la grève de l'amiante. Quand je manifestai à ce journal mes sentiments élogieux pour le bon côté de sa conduite dans ce drame industriel, ce n'était que quelques mois après le dénouement final de ce drame. Et, en tant qu'ancien président de la C.T.C.C. encore à l'emploi de celle-ci, à titre de directeur de son Service de recherches, je me devais, et par déférence envers ses nouveaux dirigeants et par sympathie pour les nombreuses victimes inconscientes de ce long conflit, de taire les dissentiments que je pouvais par ailleurs entretenir en moi-même envers le journal qui avait le plus fait pour la défense de leurs droits. À noter enfin que cet éloge de ma part, dans le temps, se limitait à quelques paragraphes dans une large synthèse sur la collaboration du Devoir avec le syndicalisme catholique depuis vingt ans et que j'avais intitulée, « Encore vingt ans au service du syndicalisme catholique ». À la parution de mon article dans le Devoir, ce titre, devenu sous-titre, était précédé, comme titre principal, de celui-ci : « Le Devoir face au syndicalisme » . L'ampleur de ce nouveau titre, donné à mon travail, soulignait, il me semble, le souci nouveau de la direction du Devoir de marquer désormais sa sympathie et son appui à tout le mouvement syndical de la province. Car il est à noter qu'en 1949, dans le bureau de direction du Devoir, siégeaient l'un à côté de l'autre, le président de la C.T.C.C. et celui de la Fédération des unions industrielles du Québec, Gérard Picard et Roméo Mathieu. Ce qui était très significatif comme tendance nouvelle. Pendant la grève et immédiatement après, nombre de journaux et périodiques anglo-canadiens ont commenté, à leur faon, ce conflit historique. Voici ce qu'en ont dit trois périodiques parmi les plus lus : Financial Post, MacLean's Magazine et Toronto Weekly Star. Ces trois publications ont voulu percer le mystère de cette grève d'allure révolutionnaire dirigée par les syndicats catholiques. Comment avait pu naître l'esprit radical qui se manifestait désormais à la direction de ces syndicats ? Chacun de ces trois périodiques a répondu à cette question aux dates suivantes : Financial Post le 4 juin, quinze jours avant la fin de la grève; MacLean's Magazine, le 1er juillet, cinq jours après et Toronto Weekly Star, dix mois après, soit le 22 avril 1950. Leur enquête à chacun leur a permis de dire à voix haute ce qui ne se disait qu'à voix basse dans les milieux intéressés où sont renseignés les représentants de ces publications. D'abord, disent-ils, l'esprit agressif de la C.T.C.C. a commencé avec l'arrivée de Gérard Picard à la présidence du mouvement en 1945. Le correspondant Blair FRASER de MacLean's Magazine affirme sans ambages que le prédécesseur de Picard était un ardent supporteur de Duplessis et un syndicaliste modéré, que Picard me battit avec un programme d'action militante. Pour les trois revues susdites, l'élection de Picard fut un coup formidable contre un courant nationaliste étroit dans le mouvement (18). Désormais, l'on s'appliquera à faire cesser le reproche des unions internationales, à savoir, que les syndicats catholiques négocient aux conditions des compagnies. La nouvelle politique syndicale sera de rechercher la coopération avec les unions internationales et d'ouvrir les rangs des syndicats aux travailleurs de toutes croyances. Dans la version de chacun des trois magazines, je relève une inexactitude et deux faussetés à mon propre sujet et trois fausses affirmations sur l'esprit de la C.T.C.C. en 1946. Ensuite, je souligne d'autres informations publiées par ces revues que la presse canadienne-française a ignorées. Pour commencer ce n'est pas en 1945, mais bien en 1946, que Gérard Picard me succéda à la présidence de la C.T.C.C., et je n'ai jamais été un ardent supporteur de Duplessis. Si ma réputation de chef syndicaliste modéré a pu le faire croire à certaines gens, ces personnes doivent apprendre que j'ai toujours été libre d'esprit de parti. Ce n'est pas non plus sur un programme d'action militante que Picard m'a battu, mais c'est par suite d'une cabale suscitée par de jeunes arrivistes, aidés du concours dissimulé de quelques jeunes aumôniers, voire de l'aumônier général. Fausses aussi les affirmations que l'élection de mon successeur allait mettre fin au nationalisme étroit dominant le mouvement et faire cesser les reproches des internationaux que les syndicats catholiques se contentent de « petits salaires », et que, désormais l'on chercherait à « coopérer avec les internationaux ». Le coup de barre contre le nationalisme étroit dans la C.T.C.C., je fus le premier à le donner, en 1943, au congrès de Granby, pour faciliter l'accès des travailleurs de toutes croyances et de toutes races dans les rangs de notre Confédération de travailleurs. L'accusation des adversaires, que les syndicats catholiques négociaient pour de petits salaires n'était plus fondée en 1946. Depuis nombre d'années déjà, ces derniers savaient recourir à la grève quand c'était nécessaire. Il ne faut pas non plus leur attribuer l'abaissement des salaires dans le Québec par comparaison à l'Ontario. Du temps où les unions internationales étaient seules dans notre province, déjà les salaires y étaient plus bas qu'en Ontario. À noter qu'au Nouveau-Brunswick les salaires ont toujours été inférieurs que dans le Québec et là, il n'y a jamais eu autre chose que des unions internationales. Durant la crise mondiale des années 30, ce sont les syndicats catholiques, en notre province, qui ont le mieux réussi à relever les salaires de famine des ouvriers qualifiés dans nombre d'industries, et ce, par la Loi de l'extension juridique des conventions collectives qu'ils furent seuls à faire adopter en 1934 en dépit de l'opposition des « internationaux » . Ce sont eux encore les syndicats catholiques, qui, en 1937, furent les premiers à revendiquer l'application de la Loi du salaire minimum, sous le titre de la Loi des salaires raisonnables. Et faut-il signaler que pendant la Deuxième Guerre mondiale les salaires, dans le Québec, ont augmenté dans beaucoup d'industries, à un pourcentage horaire plus élevé que dans l'Ontario. Comment cela ? C'est qu'alors le Conseil régional du travail en temps de guerre s'efforça de réduire et d'éliminer, en bien des industries, l'écart existant entre les salaires dans les deux provinces. Évidemment, depuis cette époque, il y a eu un certain recul dans le rythme d'accroissement des salaires, mais cela s'est produit dans tout le pays et peut-être plus dans le Québec que dans l'Ontario. Les causes de ce phénomène se rattachent à de multiples facteurs qui dépassent de beaucoup la seule action du mouvement syndical, quel qu'il soit. Les syndicats catholiques n'auraient pas non plus coopéré avec les unions internationales avant l'arrivée de la nouvelle équipe de jeunes dirigeants à la C.T.C.C. ? C'est bien avouer son ignorance des nombreux cartels qui ont eu lieu entre les deux mouvements syndicaux dans les vingt années qui précédèrent la période de 1946-1949 (19). Et cela s'effectua tant sur le plan professionnel que sur le plan politique. (1) La revue Relations industrielles, vol. 19 (1964) numéro 2, a publié un article « La grève de l'amiante : une version nouvelle » où j'ai analysé les cinq dossiers constitués par la Commission des relations ouvrières en 1949 pendant le cours des cinq mois que dura cette grève. (2) P.-E. TRUDEAU, édit. Collaboration, -- Éditions de Cité libre, Montréal, 1956, 430p. (3) Cependant un règlement à l'amiable était intervenu quelque temps avant la décision arbitrale, m'a confié en 1962, le président du syndicat d'alors M. Ovila Cyr. (4) Bien que visant toutes les exploitations de l'Estrie, le réquisitoire de Burton Ledoux résultait particulièrement d'une enquête faite à East-Broughton. (5) Commission sacerdotale d'études sociales, la Participation des travailleurs à la vie de l'entreprise, 1947, 100 pages. (6) Le Syndicat comptait alors 2,500 membres m'a affirmé le président du temps, M. Ovila Cyr. (7) La Grève de l’amiante, p. 168. (8) En repos chez eux, ou ailleurs, et qui devaient reprendre leur travail à minuit. (9) Sans doute, plus d'un se souvenait-il de la décevante expérience de l'arbitrage Poisson, un an avant, à l'occasion d'un grief. (10) Le non-respect, en 1948, par deux compagnies d'amiante de Thetford Mines d'une sentence arbitrale accordant la formule Rand aux mineurs de cette ville fut en forte partie responsable, peut-être, de la perte de confiance des mineurs d'Asbestos dans la procédure arbitrale; mais on ne leur signala peut-être pas que, dans ce cas, il ne s'agissait pas d'un arbitrage en vertu de la Loi des différends ouvriers, mais bien seulement d'un arbitrage privé, dont la violation n'entraînait aucune sanction légale. Ni le Rapport du ministère du Travail du 31 mars 1948, ni le même rapport pour 1949 ne mentionnent cet arbitrage privé. L'information que je possédais à ce sujet paraît bien prouvée. (11) Dans sa livraison de mai 1948, le Travail reproduit des extraits de la Loi des différends ouvriers avec les amendements précités et suivis de commentaires plutôt favorables. (12) Voir Gérard DION, « L'Église et la grève de l'amiante », dans la Grève de l'amiante (P. E. TRUDEAU, édit.) Éditions de Cité Libre, Montréal, 1956, pp 232s. (13) Plusieurs journaux ont donné cour, à cette rumeur. L'auteur du roman le Feu dans l'amiante mentionne ce fait à plusieurs endroits de son ouvrage. (14) J.-P. GEOFFROY, dans la Grève de l 'amiante, p 425. (15) Gilles Beausoleil a fait la même fausse assertion dans la Grève de l'amiante, p. 194. (16) Le Devoir, 4 juillet 1950. (17) La Presse et l'Action catholique, 3 juillet 1950. (18) Un article de la même veine parut dans Foreign Affairs de janvier 1950, à l'occasion de la lettre des évêques sur le Problème ouvrier. (19) En 1946, il existait dix cartels intersyndicaux sur le plan professionnel dont 8 régionaux et 2 provinciaux. Source : Cinquante ans d’action ouvrière. Les mémoires d’Alfred Charpentier, présentés par Gérard Dion, Québec, Presses de l’Université Laval, 1971, 540p., pp. 328-359. Le texte a été réorganisé et quelques erreurs typographiques ont été corrigées. Nous remercions les Presses de l’Université Laval qui ont accepté que ce texte soit reproduit au site d’histoire du Québec.. © 2001 Pour l’édition sur le web, Claude Bélanger, Marianopolis College |