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Prélude de la grève de l’amiante. Le Code provincial du Travail (Bill 5) : une épine au talon par Antonio Barrette Ministre québécois du travail
De 1944 à 1948, Maurice Duplessis domina incontestablement l'Assemblée législative ; il se conduisit en grand politique et grand parlementaire ; sa réélection ne faisait pas de doute quand il en appela au peuple. Je pris une part très active à la campagne électorale en parlant dans vingt-trois comtés. Le parti libéral revint décapité avec huit députés seulement. Cette défaite était beaucoup plus humiliante que la nôtre en 1939. Les grands chefs libéraux québécois étaient disparus; Ernest Lapointe, décédé en 1941 ; P.-J.-A. Cardin, qui avait abandonné son parti en 1942 sur la question de la conscription, mourut en octobre 1946 ; Alexandre Taschereau, encore vert, dépassait quatre-vingts ans mais il était complètement retiré de la politique (1). Son successeur, Adélard Godbout, venait d'être battu dans son comté. Des hommes de réelle valeur dans la politique provinciale, Fernand Choquette, Valmore Bienvenue, Jacques Dumoulin, Léon Casgrain, montèrent sur le banc. T.-D. Bouchard siégeait au Sénat. Dois-je admettre que nous étions peut-être trop nombreux et qu'il ne faut jamais donner la toute-puissance à un homme, fût-il le plus grand patriote ou l'homme le plus juste et le mieux intentionné ? Vers 1947, au moment où l'on préconisait l'application d'un Code national du Travail, Duplessis avait annoncé qu'une étude complète de toute la question des relations ouvrières serait faite afin de savoir ce qui pourrait améliorer encore le climat entre le capital et le travail, bien meilleur déjà dans notre province que partout ailleurs. Après les élections de 1948, le Premier ministre m'annonça un jour son intention de soumettre au Parlement provincial un projet de Code du Travail, et il fit une déclaration à cet effet, qui fut rapportée dans les journaux du 26 novembre 1948. C'est ainsi qu'il fit préparer le Bill 5 qui devait, dans son esprit, servir de base à ce Code. « Le projet, disait-il, réunira toutes les recommandations faites par les centrales syndicales et par les associations patronales dans les mémoires soumis au gouvernement depuis quelques années. Les délégués patronaux et syndicaux seront invités à nous soumettre en séance publique leurs observations ». Il affirma son intention de confier à quelques avocats spécialisés dans la rédaction des lois la tâche de colliger dans un bill les principales demandes tant patronales que syndicales, de déposer le bill en Chambre, et ensuite de le distribuer. Je n'avais aucune raison de m'opposer à cette façon de procéder. Malheureusement, le bill ne put être soumis au Comité de la Chambre parce que la Confédération des Travailleurs Catholiques déclara de suite qu'elle ne participerait pas aux discussions. En conséquence je dus m'opposer à ce qu'il fût présenté en deuxième lecture, c'est-à-dire à ce que le principe du bill fût soumis à la Chambre. Il aurait fallu donner au public l'avertissement formel que ce n'était pas un projet de loi, mais un texte dont on permettrait la discussion dans la salle du Comité des bills privés par les représentants patronaux et syndicaux. La déclaration à ce sujet n'avait pas été suffisamment claire, avant d'être distribuée aux grandes centrales syndicales et aux associations patronales, et c'est ce qui amena un violent remous. On feignit de croire que Duplessis voulait faire voter la loi telle que présentée. Ce n'était nullement son intention et la preuve c'est que par la suite il me permit de retirer le bill. Cette procédure aurait pu fonctionner à la condition que tous les intéressés syndicaux et patronaux eussent reçu la certitude, d'une façon formelle, de pouvoir soumettre leurs nouvelles suggestions et faire valoir leurs objections. Rien de semblable ne fut fait ; le projet préparé en vitesse subit une première lecture sans autre avertissement et sans autre précision que cette déclaration de Maurice Duplessis assurant que le bill serait discuté en séance publique. Il aurait dû ajouter que, même sous cette forme de bill, il fallait le déposer en Chambre avant de le soumettre à un comité parlementaire. Je voulus donner tout de suite des explications, mais le chef du Gouvernement était d'avis qu'il valait mieux attendre encore, qu'on arrangerait tout en faisant connaître l'intention du Gouvernement d'entendre les représentants patronaux et ouvriers. Les événements marchèrent plus vite que les convocations. Quelques jours après la présentation du bill, la C.T.C.C. tint une réunion à Québec pour étudier le projet. Ce n'était pas un chapitre ou un article qui étaient réfutés, mais le bill tout entier. II n'y avait pas de discussion possible. M. l'abbé Henri Pichette, aumônier général des Syndicats qui assistait à la réunion du 29 janvier, un peu effrayé du ton des discours, partit de Québec à la fin de la journée et par un froid de loup se fit conduire de la gare de Lanoraie directement chez moi, après m'avoir téléphoné de Québec pour m'annoncer sa visite tardive. Il était apparemment très inquiet, non seulement de ce qu'il avait entendu, mais de ce qu'il avait dit lui-même. Il avait encouragé les protestations avec des propos et des termes tels que « s'ils sont rapportés, dit-il, je serai sûrement réprimandé par des membres de l'épiscopat ». Je le rassurai de mon mieux ; c'était d'ailleurs superflu puisque M. l'abbé Pichette parla bientôt avec beaucoup d'assurance en encourageant vivement et publiquement les grévistes d'Asbestos, de Louiseville, de Dupuis Frères, etc... en leur disant que l'Église était derrière eux. Ces déclarations reçurent une grande publicité, on le croira sans peine. Les manifestations contre le Bill 5 se multipliaient ; elles faisaient boule de neige. Non seulement les protestations nous parvenaient des syndicats et unions, mais aussi de certains patrons désireux de se capitonner contre les chocs futurs. Le Gouvernement ne dit rien, ne fit rien, n'émit aucun communiqué pour révéler ses intentions. J'ai déploré cette attitude dans le temps ; je la regrette encore aujourd'hui. Nul ne soutenait mieux la discussion que Maurice Duplessis. Pourtant, il lui arriva souvent, sans raison apparente, de refuser une explication facile qui lui aurait évité bien des critiques et l'aurait mis en meilleure lumière. Bientôt, les journaux entrèrent en campagne contre le projet : revendiquer et demander ne requièrent pas d'efforts. Dans le domaine des relations patronales-ouvrières, c'est expliquer qui est difficile, pour les journalistes, les représentants des unions, les patrons et, plus encore peut-être, pour le ministre du Travail. La critique est aisée, mais l'art est difficile. Beaucoup de gens s'opposaient au bill sans savoir pourquoi et parlaient d'une grève générale. Les politiciens de toutes couleurs et de toutes catégories, opposés au Gouvernement, vinrent renforcer ceux qui redoutaient un gouvernement trop fort. Une semaine s'écoula. Le mardi suivant, à l'issue d'une séance de l'Assemblée législative, vers six heures, j'accompagnai le Premier ministre jusqu'à son bureau où nous eûmes une conversation rapide et sérieuse. « Monsieur Duplessis, lui dis-je, le bill doit disparaître et il doit être retiré cette semaine. II devrait contenir des choses qui n'y sont pas ; par contre, il en contient d'autres qui ne devraient pas y être et il est trop tard pour l'amender. Si j'avais eu l'occasion de collaborer à sa rédaction, j'aurais évité, je le crois, les embarras que nous avons présentement. Dans les circonstances, il ne reste qu'une chose à faire : montrer notre bonne foi et retirer le bill tout simplement. Dans sa forme actuelle, je ne pourrais l'approuver. » Nous étions tendus tous les deux, mais la conversation fut amicale. Elle prit fin d'une façon abrupte par une admission mitigée du Premier ministre qui montrait bien son habileté. En quelques minutes, il avait préparé son plan : « Je crois que vous avez raison, dit-il, mais il nous faut auparavant soumettre la question à un caucus du parti et nous en tenir à la décision qui sera prise. » Cela ressemblait étrangement à la tactique de Mackenzie King envers ses ministres du Québec et à la promesse qu'il leur avait faite de ne jamais passer une loi de conscription pour, ensuite, s'en faire délier par un plébiscite en soumettant la question au pays tout entier. L'engagement avait été pris uniquement envers Québec, ses ministres et sa population ; mais c'était le pays tout entier qui était invité à en libérer Mackenzie King, avec la certitude préalable que les autres provinces voteraient à l'opposé du Québec, ainsi qu'il arriva. Maurice Duplessis voulait à ce moment sortir, lui aussi, d'un mauvais pas, mais sans aucune admission de sa part. Un texte avait été rédigé sur ces instructions par quelques avocats ; le Premier ministre m'avait demandé de le déposer en Chambre mais il ne voulait pas me permettre de le retirer sans soumettre la question à la députation parce que, disait-il, étrange contradiction, il s'agissait d'un bill. II se faisait libérer par un caucus d'une chose dont il était seul responsable et que seul il avait voulue. En cela, il imitait Mackenzie long et comme lui il employait les bons moyens, et les mauvais aussi à l'occasion. Tous ceux qui connaissaient le talent politique de cet homme génial le reconnaîtront tout entier dans sa façon de procéder pour amener le retrait du bill. Les députés et ministres étaient surpris de la tournure des événements ; ils s'inquiétaient de cette protestation générale contre le Gouvernement et tous, pressentant quelque chose, assistèrent au caucus.
Je ne dirai de ce qui s'est passé à cette réunion d'urgence des représentants de l'Union nationale des deux Chambres que tout juste ce qui se rapporte au retrait du bill.
En ceci, comme pour d'autres événements relatés dans ce volume, je ne mentionnerai de noms et ne donnerai de détails précis que s'il y a négation sur la véracité de mon récit.
Le soir du caucus, Duplessis était en grande forme ; il n'y eut pas de préliminaires, contrairement à son habitude en de telles circonstances. Aucun sujet ne fut discuté avant d'aborder le but de cette réunion. II dit tout de suite qu'il voulait fournir à chaque membre de la députation l'occasion d'exprimer son avis sur le bill. Tout au début du caucus, il me demanda si j'avais quelque chose à dire. J'étais assis immédiatement à sa gauche. Je lui répondis : « Je préfère attendre plus tard pour donner mon opinion, si vous n'y voyez pas d'objection. »
Vers dix heures, le caucus avait tourné de façon que le Premier ministre était libre de retirer le bill ou de le laisser sur le feuilleton. C'est alors qu'il m'invita à parler mais il précisa sa pensée et m'ouvrit la voie : « Somme toute, je me demande si, dans les circonstances, nous ne devons pas retirer ce bill. Nous voulons rendre service, mais si les travailleurs et les patrons ne veulent pas discuter avec nous des moyens à prendre pour faciliter leurs négociations, puisqu'ils doutent de notre bonne foi, ils devront se satisfaire avec ce qu'ils ont présentement ; toutefois, avant de prendre une décision, nous devons entendre le ministre du Travail, qui a sûrement quelque chose à dire sur cette question. »
Il annonçait que le bill était retiré, mais par une déclaration comme il savait en faire, il demandait mon avis à ce sujet.
Je ne parlai que quelques minutes pour dire à peu près ceci : « Monsieur Duplessis, nul ne peut mettre en doute votre courage et votre sincérité. Cette décision que vous prenez me réjouit et le geste que vous posez est empreint de sagesse. Quand on a la force que vous avez -- en Chambre et dans la province -- (il n'y avait que huit députés libéraux) quand on se rend à une demande faite avec des menaces, alors qu'on pourrait passer outre à ces protestations, quand un chef d'état agit ainsi, c'est là qu'il est vraiment grand. »
Quelques minutes plus tard, le caucus s'est ajourné. La journée avait été très dure ; pendant la soirée j'étais resté silencieux deux heures durant, écoutant toutes les opinions. J'étais le seul à connaître les intentions véritables de Maurice Duplessis qui voulait amener les ministres, députés, et conseillers législatifs à approuver d'abord le bill avec lui, puis en suggérer lui-même le retrait, par mon entremise. Il voulait me montrer qu'il était vraiment le chef et qu'il n'en tenait qu'à lui de faire voter la loi, avec des amendements qu'il aurait sans doute apportés au projet. Il était difficile de toujours s'entendre avec lui.
En procédant de la sorte, nul ne pouvait dire que Maurice Duplessis retirait le bill à ma demande, et que je lui forçais la main, mais c'était la députation qui, librement, décidait du sort de ce projet de loi. Je ne pouvais m'empêcher d'admirer son habileté ; j'avais été uniquement son interprète au moment opportun. Je revins à ma chambre après la réunion et presque immédiatement, le maître d'hôtel de Maurice Duplessis frappa à ma porte. Il m'apportait une très belle peinture (2). C'était la façon du Premier ministre de me dire son appréciation de mon attitude et me faire oublier les petites et les grandes misères que j'avais eues jusqu'à maintenant avec ce projet de loi. Le lendemain matin, il me demanda de préparer un communiqué pour remettre aux journaux. Je lui soumis le texte suivant, qu'il approuva, que j'ai lu en Chambre le jeudi après-midi en retirant le bill, et j'oubliai toute l'affaire :
Puis j'ajoutai que pour le moment nous croyions qu'il valait mieux rayer le Bill No 5 du feuilleton. Nous aurions pu codifier toutes les lois existantes de relations ouvrières et patronales, les mettre toutes sans exception dans un volume avec des numéros de chapitres au lieu de noms ou de titres de lois, sans aucun amendement, et nous aurions eu un Code du Travail de quelques centaines d'articles. On continua cependant dans certains milieux, pendant dix ans, à se servir de cette éphémère discussion pour faire campagne contre Maurice Duplessis. Au début d'octobre 1962, un homme sérieux, occupant une situation de grandes responsabilités, m'a affirmé devant témoins qu'à cause du Bill 5 j'avais été absent de la Chambre, à l'époque, pendant toute une session. Il dit même le nom du personnage occupant une haute fonction à l'Université Laval qui lui avait donné ce renseignement. Quand je lui rappelai que le Bill 5 avait été présenté au début de 1949 et que la seule session que j'avais manquée était celle de 1959, pour cause de maladie, il fut des plus surpris. Au cours de ces protestations qui ne durèrent que quelques jours, tous les adversaires du Gouvernement s'étaient rencontrés sous le prétexte d'appuyer les syndicats. Plusieurs étaient sincères sans doute ; nombreux furent ceux qui saisirent l'occasion de faire de la propagande contre le Gouvernement et une manoeuvre politique. De 1944 à 1948, certains éléments oppositionnistes avaient fait une trêve ; ils étaient rassurés par le provincialisme de Maurice Duplessis devenu Chef d'état, par sa façon courtoise de discuter en Chambre, de traiter ses adversaires politiques ; c'était en fait une paix armée. Jusque-là, tous ces groupes divisés étaient restés silencieux mais ils s'étaient reconnus dans la lutte contre le Bill 5 et ils s'unirent ensuite contre l'Union nationale. Dorénavant, dans le domaine des relations ouvrières, l'influence du Gouvernement ne serait jamais aussi considérable qu'auparavant.
Il faut l'admettre, le climat s'était gâté rapidement ; l'on dit que le Gouvernement avait retraité sous la poussée des unions ; c'était mauvais pour lui d'avoir été mis dans cette posture ; c'était aussi de nature à donner confiance à tous les oppositionnistes qui, de nouveau, appuyèrent les syndicats à fond, lors de la grève de l'amiante. (1) Il mourut le 6 juillet 1962. (2) Une bonne douzaine des peintures que je possède me furent données par Maurice Duplessis à la suite de discussions semblables. Source : Antonio Barrette, Mémoires, Montréal, Librairie Beauchemin, 1966, 448p., pp. 107-116. Quelques erreurs typographiques mineures ont été corrigées. Malgré des efforts qui ont été déployés dans ce but, il n’a pas été possible à l’éditeur de recevoir la permission de reproduire ce document de la Librairie Beauchemin puisque celle-ci n’existe plus depuis plusieurs années et qu’il s’est avéré impossible de pouvoir rejoindre toute personne responsable pour cette librairie. S’il s’avérait qu’une telle personne existe, j’apprécierais qu’elle entre en contact avec Claude Bélanger (C.BELANGER@marianopolis.edu) pour régulariser cette situation. L’éditeur affirme que la publication du document reproduit ci-haut est faite de bonne foi, sans but lucratif, et qu’il reconnaît les droits de la Librairie Beauchemin.
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